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Foto: Alain Badiou |

Son dernier ouvrage, en effet, ne manquera pas de
désarçonner, entre autres philistins, ceux qui s’avancent d’un bon pas dans la
carrière, armés de pied en cap de leur « spécialité». Nous savons que notre
époque n’aime rien tant que les experts… Qu’est-ce donc que la République de
Platon signée Alain Badiou
Une traduction de plus après les célèbres et classiques éditions d’Émile Chambry (1949), de Léon Robin (1950), ou de Robert Baccou (1966) ? Certainement pas, puisque Alain Badiou y prend des libertés avec le texte de Platon qui ne manqueront pas d’irriter nos « érudits », lesquels, pourront lui intenter « un procès en apostasie ». Dans sa préface, d’ailleurs, il abat son jeu et guide son éventuel procureur : il avoue, par exemple, avoir parfois capitulé devant la difficulté de traduire certains passages, en particulier dans le chapitre VIII : « Tout un passage est purement et simplement remplacé par une improvisation de Socrate qui est de mon cru. » Mais ce n’est pas tout. Le découpage traditionnel du texte grec en dix livres lui paraît « aberrant ». Il le redécoupe donc en seize chapitres auxquels il adjoint un prologue et un épilogue. Dix-huit séquences donc. Enfin, il insère la République dans le contexte philosophique qui est le nôtre – et le sien – en traduisant Idée du Bien par Idée du Vrai ou Vérité. L’âme devient « Sujet ». Je le cite : « On parlera dans mon texte de l’incorporation d’un Sujet à une Vérité plutôt que de “l’ascension de l’âme vers le Bien”. » « Concupiscence, coeur et raison » (la tripartition de l’âme) deviennent Désir, Affect et Pensée. « Je me suis aussi permis de traduire “Dieu” par “grand Autre” et même parfois par “Autre” tout court. » Voilà donc quelques pièces dans un procès à charge qui ne peuvent que réjouir l’accusation. Laquelle ne manquera pas, en outre, de s’étonner que parmi les interlocuteurs de Socrate (ils sont au nombre de six) l’un des deux frères de Platon (Glaucon et Adimante dans le texte canonique) change de sexe : Adimante devint Amantha. Cela n’a rien évidemment d’anecdotique. Et je me contenterai pour le moment de reprendre simplement la réponse de Badiou, en 1981, à une question de Gérard Miller à propos de son « romanopéra », l’Écharpe rouge, (mis en scène par Antoine Vitez) : « Je me suis aperçu – mais d’une façon purement rétroactive – que dans tous les romans que j’avais écrits antérieurement, il y avait toujours un frère et une soeur… » Je m’arrête à ce moment de la préface de Badiou dans laquelle il explique « comment j’ai écrit cet incertain livre ». Clin d’oeil au grand Raymond Roussel et à son Comment j’ai écrit certains de mes livres. Car, après tout, un traducteur anglais, R. Waterfield (1993) ne propose-t-il pas une division de la République non en livres mais en quatorze chapitres. Et, en 1941, F. M. Cornford donnait un texte sans dialogue. Je n’entrerai pas dans le débat interminable traduction/trahison, débat probablement stérile (me contentant ici de souligner que toute traduction est sans doute une interprétation). Ainsi du titre la République, en grec Politeía, qu’il est bien difficile de rendre en langue française : projet de donner une constitution politique pour fonder les institutions, projet pour désigner la recherche sur le meilleur régime politique… Mais le dialogue traite également et en même temps de la justice de l’âme sur laquelle se fonde la justice de la cité. Platon s’attacherait à établir des principes et des règles pour que la cité soit juste sans, disent certains commentateurs, traiter d’un régime particulier, en restant à la constitution générale de la cité. La tradition a consacré le terme République – N’allons pas plus avant.
