- Mener la bataille des idées pour soustraire les classes populaires à l’idéologie dominante afin de conquérir le pouvoir… Fréquemment citées, mais rarement lues et bien souvent galvaudées, les analyses qu’Antonio Gramsci développe alors qu’il est incarcéré dans les geôles fascistes au début des années 1930 connaissent une remarquable résurgence. De l’Europe à l’Inde en passant par l’Amérique latine, ses écrits circulent et fertilisent les pensées critiques.

Cette question est au point de départ des célèbres Cahiers
de prison (1)
d’Antonio Gramsci, lequel, jeune révolutionnaire, avait fait ses premières
armes lors de l’expérience turinoise. Rédigée quelques années après le reflux
de ce processus, cette œuvre politique majeure du XXe siècle livre une
profonde méditation sur l’échec des révolutions en Europe, et sur la façon de
surmonter la défaite du mouvement ouvrier des années 1920 et 1930.
Trois quarts de siècle après la mort de Gramsci, elle continue de parler à tous
ceux qui n’ont pas renoncé à trouver les voies d’un autre monde possible.
Etrangement, elle parle aussi à ceux qui s’acharnent à
empêcher que cet autre monde advienne. « Au fond, j’ai fait mienne
l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la
première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là », déclarait
ainsi M. Nicolas Sarkozy quelques jours avant le premier tour de
l’élection présidentielle de 2007 (2).
La récupération de l’auteur des Cahiers de prison par
l’extrême droite, dont étaient issus certains proches conseillers de
M. Sarkozy — notamment M. Patrick Buisson —, est en réalité une
vieille affaire. Il est ainsi une référence centrale pour la « nouvelle
droite », son principal théoricien Alain de Benoist qualifiant sa
stratégie de « guerre culturelle » de « gramscisme de
droite » (3).
Ce détournement n’a pourtant
pas empêché que, tout au long du XXe siècle, Gramsci fasse l’objet de
réinterprétations stimulantes par les courants révolutionnaires à travers le
monde.
Que la révolution ait été possible en Russie mais non en
Europe occidentale tient selon Gramsci à la nature de l’Etat et de la société
civile. Dans la Russie tsariste, l’essentiel du pouvoir est concentré dans les
mains de l’Etat ; la société civile — partis, syndicats, entreprises,
presse, associations... — est peu développée. Prendre le pouvoir dans ces conditions, comme
l’ont fait les bolcheviks, suppose avant tout de se saisir de l’appareil
d’Etat : armée, administration, police, justice... La société
civile étant embryonnaire, quiconque détient le pouvoir d’Etat est en mesure de
l’assujettir. Bien entendu, une fois l’Etat saisi, les ennuis commencent :
guerre civile, relance de l’appareil productif, rapports délicats entre la
classe ouvrière et la paysannerie…
En Europe de l’Ouest, en revanche, la société civile est
dense et autonome. Sous l’effet de la révolution industrielle, elle se
constitue progressivement en siège de la production. Elle détient une part
importante de la somme totale du pouvoir, si bien qu’il ne suffit pas de
s’emparer de l’Etat : il faut encore régner dans la société civile, le
problème étant qu’on ne la conquiert pas de la même façon. Cela suppose que le
changement social prenne des formes distinctes du cas russe. Non que les
révolutions en Europe de l’Ouest soient devenues impossibles, loin s’en faut ;
mais elles devront s’inscrire dans une « guerre de position » au long
cours.
Du péronisme aux «subaltern studies»
Gramsci veut être fidèle à la révolution russe — il est un
admirateur de Lénine, à qui il ne cesse de rendre hommage dans les Cahiers
de prison.Mais il a également compris que cette fidélité impliquait, en
pratique, de changer la façon de faire les révolutions. Sa théorie de l’« hégémonie »
trouve son point de départ dans ce constat. La lutte des classes, dit Gramsci,
doit désormais inclure une dimension culturelle ; elle doit se poser la
question du consentement des classes subalternes à la révolution. La force et
le consentement sont les deux fondements de la conduite des Etats modernes, les
deux piliers d’une hégémonie. Quand le consentement vient à manquer — comme ce
fut par exemple le cas en 2011 dans le monde arabe —, les conditions sont
réunies pour le renversement du pouvoir en place.
