◆ La droite et l’extrême droite ont revendiqué
le penseur du Parti communiste italien. Récupération tactique de celui qui
rappelait que la conquête du pouvoir passait par les idées. Mais pas
n’importe quelles idées, aurait ajouté le penseur sarde.
Suivant les données de la Bibliografia gramsciana, fondée
par John M. Cammett, et de l’International Gramsci Society, il existe plus
de 18 000 études consacrées au philosophe, homme politique et
révolutionnaire italien, publiées dans une quarantaine de langues (2
500 en anglais, 600 en japonais). Preuve de la richesse de sa
pensée, mais aussi de la difficulté à définir, sans trop de simplifications,
«ce que Gramsci a vraiment dit».
S’il est normal que son œuvre (dont il faut rappeler qu’elle a été pour une large part rédigée en prison, qu’elle a de ce fait un caractère «non systématique», et qu’il a fallu plusieurs décennies pour en présenter une édition scientifique), fasse l’objet d’une multitude d’interprétations, il apparaît plus paradoxal qu’après avoir constitué l’une des assises fondamentales du marxisme d’après Marx, elle soit, depuis le début des années 80, «annexée» par la pensée d’extrême droite. Il y a même eu un Sarkozy, philosophe bien connu, pour déclarer (au Figaro): «Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci: le pouvoir se gagne par les idées.»
S’il est normal que son œuvre (dont il faut rappeler qu’elle a été pour une large part rédigée en prison, qu’elle a de ce fait un caractère «non systématique», et qu’il a fallu plusieurs décennies pour en présenter une édition scientifique), fasse l’objet d’une multitude d’interprétations, il apparaît plus paradoxal qu’après avoir constitué l’une des assises fondamentales du marxisme d’après Marx, elle soit, depuis le début des années 80, «annexée» par la pensée d’extrême droite. Il y a même eu un Sarkozy, philosophe bien connu, pour déclarer (au Figaro): «Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci: le pouvoir se gagne par les idées.»
Antonio Gramsci est né le 22 janvier 1891
à Ales, en Sardaigne. Enfant, il fait une grave chute qui déforme à jamais
son dos. Pour aider sa famille, le jeune Antonio trouve un travail de «transporteur de dossiers» au
cadastre de Ghilarza. Une bourse lui permet de partir pour Turin et de
s’inscrire à la faculté de lettres. Membre des jeunesses socialistes,
il entre, en 1916, à la rédaction de l’Avanti! comme chroniqueur et critique théâtral. Il étudie l’idéalisme
allemand, Hegel, et découvre Marx. Un an après, il dirige le Cri du peuple : c’est dans ses
pages qu’il commente la révolution russe.
En 1919, il fonde l’Ordine
nuovo. Dans un article de cette revue, il lance l’idée des «conseils
d’usine», qui aussitôt se multiplient. Gramsci devient le leader du mouvement
conseilliste, lors des grandes grèves de mars-avril 1920. L’année
suivante, il entre au Comité central du Parti communiste, juste né à Livourne,
qui le délègue à l’Internationale. Il part pour Moscou fin mai 1922.
Malade, il reste six mois au sanatorium de Serebryany Bor, où il
rencontre une jeune musicienne russe, Julia Schucht, qui deviendra sa femme.
Le «cerveau» à supprimer
En 1923, le Komintern l’envoie à Vienne pour suivre de
plus près la situation en Italie, où le fascisme s’est installé. Chef effectif
du PCI, Gramsci est élu député de Vénétie le 6 avril 1924. Revenu en
Italie, il est, pour les mussoliniens, le «cerveau qu’il faut empêcher de fonctionner». Malgré son
immunité parlementaire, il est arrêté par les fascistes le 8 novembre
1926. Il restera en prison jusqu’à sa mort, le 27 avril 1937. On sait
aujourd’hui – il faudrait tout un livre pour en expliquer les sombres raisons –
que les cadres du Parti n’ont pas fait grand-chose pour le libérer.
Du côté opposé, une certaine historiographie de droite, pour
détruire l’idée qu’il aurait été le «cerveau» à supprimer, s’escrime désormais
à montrer qu’en réalité Mussolini a «aidé» Gramsci et a «sympathiquement»
veillé à ce qu’il reçoive dans sa cellule les livres dont il avait besoin.
