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Margaret Thatcher & Tony Blair ✆ Steve Bell |
« Thatcher est morte, vive le
thatchérisme ! », semblent s'écrier les élites néolibérales, au
pouvoir ici et ailleurs, de droite comme de "gauche". Evidemment,
nous ne pleurerons pas pour notre compte celle qui – outre son soutien sans
faille au général Pinochet et sa responsabilité dans la mort de Bobby Sands et
de ses camarades – fut « le premier ministre le plus diviseur et
destructeur des temps modernes » (Ken Loach). Mais il importe avant
tout d’analyser le thatchérisme et son emprise contemporaine, pour en tirer des
leçons politiques ; c’est à cela que s’emploie Fred Falzon dans la longue étude
que nous publions ici.
Initialement parue en 2009 dans la version imprimée de Contretemps,
elle porte sur les graves défaites subies par la gauche britannique, toutes
tendances confondues, sous les gouvernements de Thatcher puis Blair. Il y développe notamment ce constat
d'échec, ainsi que le renouvellement qu'ont alors apporté, dans ce contexte,
les analyses du « thatcherisme » produites par Stuart Hall. Il revient plus
loin sur les limites de ces analyses et, surtout, de leurs déclinaisons
pratiques.
De manière
rétrospective, le thatchérisme apparaît comme la première vague d’une
déferlante néolibérale qui s’est abattue, depuis, sur l’Europe et le monde. Si
le mouvement altermondialiste a semblé représenter un défi sérieux à la
mondialisation néolibérale, son essoufflement depuis 2004 remet en question la
viabilité d’une alternative au modèle économique dominant.
Dans le contexte actuel, la notion gramscienne d’hégémonie a
semblé retrouver de sa pertinence analytique précisément parce que le rôle
historique du juggernaut1 néolibéral
est de rendre irréversibles les transformations que son passage engendre sur le
terrain. La stratégie néolibérale sort des cadres traditionnels du consensus et
de l’alternance démocratiques en ce qu’elle tente de rayer de manière
historique toute possibilité d’opposition globale.
Stuart Hall a été l’un des premiers à avoir saisi la portée
hégémonique du néolibéralisme à travers l’analyse de son précurseur thatchérien.
Hall a rencontré alors une féroce opposition à gauche2.
Pourtant, trente ans plus tard, et alors qu’en Grande-Bretagne onze ans de
social-libéralisme ont succédé à dix-huit ans de néolibéralisme conservateur,
le retour au pouvoir des conservateurs semble acquis, sous le regard impuissant
de la gauche antilibérale.
Originaire
de Kingston, Jamaïque, Stuart Hall est l’une des figures emblématiques du
marxisme britannique. Il fut parmi les fondateurs de la New Left
Review en 1960, qui contribuera à renouveler la pensée de gauche en
Grande-Bretagne en adoptant une approche multicausale des questions sociales et
une vision novatrice de l’intégration de la culture populaire et des questions
ethniques dans le champ marxiste. Sa contribution sociologique n’est pas moins
remarquable. Dans la droite ligne de ses analyses politiques, il est l’un des
principaux animateurs du mouvement des Cultural Studies dans les
années 1960 et 1970, contribuant au renouveau de la sociologie par une vision
novatrice des relations entre pouvoir, identité et culture, exprimée notamment
à travers la réception des nouveaux médias de masse.
Au fil de ses articles politiques écrits de 1979 à 2003,
Stuart Hall apparaît comme le pronostiqueur avisé d’une possible reconquête,
puis comme le spectateur impuissant de sa propre défaite.
Alors que le gouvernement Thatcher enchaîne, mandat après
mandat, les victoires sociales et électorales, Stuart Hall adresse son
diagnostic à une gauche en plein «traumatisme», selon l’expression de Ralph
Miliband3,
tiraillée entre accès de panique et excès de confiance. En ravivant le concept
gramscien d’hégémonie, le sociologue avait pour ambition de renouveler la
pensée à gauche dans ce qu’il percevait comme une crise historique de
perspective. Il cherchait à replacer les stratégies antithatchériennes à
l’intérieur d’une compréhension englobante des processus politiques et
étatiques en cours dans la phase néolibérale et post-fordiste du capitalisme.
A l’heure où se développe un «thatchérisme à la française »4 et
où la gauche s’interroge sur les moyens de contrer le sarkozisme, la
publication en français des articles politiques de Stuart Hall a suscité un
certain intérêt. La gauche française entend-elle tirer des leçons de la
Grande-Bretagne ? Si les récents commentateurs français ont vanté avec raison
la fertilité et l’actualité des conceptions théoriques de Stuart Hall, une
critique plus politique de leurs implications pratiques est rarement
entreprise. La plus frappante de ces traductions pratiques est l’influence, mal
assumée de part et d’autre, que les théories néogramsciennes ont exercée sur
l’idéologie du New Labour blairiste.