Une traduction de plus après les célèbres et classiques éditions d’Émile Chambry (1949), de Léon Robin (1950), ou de Robert Baccou (1966) ? Certainement pas, puisque Alain Badiou y prend des libertés avec le texte de Platon qui ne manqueront pas d’irriter nos « érudits », lesquels, pourront lui intenter « un procès en apostasie ». Dans sa préface, d’ailleurs, il abat son jeu et guide son éventuel procureur : il avoue, par exemple, avoir parfois capitulé devant la difficulté de traduire certains passages, en particulier dans le chapitre VIII : « Tout un passage est purement et simplement remplacé par une improvisation de Socrate qui est de mon cru. » Mais ce n’est pas tout. Le découpage traditionnel du texte grec en dix livres lui paraît « aberrant ». Il le redécoupe donc en seize chapitres auxquels il adjoint un prologue et un épilogue. Dix-huit séquences donc. Enfin, il insère la République dans le contexte philosophique qui est le nôtre – et le sien – en traduisant Idée du Bien par Idée du Vrai ou Vérité. L’âme devient « Sujet ». Je le cite : « On parlera dans mon texte de l’incorporation d’un Sujet à une Vérité plutôt que de “l’ascension de l’âme vers le Bien”. » « Concupiscence, coeur et raison » (la tripartition de l’âme) deviennent Désir, Affect et Pensée. « Je me suis aussi permis de traduire “Dieu” par “grand Autre” et même parfois par “Autre” tout court. » Voilà donc quelques pièces dans un procès à charge qui ne peuvent que réjouir l’accusation. Laquelle ne manquera pas, en outre, de s’étonner que parmi les interlocuteurs de Socrate (ils sont au nombre de six) l’un des deux frères de Platon (Glaucon et Adimante dans le texte canonique) change de sexe : Adimante devint Amantha. Cela n’a rien évidemment d’anecdotique. Et je me contenterai pour le moment de reprendre simplement la réponse de Badiou, en 1981, à une question de Gérard Miller à propos de son « romanopéra », l’Écharpe rouge, (mis en scène par Antoine Vitez) : « Je me suis aperçu – mais d’une façon purement rétroactive – que dans tous les romans que j’avais écrits antérieurement, il y avait toujours un frère et une soeur… » Je m’arrête à ce moment de la préface de Badiou dans laquelle il explique « comment j’ai écrit cet incertain livre ». Clin d’oeil au grand Raymond Roussel et à son Comment j’ai écrit certains de mes livres. Car, après tout, un traducteur anglais, R. Waterfield (1993) ne propose-t-il pas une division de la République non en livres mais en quatorze chapitres. Et, en 1941, F. M. Cornford donnait un texte sans dialogue. Je n’entrerai pas dans le débat interminable traduction/trahison, débat probablement stérile (me contentant ici de souligner que toute traduction est sans doute une interprétation). Ainsi du titre la République, en grec Politeía, qu’il est bien difficile de rendre en langue française : projet de donner une constitution politique pour fonder les institutions, projet pour désigner la recherche sur le meilleur régime politique… Mais le dialogue traite également et en même temps de la justice de l’âme sur laquelle se fonde la justice de la cité. Platon s’attacherait à établir des principes et des règles pour que la cité soit juste sans, disent certains commentateurs, traiter d’un régime particulier, en restant à la constitution générale de la cité. La tradition a consacré le terme République – N’allons pas plus avant.
La République est un dialogue écrit à une date qu’on ne peut
donner avec certitude : 411, 410 av J.-C. ? L’oeuvre s’ouvre par une scène qui
se déroule au Pirée. Socrate en compagnie de Glaucon est venu de la ville haute
d’Athènes pour célébrer le culte d’une déesse, Bendis. Ils croisent un groupe
d’amis et, tous, en attendant la fête nocturne, s’attablent chez Polémarque. «
La scène de la République est donc une scène nocturne, habitée des présages de
la mort et des récompenses de l’au-delà », écrit Georges Leroux. Au fur et à
mesure que le dialogue va progresser, les personnages vont en quelque sorte peu
à peu s’effacer, et sur la scène principale demeureront, autour de Socrate, les
frères de Platon, Glaucon et Adimante (Glauque et Amantha, chez Badiou). Dans
le texte grec, ils répondent aux « fausses questions de Socrate » par oui,
certainement, c’est tout à fait juste, non, pas vraiment. Le seul à incarner le
rôle du contradicteur est, dès le prologue, Thrasymaque, un sophiste. C’est sa
position que Socrate veut réfuter. Platon, dans un autre dialogue, le nomme «
négociant en matière de savoir ». Il est le représentant des intellectuels
ayant soutenu la politique de conquête d’Athènes. Pour lui, la justice n’est
jamais que l’intérêt du plus fort. « L’injustice est sagesse et savoir ; une
domination rationnelle et efficace exige l’injustice, et même l’injustice
absolue. Alors que pour Socrate la justice est sagesse et vertu […] l’injustice
n’étant qu’ignorance… »
J’ai, avant d’entreprendre cet article, après avoir lu la
République de Badiou, repris une traduction que j’avais sous la main, celle de
Leroux. Puis je suis revenu à celle de Badiou, renonçant à une étude
comparative. Lisant Badiou, il est évident que Platon est notre contemporain.