La première édition des Cahiers de prison paraît à
la fin des années 1940. Elle est placée sous la responsabilité de Palmiro
Togliatti, le secrétaire général du Parti communiste italien (PCI), qui gardera
jusqu’au début des années 1960 la haute main sur la mise en circulation
des écrits de son défunt camarade (lire « Au service de
la révolution »).Dès cette époque, l’œuvre de Gramsci sert de point de
ralliement à tous ceux qui, dans le monde, cherchent à combiner fidélité à la
révolution d’octobre et volonté d’adapter le processus à des contextes
sociopolitiques parfois très éloignés du cas russe. C’est ce qui explique la
rapide diffusion internationale des thèses de Gramsci, et la constitution de
courants gramsciens sur l’ensemble du globe. DesCahiers de prison, on peut
ainsi dire qu’il s’agit de l’une des premières théories critiques mondialisées.
Trois cas
très différents les uns des autres illustrent cette circulation. L’Argentine
devient dès le milieu du XXe siècle le lieu d’une importante tradition
gramscienne, avant que d’autres pays du continent, comme le Brésil, le Mexique
ou le Chili, se plongent eux aussi dans l’étude desCahiers de prison. La
rapidité et l’ampleur de la réception de Gramsci en Argentine s’expliquent par
l’importance de l’immigration italienne. Elles sont également dues au fait que
ses principaux concepts — « hégémonie », mais aussi « césarisme »
ou « révolution passive » — y sont mis à contribution pour
comprendre ce phénomène politique typiquement argentin qu’est le péronisme.
Plus généralement, ils servent alors à analyser les régimes
militaires « progressistes » ou « développementalistes » —
outre Juan Domingo Perón en Argentine, Lázaro Cárdenas au Mexique ou Getúlio
Vargas au Brésil — qui apparaissent dans la région. Ces pouvoirs mettent
en œuvre des formes de « modernisation conservatrice », ni révolution
ni restauration, fréquentes au XXe siècle dans les pays du tiers-monde,
qui se modernisent tout en s’assurant que les inégalités de classe ne soient
pas fondamentalement remises en cause.
La notion de « révolution passive », que Gramsci
forge dans les Cahiers de prison lorsqu’il examine la formation de
l’Etat-nation italien au XIXe siècle, décrit précisément ce type de
processus politique ambivalent. Parfois, ces révolutions sont conduites par un
« césar » — d’où l’idée de « césarisme » —,
c’est-à-dire par un chef charismatique qui établit un lien immédiat avec les
masses, dont les exemples, là encore, ne manquent pas dans l’Amérique latine
des siècles passés et présent.
Parmi d’autres, des penseurs comme José Aricó, Juan Carlos
Portantiero, Carlos Nelson Coutinho ou Ernesto Laclau produisent alors des
lectures novatrices des Cahiers de prison, dont l’influence s’étend
d’ailleurs bien au-delà de l’Amérique latine (4).
A l’exemple de Gramsci lui-même, beaucoup de leurs interprètes les plus
importants sont engagés dans la lutte révolutionnaire qui fait rage sur le
continent dans les années 1960 et 1970.
Le parti des opprimés
A l’autre bout de la planète, les idées de l’intellectuel
italien atteignent l’Inde dès les années 1960. Il est une grande référence
des études postcoloniales (postcolonial studies). Le principal
fondateur de ce courant, le Palestinien Edward Said, y a recours pour formuler
sa critique de l’orientalisme, c’est-à-dire des représentations de « l’Orient »
en vigueur dans le monde occidental (5).
Sous l’influence de Said, mais aussi des historiens marxistes britanniques Eric
Hobsbawm et E. P. Thompson, émerge dans les années 1970 un
secteur spécifiquement indien des études postcoloniales : les études
subalternes(subaltern studies).