Faut-il
pour autant rejeter l’ensemble du concept d’hégémonie comme justification et
fixation d’un état de domination que seules des forces institutionnelles déjà
constituées pourraient faire fructifier ? La viabilité d’une stratégie
hégémonique antilibérale fondée sur les théories néogramsciennes reste à
déterminer. La publication française des articles politiques de Stuart Hall
donne en tout cas l’occasion d’un retour critique sur une période charnière de
l’histoire politique européenne, sur l’analyse de Stuart Hall et sur les
réactions qu’elle a suscitées à gauche.
Face au bulldozer
libéral, la gauche en panne
Les défaites successives de la gauche face au thatchérisme
depuis 1979, puis la prise du pouvoir par le New Labour ont appuyé là où la
gauche refuse aujourd’hui encore d’avoir mal. A la gauche réformiste, l’avancée
inexorable du thatchérisme dévoila l’étroitesse de sa marge de manœuvre dans un
monde post-keynésien et le caractère finalement éphémère du consensus
social-démocrate d’après-guerre.
Concernant la gauche révolutionnaire, les victoires de
Thatcher sur tous les terrains révélaient qu’à l’instar de sa rivale
social-démocrate, l’extrême gauche s’était, à son niveau et à son insu, rendue
dépendante des espaces de négociation et de concession aménagés par l’Etat
(providence) bourgeois pour la satisfaction de ses revendications transitoires.
Après que Thatcher a transformé la législation pour cadenasser la liberté
d’organisation et d’expression du mouvement syndical et ouvrier, la gauche ne
disposait d’aucun espace socio-politique d’«exception», autonome à la fois de
l’Etat et du marché, lui permettant de faire vivre dans la société réelle les
revendications du mouvement ouvrier. L’absence de toute intervention autonome
de la classe ouvrière sur la scène politique facilitait alors la remise en
cause de l’existence même de la classe ouvrière en tant que sujet politique. Un
cercle vicieux était enclenché.
La destruction de l’Etat-providence affectait le mouvement
ouvrier de manière bien plus aiguë que la gauche révolutionnaire ne l’avait
prévu et qu’elle ne l’a jamais accepté à ce jour. Dans la période
d’après-guerre, la gauche révolutionnaire britannique considérait que la
collaboration de classe inhérente au consensus keynésien constituait un
obstacle majeur à l’éclatement de la révolution. Force fut de constater, mais
peu le firent, que la démolition de ce rempart à la révolution débouchait non
pas sur une vague révolutionnaire prolétarienne mais sur l’élection d’un des
gouvernements les plus antirévolutionnaires et antimarxistes que la
Grande-Bretagne ait connus, avec le soutien d’une partie non négligeable de
l’électorat ouvrier.
La gauche révolutionnaire dans sa grande majorité ne prit
pas la mesure de la situation. Habituée à serrer les dents, elle attendrait une
nouvelle fois que passe la tempête. Sauf que dans l’intervalle thatchérien,
elle allait perdre plus des deux tiers de ses effectifs et la plupart de ses
positions clés.
La gauche préférait se réfugier dans ses analyses et ses
pratiques traditionnelles pour interpréter mais surtout atténuer des échecs qui
échappaient à ses explications habituelles. En effet, ces revers ne pouvaient
pas être attribués à un défaut de mobilisation à la base. Les victoires du
gouvernement n’avaient pas été acquises sur le dos d’un prolétariat démoralisé
mais d’un mouvement ouvrier actif et dont le niveau de conscience, de
syndicalisation et de cohésion, jusqu’au milieu des années 1980, avait peu
d’équivalents en Europe à l’exception de l’Italie.
La défaite des mineurs en 1985, après un an de grève dure et
malgré une importante solidarité nationale, fut le point d’orgue de cette série
de défaites, et certains y virent le chant du cygne du mouvement ouvrier
britannique. Les mineurs
occupaient, en effet, une place particulièrement symbolique dans l’imaginaire
socialiste britannique. Ils incarnaient la puissance de la classe
ouvrière organisée et consciente. Avant-garde ou aristocratie ouvrière, en 1972
et 1974 elle avait en tout cas déjoué l’état d’urgence décrété contre les
mineurs grévistes et provoqué la chute du gouvernement conservateur d’Edward
Heath.
