
Tradition, transition, transformations évoque un Marx « hypermétrope » focalisé sur des catégories très larges et l’évolution globale de la société mais aveugle aux trajets individuels[1]. Et lui aussi estime que son influence aurait freiné les recherches françaises. Le premier jugement concerne la discipline sociologique et le second l’histoire sociale mais le diagnostic est le même. C’est toujours la faute à Marx. L’accusation est ancienne. Dans son étude sur « Les classes sociales en milieu ethnique homogène » datant de 1927 et reprise dans Impérialisme et classes sociales, Schumpeter prétendait que seule l’analyse marxiste avait élevé au rang de principe l’idée de l’existence de « barrières infranchissables » entre les classes[2]. Cette vision s’est maintenue. En 1969, dans Les Désillusions du Progrès Raymond Aron tranche. Marx confondrait classes et Stände d’Ancien Régime, il projetterait donc la rigidité passée sur la fluidité présente. C’est une idée qui revient souvent sous sa plume. Et ce n’est pas un hasard si, à l’inverse, dans son cours professé à la Sorbonne et publié en 1964 sous le titre La Lutte des classes. Nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, ce fin connaisseur de Pareto consacre deux chapitres entiers à la question de la mobilité sociale. L’accusation peut sembler crédible. Marx et Engels semblent effectivement postuler une fixité absolue quand ils écrivent dans L’Idéologie allemande que « la classe devient à son tour indépendante à l’égard des individus, de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie établies d’avance, reçoivent de leur classe, toute tracée, leur position dans la vie et du même coup leur développement personnel ; ils sont subordonnés à leur classe. C’est le même phénomène que la subordination des individus isolés à la division du travail et ce phénomène ne peut être supprimé que si l’on supprime la propriété privée…»[3]. Même un marxiste a pu dire qu’il « y a dans cette position toute tracée une prédétermination auprès de laquelle les rudesses du jansénisme semblent bénignes et laxistes. »[4]
De leur côté, les
marxistes ont aussi su se montrer très polémiques. Lors des congrès
internationaux de sociologie qui se tenaient à l’époque de la guerre froide,
les chercheurs des pays de l’Est intervenaient sans se lasser afin de dénoncer
le « caractère de classe » de la sociologie de la mobilité
sociale et il la réduisait, sous couvert de sociologie de la connaissance, à
une apologie des sociétés occidentales présentées à tort comme « ouvertes »[5]. Il est vrai qu’un Schumpeter aimait à user des
métaphores de « l’hôtel » ou de « l’autobus »pour
illustrer sa thèse d’un renouvellement constant des classes. En France, c’est
l’althussérien Nicos Poulantzas qui n’a cessé de dénoncer ce qu’il nomme dans Les
Classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui (1974) « l’inanité
de la problématique bourgeoise de lamobilité sociale »[6]. Et dans le classique Dictionnaire critique
du marxisme (1982) de Georges Labica et Gérard Bensussan, il n’y a pas
d’entrée « Mobilité sociale ».
Des deux côtés de la
barricade, on semble donc tomber d’accord pour penser que l’approche en termes
de classes et celle en termes de trajectoires individuelles dans l’espace
social seraient théoriquement incompatibles. Il est vrai que les études de
mobilité sociale ont été généralement associées à la théorie de la « stratification
sociale » qui présente la société comme un empilement de « strates »superposées.
Pour parler comme le sociologue polonais Stanislas Ossowski dans La
Structure de classe dans la conscience sociale (1971), c’est une
conception de la structure sociale type « schéma de gradation » alors
que l’optique marxiste relève du « schéma de dépendance
unilatérale »nettement plus propice à la critique sociale.
L’approche stratificationniste s’en tient à la considération des inégalités sans s’intéresser aux causes de leur engendrement, elle occulte donc le fait de l’exploitation puisque elle refuse de le prendre en compte même à titre d’hypothèse. Elle suggère aussi l’inévitabilité d’un sommet et d’une base, la société étant vue comme une pyramide. Et les « strates » n’ont pas de conscience de soi, ce sont des objets découpés par l’observateur et non des acteurs de l’histoire. Bref, on conçoit que des marxistes puissent à bon droit être suspicieux à l’encontre de cette vision de la société. Or, que théorie de la stratification et intérêt pour la mobilité aillent de pair n’est pas le fait du hasard. Déjà la métaphore géologique sous-jacente induit l’idée de « capillarité ». Plus fondamentalement, dans les schémas de gradation, la société est perçue comme un continuum d’éléments homogènes se différenciant uniquement d’un point de vue quantitatif. Puisque similitude il y a entre les individus appartenant à des strates différentes, cela laisse penser que les frontières, d’ailleurs difficiles à tracer, doivent être poreuses. D’ailleurs, toute délimitation dans un continuum n’apparaît-elle pas entachée d’arbitraire ? On peut ajouter que Marx lui-même a explicitement condamné le repérage des classes par la « grosseur du porte-monnaie » (Deutsche-Brüsseler-Zeitung, 18 novembre 1847, repris dans La Critique moralisante et la morale critique). Et dans le fameux chapitre LII du Livre III du Capital, chapitre inachevé intitulé « Les classes » qui constitue la dernière page de son opus magnum, il note que les définir en fonction du revenu aboutirait à un émiettement infini.