Ce courant,
représenté notamment par Ranajit Guha, Partha Chatterjee (6) et Dipesh Chakrabarty, emprunte son nom
directement à Gramsci. L’expression « subalternes » figure en effet
dans l’intitulé du cahier de prison n° 25, dont le titre exact est « Aux
marges de l’histoire. Historiographie des groupes sociaux subalternes ».
Les « marges de l’histoire », c’est-à-dire les groupes sociaux
absents des histoires « officielles », mais susceptibles, lorsqu’ils
entrent en activité, de bouleverser l’ordre social.
La circulation des concepts gramsciens de l’Italie du début
du XXe siècle à l’Inde des années 1970 s’explique par la proximité
des structures sociales de ces pays, et notamment par la présence dans les deux
cas d’une paysannerie importante. Dans le texte qu’il écrit en 1926, juste
avant son incarcération, « Quelques thèmes de la question méridionale »,
Gramsci préconise une alliance entre la classe ouvrière du nord de l’Italie,
numériquement minoritaire mais économiquement et politiquement ascendante, et
la paysannerie du Sud, encore nombreuse à cette époque. Les « subalternistes »
indiens préconiseront le même type de stratégie dans leur pays.
Un troisième courant s’est attaché à penser la géopolitique
à l’aide des concepts proposés par l’auteur des Cahiers de prison. Il
se présente sous l’appellation de théorie « néogramscienne » des
relations internationales. Son fondateur est le Canadien Robert Cox, un
marxiste novateur qui a également occupé des fonctions de direction à
l’Organisation internationale du travail (OIT) à Genève. Kees Van der Pijl, Henk Overbeek et Stephen
Gill, parmi d’autres, s’inscrivent dans cette mouvance. Ces auteurs ont en
particulier analysé la construction européenne, dont ils tâchent de comprendre
la crise actuelle (7). Pour une part, elle s’explique à leurs yeux
par l’incapacité du projet européen à obtenir le consentement actif des
populations continentales. Or, pour qu’une hégémonie s’établisse durablement, à
l’échelle d’un pays ou d’un continent, les dominants doivent convaincre les
dominés qu’elle sert au moins en partie leur intérêt.
Par ailleurs, dès le début du XXe siècle, on assiste à
une interpénétration croissante des élites européennes et américaines. Cela
explique que la construction européenne ait le plus souvent été subordonnée aux
intérêts de l’empire américain, et ne soit pas parvenue à se doter d’un projet
politique autonome.
Gramsci n’aura cessé d’œuvrer à la construction du « parti
des opprimés », à l’échelle aussi bien italienne que mondiale, par le
biais de ses activités dans la IIIe Internationale. Il liait donc la
théorie et la pratique, ce qui s’avère — hélas — rarement le cas chez les
intellectuels critiques actuels.
Notes
(1) Antonio Gramsci, Cahiers de
prison, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie »,
Paris, 1978-1992, 5 tomes.
(2) Le Figaro, Paris, 17 avril 2007.
(3) Cf. Pierre-André Taguieff, « Origines
et métamorphoses de la nouvelle droite »,Vingtième Siècle, n° 40,
Paris, 1993.
(4) Cf. Raúl Burgos, Los gramscianos
argentinos, Siglo XXI, Buenos Aires, 2004.
(5) Edward Said, L’Orientalisme.
L’Orient créé par l’Occident, Seuil, coll. « La couleur
des idées », Paris, 2005 (1re éd. : 1978).
(6) Lire Partha Chatterjee, « Controverses
en Inde autour de l’histoire coloniale », Le Monde
diplomatique, février 2006.
(7) Cf. par exemple Henk Overbeek et Bastiaan Van
Apeldoorn (sous la dir. de),Neoliberalism in Crisis, Palgrave Macmillan,
Basingstoke, 2012.
Razmig Keucheyan | Maître
de conférences en sociologie à l’université Paris-Sorbonne (Paris-IV) ;
éditeur de l’anthologie de textes d’Antonio Gramsci ‘Guerre de mouvement et
guerre de position’, La Fabrique, Paris, 2012.