En 1985, par contre, comme dans toutes les défaites passées
et à venir, la rhétorique de la trahison allait permettre à certaines
organisations de gauche de s’exonérer à peu de frais sur le dos de toutes les
autres. Dans ces règlements de compte certaines attaques ont touché juste mais
beaucoup n’ont fait qu’ajouter l’aigreur de la division à l’amertume de la
défaite.
L’efficacité de ces procès en trahison s’émoussait au fur et
à mesure que les accusateurs d’hier devenaient les accusés du jour. En effet,
les divers secteurs politiques de la gauche militante eurent, chacun à leur
niveau, leur «moment» face à Thatcher. Ainsi la gauche travailliste lors des
élections législatives de 1983, le groupe Militant lors de la prise du conseil
municipal de Liverpool en 1985 et le Socialist Workers Party dans le mouvement
de masse contre l’extrême-droite ont eu l’opportunité de développer leur propre
stratégie d’opposition. A défaut d’avoir tiré des leçons de leurs défaites,
aucun des courants d’opposition à Thatcher ne sut concrétiser ces opportunités
en une alternative crédible de pouvoir… hormis les blairistes.
L’espoir d’une victoire rapide contre les néoconservateurs
par la mobilisation sociale s’amenuisait d’année en année, en même temps que
celui de battre Thatcher dans les urnes. La déconfiture de la gauche
travailliste en 1983, soutenue par un bon nombre d’entristes trotskystes, sera
particulièrement cruelle, puisqu’elle mettait un terme aux espoirs d’impulser
un recadrage à gauche du Parti travailliste. Soutenu largement au-delà du parti, son champion Tony Benn allait
échouer d’un cheveu dans la course à la vice-direction du parti. La défaite
électorale qui s’ensuivit deux ans plus tard ne fut pas plus rassurante puisque
les travaillistes menés par Michael Foot y recueillirent leur plus faible
pourcentage historique de votes ouvriers alors qu’ils proposaient le programme
le plus à gauche jamais développé par le Labour. La droite «modernisatrice» du
parti travailliste rassemblée autour du leader Neil Kinnock subira, elle aussi,
une défaite électorale face à Thatcher lors des législatives de 1997. Mais
contrairement à la gauche en 1983, les modernisateurs, parmi lesquels Tony
Blair, sauront utiliser cette défaite pour accélérer le tournant centriste du
parti et son acceptation du capitalisme de marché.
Chaque défaite, qu’elle soit politique ou sociale,
contredisait un peu plus les analyses traditionnelles de la gauche. Les
théories dites catastrophistes qui, contrairement à ce qui est souvent affirmé,
étaient utilisées aussi bien dans la gauche modérée que radicale, prévoyaient
que l’exacerbation des contradictions du capitalisme soumis à une
libéralisation accélérée finirait par provoquer une riposte ouvrière de masse
et un effondrement interne de Thatcher.
La réalité contredira cruellement cet «optimisme». Loin
d’exacerber la lutte entre patronat et travail, l’appauvrissement et la
polarisation sociale, que Bob Jessop a définis sous le concept des « Deux
Nations »5,
exacerbent le repli sur soi et trouvent un exutoire non pas dans les discours
de la gauche radicale, mais dans les raisonnements autoritaires et sécuritaires
de Thatcher.
Les explications circonstancielles et conjoncturelles
révèlent, elles aussi, leurs limites. Au fur et à mesure que le phénomène
Thatcher s’inscrit dans la durée, il s’impose comme un mouvement de
transformation économique de l’ensemble de la société dans le cadre de
mutations internationales. Ceux qui attribuaient les succès de Thatcher à sa
victoire militaire dans les Malouines en 1982 ou à l’exploitation du pétrole de
la mer du Nord dans les années 1980 sont forcés de se raviser. Même la
récession économique du milieu des années 1980 ne dévissera pas les
conservateurs du pouvoir.
L’interprétation
du gouvernement Thatcher comme un gouvernement conservateur traditionnel qui
serait simplement plus dur et plus antiouvrier que ses prédécesseurs avait,
elle aussi, de plus en plus de mal à tenir. Soit on admettait que le
gouvernement de droite déjouait les plans de ses adversaires parce qu’il
sortait des repères démocratiques traditionnels, soit on acceptait que Thatcher
était forte des faiblesses de son opposition. Soit le gouvernement Thatcher
était trop fort, soit le mouvement ouvrier était trop faible. Or la
plupart des organisations de gauche britanniques se refusaient à chacune de ces
hypothèses.