Toujours est-il qu’au début des années 30, toute
référence au fondateur du journal du Parti, L’Unitá, disparaît de la presse communiste. Ce n’est qu’après
la guerre que sa mémoire devient objet de culte. Gramsci est le Parti par
antonomase, son héros, son label, sa «philosophie». Son portrait est dans
toutes les cellules, son effigie sur les drapeaux, les polos et les agendas.
Durant la période révolutionnaire, en Union soviétique, il était par l’action,
Lénine, et par sa pensée, Marx. Mais lorsque, en Italie, le parti de Togliatti,
puis de Luigi Longo et d’Enrico Berlinguer, le transforme en
théoricien de l’eurocommunisme, antidogmatique et antistalinien, à Moscou on
l’efface des tablettes. Il sera réhabilité, comme les autres hérétiques
György Lukács ou Nikolaï Boukharine, lorsque Gorbatchev lancera la
glasnost.
En juillet 1987, la revue Kommunist titre : «L’actualité
des idées d’Antonio Gramsci» et annonce la parution en russe des Cahiers de prison. En Italie, grâce
à l’hégémonie culturelle exercée par le Parti communiste, Gramsci devient un
auteur classique, étudié dans les écoles. La gauche française, en revanche,
l’ignore ou le sous-estime. Une partie des raisons est éditoriale. Gallimard
publie les Lettres de prison en
1971 et, de 1974 à 1980, les Ecrits
politiques (rédigés avant l’emprisonnement). Ce n’est qu’en 1984
que Robert Paris commence la publication des ouvrages de captivité, les
cinq volumes des Cahiers de
prison.
Longtemps, autrement dit, on n’a guère disposé en France
d’une édition fiable de l’œuvre gramscienne. Les autres motifs sont politiques
et philosophiques. Le marxisme, en France, c’était en grande partie
Louis Althusser. On lui doit probablement d’avoir introduit de force
Gramsci dans le débat théorique. Mais d’une façon assez paradoxale, puisque, au
nom de la «scientificité» du marxisme (mère porteuse de bien des catastrophes),
il soumet à une violente critique toute la pensée gramscienne, réduite à une
forme d’«historicisme». L’opération ne réussit guère, et, à mesure que les
œuvres du philosophe sarde paraissent et que paraissent, de plus en plus
nombreux, les commentaires et les études, Gramsci devient la «coqueluche» de la
gauche française. «Le siècle sera gramscien ou ne sera pas», lance
audacieusement un hebdomadaire.
On pourrait supposer que les Cahiers ne sont pétris que de politique et de théorie
marxiste. Ce n’est pas le cas. Ils représentent six ou sept années
d’écriture dans la solitude d’une cellule ou d’une chambre de clinique, mais
tout y est : réflexions personnelles, développements philosophiques, portraits,
remarques psychologiques, études littéraires, notes bibliographiques, essais de
traductions… Il voulait faire, écrit-il à sa belle-sœur, Tatiana Schucht, «quelque chose “für ewig”», «pour l’éternité», qui pût l’«absorber» et «centrer [sa] vie intérieure».
Une assise théorique
En entamant son premier cahier, le 8 février 1929, il
dresse la liste, en seize points, des principaux thèmes qu’il se propose
d’étudier : «Théorie de l’histoire et
historiographie», «Formations des groupes intellectuels italiens», «Littérature
populaire des romans-feuilletons», «Le concept de folklore», «La question
méridionale», «Le sens commun», etc. Publiés à partir de 1948 en
volumes thématiques – le Matérialisme historique et la philosophie de
Benedetto Croce, les Intellectuels et l’organisation de la culture, Notes
sur Machiavel… – les Cahiers feront
de Gramsci «le plus grand philosophe
marxiste après Marx». Sa pensée, diversifiée et articulée, offre, en
effet, une assise théorique à partir de laquelle il est possible de rendre
compte de la complexité des sociétés occidentales avancées, dans lesquelles le
«dessein révolutionnaire» ne peut reproduire les schémas du modèle soviétique,
mais exige d’abord la «direction
intellectuelle et morale» de la société civile et la conquête de
l’«hégémonie».