Et le choc est violent, dès les premières pages, tant la langue des acteurs sur
la scène philosophique du dialogue est celle de notre quotidien en ces
premières années du XXIe siècle. « Le jour où toute cette immense affaire
commença, Socrate revenait du quartier du Port, flanqué du plus jeune frère de
Platon, un nommé Glauque. Ils avaient fait la bise à la déesse des gens du
Nord, ces marins avinés… Ç’avait de la gueule, du reste, le défilé des natifs
du port. Et les chars des gens du Nord, surchargés de dames très découvertes,
n’étaient pas mal non plus. » Ces premières lignes de la République de Badiou
donnent le ton de l’ouvrage. Je ne cacherai pas que certaines expressions ou
tournures de phrases m’ont parfois irrité : point n’est besoin de recourir à un
tel vocabulaire « jeune branché » : par exemple, « le mec Thésée », « l’intello
ramène sa fraise », « les bagnoles ». Ce sont là quelques scories que charrie
une langue étincelante dont le mouvement emporte le lecteur et rend au texte de
Platon toute sa force et sa beauté. Ce dont il nous parle nous concerne tous,
aujourd’hui et maintenant. Et Badiou, avec audace, j’allais dire un certain
culot, l’a dépoussiéré, débarrassé de la gangue académique qui masquait son
éclat de diamant. Il faudrait mettre au programme des classes terminales la
République de Badiou. Mais, évidemment, chers lecteurs, je rêve, je rêve…
Pourtant « au vu de ce que l’éducation actuellement dominante produit de
réactionnaire, de purement conservateur ou même de totalement nul, que faire
d’autre que rééduquer ? » Il est clair que la traduction de Badiou s’éloigne
souvent du texte platonicien proprement dit. Mais il est tout aussi clair à mes
yeux « que cet éloignement relève d’une fidélité philosophique supérieure ».
Certains considéreront que Socrate citant Freud, Lacan, Staline, Mao, Alfred de
Vigny, ou bien définissant le communiste comme « celui dont l’énergie politique
est au service de la passion du Vrai », n’a pas de sens, condamnant la
République de Platon au musée. Si, en revanche, l’on considère que nous devons
continuer à dialoguer avec Platon, alors il faut nous présenter à lui tels que
nous sommes aujourd’hui : « ce que Platon dit de très judicieux à partir de la
théorie des nombres irrationnels se révélera tout aussi judicieux si l’on parle
de topologie algébrique », écrit Badiou. Tout comme il me paraît juste de ne
pas « en rester aux guerres, révolutions et tyrannies du monde grec, si sont
encore plus convaincantes la guerre de 14-18, la Commune de Paris ou Staline ?