La crise analytique de la gauche était perceptible aussi
dans ses traductions tactiques. L’échec des mineurs malgré leur mobilisation en
masse contredisait les tactiques «basistes» qui misaient sur un dépassement
spontané des directions travaillistes et syndicales par une base militante que
l’offensive thatchérienne aurait radicalisée. Même si la gauche radicale
rencontrait des succès partiels en termes de recrutement, les pratiques
purement «propagandistes» n’offraient que peu de perspectives sur le terrain.
Que ce soit dans la pratique ou dans la théorie, la gauche
ne parvenait plus à puiser dans les changements socio-économiques en cours des
arguments susceptibles de générer un nouveau projet d’émancipation. Pour une
gauche dont une bonne partie se réclamait du matérialisme historique, le fait
de marcher à contre-courant de l’histoire constituait un véritable anathème. Au
lieu de le refouler, Stuart Hall a eu le mérite d’en chercher une issue.
L’offensive libérale conservatrice puis social-démocrate fit
mal à la gauche parce qu’elle minait le terrain sur lequel reposaient ses
convictions, le rendant impraticable. Et le fait, a priori paradoxal, que ce
travail d’innovation théorique provienne des restes eurocommunistes du Parti
communiste de Grande-Bretagne n’est pas le fruit du hasard. Les intérêts
partidaires, mais aussi les urgences du moment, s’accordaient peu avec les
questionnements existentiels. Seules deux catégories d’acteurs politiques
pouvaient s’y atteler. Ceux, d’une part, qui avaient un intérêt à déstabiliser
leur propre parti – c'était le cas des «modernisateurs» travaillistes de droite
– et ceux, d’autre part, qui n’avaient plus de parti à défendre – tel le petit
groupe d’intellectuels de Marxism Today en rupture avec un Parti
communiste agonisant.
L’éviction des conservateurs en 1997 provoqua un sursaut
d’espoir. Le mouvement contre la poll tax, où la gauche radicale avait
joué un rôle important, acheva une Dame de fer déjà rouillée de l’intérieur.
Mais cet espoir céda le pas à la désillusion lorsque le nouveau gouvernement
confirma sa volonté de capter à son compte l’héritage thatchérien. Car la
victoire des modernisateurs dans le Parti travailliste était aussi la défaite
de tout un pan stratégique de la gauche révolutionnaire. Les entristes avaient
imaginé qu’une exacerbation de la lutte de classes dans les années 1980
discréditerait la ligne modérée de la droite travailliste et permettrait à la
gauche de prendre d’assaut le Parti. Or, dans les faits, c’est le contraire
exact qui se produisit. La droite et le centre du Parti, dirigé par Neil
Kinnock, eurent raison de la gauche marxiste. Malgré un activisme entriste de
plus de trente ans au sein du mouvement travailliste, l’exclusion du groupe
Militant en 1985 ne provoqua qu’une prudente indifférence parmi les membres du
Parti.
Dès les premiers jours de son mandat, Tony Blair allait
sonner le glas des derniers espoirs de la gauche en poursuivant la ligne de
rigueur économique tracée par les conservateurs, laissant à son désarroi une
gauche dont une bonne partie avait appelé à voter pour lui.
La « question »
thatchérienne et ses réponses « néogramsciennes »
Pour Stuart
Hall, battre le thatchérisme impliquait en premier lieu d’en comprendre et d’en
analyser les fondements structurels socio-économiques. Hall entendait
forcer la gauche à accepter les leçons du réel, à voir dans le phénomène
Thatcher un miroir de ses propres difficultés et potentialités historiques. Il
souhaitait, à l’instar de Gramsci, « donner non pas les instruments pour
résoudre le puzzle mais les moyens de poser les bons types de questions »6. Les
débats qui divisèrent les factions de gauche face à Thatcher n’étaient pas sans
rappeler les controverses apparues à l’intérieur du mouvement ouvrier dans les
années 1930 dans sa riposte au fascisme. De ce point de vue, le retour au
centre du débat des théories d’Antonio Gramsci et de l’analyse du fascisme
proposée par Nicos Poulantzas7 n’était
pas anodin.
La
situation dans laquelle Gramsci avait écrit ses Cahiers de prison était,
comme l’ère thatchérienne, une période où « tous les points de référence,
toutes les prédictions ont été réduits en miettes »8. Le mouvement ouvrier italien avait laissé passer son «moment»,
celui où – pour paraphraser Gramsci – les aspects sociaux, économiques,
intellectuels et moraux s’unissent de manière inédite pour permettre l’éclosion
d’un nouveau pouvoir.