A la critique de l’économisme dominant, Gramsci ajoute donc
les dimensions culturelles et éthiques de l’exercice du pouvoir politique. Son
apport spécifique au marxisme, qu’il nomme «philosophie de la praxis»,tient à la façon dont il a repensé les
liens entre l’infrastructure économique et la superstructure idéologique, à
laquelle il donne une importance capitale. C’est dans ce cadre – l’analyse des
conditions culturelles de l’action – qu’il a élaboré ses recherches sur les
intellectuels et a forgé le concept, très opératoire, d’«hégémonie».
A partir de làont fleuri les «études gramsciennes», en
nombre infini, et dans tous les pays. Elles ont surtout proliféré au sein de la
gauche intellectuelle – l’Argentin Ernesto Laclau pour ne citer qu’un nom –
qui, exploitant la «philosophie de
la praxis» de Gramsci, mais aussi sa vision de l’Etat et de la société
civile, a tenté, comme le voulait Marx, de faire l’«anatomie» des
sociétés contemporaines, dont le mode de production a radicalement changé, où
les notions de «classe», de «parti», de «prolétariat», etc. ont perdu de
leur prégnance et où la politique a été dessaisie de son gouvernail par les
puissances absconses de la finance.
Dans les pays anglo-saxons et aux Etats-Unis – où une
anthologie des Prison Notebooks figure parmi les lectures obligées
des étudiants en philosophie, sociologie, sciences politiques et journalisme –
la pensée gramscienne alimente les cultural
studies, par l’intermédiaire de penseurs tels que Edward W. Said
ou de l’Anglo-Jamaïcain Stuart Hall, les postcolonial studies, à
travers la derridienne Gayatri Spivak, et les subaltern studies, nées
en Inde du travail de l’historien Ranajit Guha et de son élève
Partha Chatterjee, qui a interprété la lutte de libération indienne au
moyen des catégories utilisées par Gramsci pour le Risorgimento italien. Le
penseur sarde est même devenu une sorte de drapeau de la lutte des minorités
sexuelles ou ethniques sous la plume de l’Afro-Américain Cornel West
(«Councillor West», dans Matrix Reloaded des sœurs Wachowski).
En Amérique latine, et au Brésil en particulier, Gramsci
continue, en revanche, à être lu (entre autres par Carlos Nelson Coutinho,
Marco Aurélio Nogueira ou Marcos del Roio) comme théoricien politique
révolutionnaire, dont les outils restent opératoires pour comprendre les
dynamiques du monde globalisé (et en sortir). On n’oublie pas, enfin, que
Gramsci est une référence tant pour Aléxis Tsípras et les inspirateurs de
Syriza en Grèce, ou pour Pablo Iglesias et les philosophes de l’université
Complutense de Madrid, où est né Podemos. Dans tous les cas, il s’agit d’une
exploitation légitime de la pensée gramscienne, qui en poursuit la visée
émancipatrice, de gauche.
«Gramscisme de droite»
Plus paradoxale est sa «récupération» par les penseurs
néoconservateurs ou d’extrême droite. C’est sans doute Alain de Benoist qui
insista le premier, dès les années 70, sur la nécessité de forger un
«gramscisme de droite» (oxymore ?) qui puisse inciter les politiques droitières
à faire davantage attention aux dimensions culturelles de l’action politique.
En 1985, huit de ses textes sont réunis et traduits en allemand sous le
titre Kulturrevolution von rechts.
Gramsci und die Nouvelle Droite,et la revue Junge Freiheit («jeune liberté») explicite encore le propos en
appelant la droite et l’extrême droite à la reconquête de l’«hégémonie sociale»
perdue contre la gauche, en travaillant sur la notion (gramscienne) de «sens commun».
L’appel, depuis, a été entendu, des think tanks
«néocons» américains au Front national lepéniste – même si l’on oubliait que,
pour Gramsci, c’est le Parti communiste qui devait construire l’hégémonie et,
en tant qu’intellectuel collectif, donner cohérence au «sens commun», afin que de là
sourdent, majoritaires, les idées de justice sociale. A voir la façon dont il
est aujourd’hui utilisé par ceux qui furent toute sa vie ses ennemis,
Antonio Gramsci se retournerait dans sa tombe. Là où il est, il a sans
doute gardé avec plus d’émotion la «vidéo lettre» que lui envoya, en 1997,
l’historien marxiste Eric Hobsbawm : «Tu
es mort depuis soixante ans, mais tu vis dans le cœur de ceux qui veulent un
monde où les pauvres aient la possibilité de devenir de vrais êtres humains.»
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