» La parole rendue par Badiou aux jeunes gens donne au dialogue toute sa
vivacité. Loin d’être toujours de simples faire-valoir des discours
socratiques, ils se rebellent parfois, maniant à leur tour l’ironie, par
exemple lorsque Socrate développe sa thèse bien connue contre les poètes qu’il
veut chasser de la cité : « Ni sur le poème ni sur le théâtre vous ne m’avez
convaincue, lui dit Amantha. Votre cible – un art qu’on suppose ramené à la
reproduction des objets extérieurs et des émotions primitives – est très
étroite, alors que vous faites comme si elle représentait pratiquement tout le
domaine. Ni Pindare ni Mallarmé […] ni Emily Dickinson […] ni Federico Garcia
Lorca ne rentrent dans votre schéma. Socrate se tait, tendu… » Ils nous
représentent souvent, nous lecteurs, découragés devant la difficulté d’une
démonstration ou l’obscurité d’un concept, obligeant le maître à s’expliquer…
On retiendra aussi le nouvel exposé du fameux mythe de la caverne : « Imaginez
une gigantesque salle de cinéma. […] les spectateurs ont, depuis qu’ils
existent, emprisonnés sur leur siège, les yeux fixés sur l’écran, la tête tenue
par des écouteurs rigides qui leur couvrent les oreilles. » La conclusion de la
fable selon Badiou veut que le spectateur, une fois son œil détourné « des
visions captives que lui proposent les produits du marché mondial […] voitures
partout nickelées, ordinateurs pour multiconversations débiles, bref tout ce
qui tourne cet œil vers la bassesse et l’insignifiance […], alors on
s’apercevrait que chez les mêmes individus le même œil peut voir ces vérités
avec la même netteté qui le tourne aujourd’hui vers le néant des choses
mauvaises… » Tel est le fondement égalitaire de notre communisme, ponctue
Glauque… Un autre mythe termine la République, celui d’Er, de Pamphylie. Ce
soldat, « un brave gars mort dans les tranchées d’une guerre stupide »,
ressuscite douze jours plus tard et raconte son séjour dans un lieu surnaturel.
Le modèle cosmologique à partir duquel Platon expose sa doctrine de la
nécessité à laquelle le temps de la destinée humaine est lié est complexe et ne
peut évidemment être exposé ici. Mais il permet à Platon de développer sa
métaphysique de l’immortalité de l’âme unie à un corps particulier. Er, de
retour sur terre, raconte comment les âmes font le choix d’une existence. Elles
en sont responsables en fonction de leur état moral. Plus elles auront été dans
le vice au cours d’une existence antérieure plus elles auront tendance à
choisir une vie vertueuse… Le récit d’Er, témoin des morts, décrivant les choix
dictés par les vies précédentes ne manque pas d’humour, réécrit par Badiou.
Ainsi Mallarmé choisit la vie d’un cygne et Pavarotti « à mon avis bêtement, la
vie d’un rossignol ». J’ai admiré particulièrement comment il intègre au récit
d’Er les données de l’astrophysique contemporaine : « Au tout début, on voit
uniquement […] le point imperceptible d’énergie pure dont l’explosion crée
l’espace-temps-matière. L’idée du devenir investit le ciel, et sa trace est
justement cette ligne – matière lumineuse ou vide actif, c’est tout un – qui
est pour nous le lointain signal du spectacle. Ensuite, les nappes floues du
feu atomique se dilatent, s’écartent. » Je vais interrompre ici ma lecture, en
regrettant de n’avoir pas parlé par exemple des pages sous-titrées « Critique
des quatre politiques pré communistes», et en particulier de celles consacrées
à la démocratie et à la tyrannie. Pour moi aussi, comme pour les personnages de
la République à la fin de leur entretien, « il y eut un long silence dans la
nuit douce maintenant tombée sur leur fatigue et leur émotion. […] Quelque
chose avait eu lieu pour les siècles des siècles ».
Le livre de Badiou, qui a su intégrer avec une superbe
maîtrise son commentaire dans le texte de Platon, est en effet un ouvrage sinon
inclassable du moins unique en son genre. C’est aussi l’oeuvre d’un écrivain.
Il fait de nous les pionniers de l’Idée communiste. Nous sommes les membres
d’une aristocratie universelle. Nous, quoi qu’en disent certains, hommes
ordinaires puisque de cette pensée « n’importe qui peut et doit être le porteur
». Élitaire pour tous, disait Vitez, aristocratisme populaire, écrit Badiou. Le
combat est le même.
La République de Platon,
d’Alain Badiou. Éditions Fayard, 600 pages, 25 euros.
Entretiens, I, Éditions Nous, 268 pages, 22 euros.
Entretiens, I, Éditions Nous, 268 pages, 22 euros.