L’approche stratificationniste s’en tient à la considération des inégalités sans s’intéresser aux causes de leur engendrement, elle occulte donc le fait de l’exploitation puisque elle refuse de le prendre en compte même à titre d’hypothèse. Elle suggère aussi l’inévitabilité d’un sommet et d’une base, la société étant vue comme une pyramide. Et les « strates » n’ont pas de conscience de soi, ce sont des objets découpés par l’observateur et non des acteurs de l’histoire. Bref, on conçoit que des marxistes puissent à bon droit être suspicieux à l’encontre de cette vision de la société. Or, que théorie de la stratification et intérêt pour la mobilité aillent de pair n’est pas le fait du hasard. Déjà la métaphore géologique sous-jacente induit l’idée de « capillarité ». Plus fondamentalement, dans les schémas de gradation, la société est perçue comme un continuum d’éléments homogènes se différenciant uniquement d’un point de vue quantitatif. Puisque similitude il y a entre les individus appartenant à des strates différentes, cela laisse penser que les frontières, d’ailleurs difficiles à tracer, doivent être poreuses. D’ailleurs, toute délimitation dans un continuum n’apparaît-elle pas entachée d’arbitraire ? On peut ajouter que Marx lui-même a explicitement condamné le repérage des classes par la « grosseur du porte-monnaie » (Deutsche-Brüsseler-Zeitung, 18 novembre 1847, repris dans La Critique moralisante et la morale critique). Et dans le fameux chapitre LII du Livre III du Capital, chapitre inachevé intitulé « Les classes » qui constitue la dernière page de son opus magnum, il note que les définir en fonction du revenu aboutirait à un émiettement infini.
Donc la thèse de
l’incompatibilité entre marxisme et sociologie de la mobilité sociale semble
bien correspondre à la réalité. Mais les choses sont-elles si simples ?
N’est-ce pas un marxiste, Daniel Bertaux, qui a publié en 1977 un ouvrage
fondamental intitulé Destins personnels et structure de classe ? Et
ce livre est paru dans une collection dirigée par Nicos Poulantzas !
N’est-ce pas à ce même Daniel Bertaux que les éditions Hatier ont confié en
1985 la tâche d’écrire dans leur célèbre collection pédagogique « Profil » un
volume intitulé tout simplement La Mobilité sociale ? Quand à
Poulantzas, dans son ouvrage déjà cité, il accorde une grande importance à ce
qu’il nomme « le mythe de la passerelle » qui irait jusqu’à
unifier les fractions traditionnelles et nouvelles de la petite-bourgeoisie[7]. Il s’agit donc de soumettre ce topos de
l’incompatibilité à vérification en s’attachant ici aux écrits de Marx lui-même
et en les comparant aux résultats des enquêtes qui se sont multipliées après la
seconde guerre mondiale dans les pays occidentaux et aux conclusions des
spécialistes de ce champ de la recherche[8]. Nous nous situons ainsi aux antipodes de la
démarche d’un Henri Lefebvre qui n’a pas craint de titrer un de ses ouvrages en
1966 Sociologie de Marx en ne disant pas un mot du savoir
sociologique qui s’est déployé après lui. Nous nous placerons plus volontiers
dans le sillage de La Sociologie de Marx de Jean-Pierre Durand qui a
le mérite d’opérer cette nécessaire confrontation. Ce dernier qui est un
spécialiste du fordisme estime que c’est avant tout par ses analyses qui
anticipent la sociologie du travail de la seconde moitié du XXe siècle que
Marx a fait œuvre de sociologue[9]. Nous voudrions démontrer que son apport ne se
limite pas à son anticipation du taylorisme.
La mobilité sociale sera
envisagé ici dans sa dimension directement politique, plus précisément en
connexion avec la question de l’action collective des exploités. En effet, on
sait que Marx ne misait pas pour changer la société sur le vote de citoyens
isolés et sérialisés. A ce mode d’action atomistique et purement additif
réduisant les groupes à des agrégats de monades désunis, cher à la vision
libérale de la politique, il opposait la mobilisation d’une classe conçue comme
une communauté consciente et organisée[10]. Ce sont donc les conséquences de la
mobilité sociale verticale sur les capacités d’engagement des groupes sociaux
dans le combat collectif qui sont l’objet de cette communication. La question
des cadres axiologiques dans lesquels est encastrée la réflexion marxienne,
autrement dit les points d’appui normatifs de sa critique, ne sera pas traitée
ici. On se contentera de rappeler que sa pensée se situe aux antipodes de
l’idéal méritocratique qui vise à récompenser le talent.
[1] J. Dupâquier et Denis Kessler
s. d., Fayard, 1992, p. 7 et 178.
[5] A. Boïarski, « A propos de la
« mobilité sociale » », Recherches internationales à la
lumière du marxisme, 1960, n° 17, p. 165-180.
[8] Pour les références à ces travaux, cf.
Patrick Massa, « La sociologie américaine : sociodicée ou science
critique ? Le cas de la mobilité sociale ascendante », Revue
d’histoire des sciences humaines, décembre 2008, p. 161-196.
[9] La Découverte, 1995, p. 30-53.
[10] Sur cette opposition, cf. Pierre
Bourdieu, « Formes d’action politique et modes d’existence des
groupes », 1973, repris dans P. Bourdieu, Propos sur le champ
politique, PUL, 2000, p. 81-88.
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