Son
«moment» passé, à l’instar du mouvement ouvrier britannique, la classe ouvrière
italienne, en position de recul, était confrontée à un phénomène politique
nouveau qui changeait le terrain sous ses pieds et la poussait à naviguer
contre le courant de l’histoire. La gauche devait-elle tirer des leçons
de l’ennemi au risque de le légitimer, ou bien dédaigner les changements en
cours au risque de se disqualifieren tant que force transformatrice ?
Pour Stuart Hall, loin d’être un nouveau balancement du
pendule politique, le glissement vers la droite du terrain politique
britannique marquait une rupture «épocale», structurelle, organique dans le
cours historique du capitalisme et le passage à ce que dans les années 1990 il
nommera New Times, les«temps nouveaux». L’avènement de Thatcher,
indiquait-il, était une des manifestations politiques de ces temps nouveaux,
mais pas sa résultante nécessaire et exclusive. Comme le passage à la phase
industrielle du capitalisme portait la promesse de la révolution prolétarienne,
ces temps nouveaux pouvaient, eux aussi, être captés par les forces de gauche
pour y fonder un nouveau projet de société. En soi, pourrait-on ajouter en
paraphrasant la rhétorique blairiste, ils n’étaient doncni de droite ni de
gauche.
En termes socio-économiques, l’émergence de ces temps
nouveaux reposait tout d’abord sur le passage à un mode de production dépassant
le cadre fordiste défini par la production et la consommation de masse, la
standardisation des produits finis et la fragmentation des tâches. Largement débattue
et controversée à gauche, la thèse d’une réorganisation post-fordiste de la
production prétendait s’inspirer du chapitre «L’américanisme et le fordisme»
écrit par Gramsci dans ses Cahiers de prison. Elle expliquait en partie le
phénomène de désindustrialisation qu’avait connu la Grande-Bretagne depuis la
fin des années 1960. Ces
changements techno-structurels avaient des implications politiques et
sociologiques importantes pour la gauche. Ils permettaient d’expliquer
l’affaiblissement numérique et politique de la classe ouvrière ainsi que la
résorption des idéologies de classe.
Pour Hall, le thatchérisme était une tentative de répondre à
la crise du mode de production fordiste et du mode de régulation keynésien qui
étaient incapables, selon les libéraux, d’inverser le déclin économique de la
Grande-Bretagne. L’hégémonie thatchérienne visait à mettre en place une
stratégie de régulation néolibérale offrant aux forces du marché la reprise en
main du management économique, en «libérant» les leviers économiques des
vicissitudes de la négociation sociale propres au keynésianisme.
Thatcher avait conscience jusqu’à un certain point que la
rupture du cadre contractuel keynésien serait violente mais vitale. Elle
impliquait de mobiliser la Nation et l’Etat, de centraliser et canaliser les
forces étatiques dans un processus de mutilation qui rencontrerait la
résistance des forces sociales dont l’Etat-providence avait cristallisé une
partie des intérêts sectoriels. C’est dans ce cadre aussi que devait se
comprendre la guerre acharnée menée par les thatchériens contre les mineurs.
Seul un gouvernement à visée hégémonique, c'est-à-dire qui
se fixait comme objectif non pas simplement de « gagner les élections mais de
réaligner l’ensemble de la société sur son propre projet »9,
pouvait effectuer cette «révolution» que Hall qualifiait de « régressive »10.
La première étape, le premier test de la bataille hégémonique des néoconservateurs
s’était déroulé avec succès à l’intérieur du Parti contre les conservateurs
plus modérés, les wets ou «poules mouillées».
Cette bataille interne remportée, l’offensive pouvait se
poursuivre au niveau national, mais elle n’aurait eu aucune chance d’aboutir si
elle avait été érigée sur la simple justification des intérêts particuliers
d’une élite économique. Elle s’inscrivait dans un nouveau consensus «national
populaire» centré sur une redéfinition de l’intérêt national, tout en se basant
sur des valeurs compatibles avec le maintien du taux de profit. Ce nouveau
«sens commun» thatchérien s’appuyait sur des notions conservatrices
traditionnelles d’élévation sociale par le travail, de self-help(autodépendance),
de moralité et de famille, de loi et d’ordre, de réciprocité des droits et des
devoirs, d’accès à la propriété, couplées à des valeurs plus innovantes
d’individualisme, d’esprit d’entreprise, de modernisation économique et de
compétitivité. Tout en donnant du sens aux sacrifices qu’il exigeait, le
populisme thatchérien devait en faire miroiter des compensations individuelles
par la rétribution méritocratique offerte aux « citoyens respectueux de la
loi». Il s’agissait, selon les termes de Stuart Hall, de restructurer la
société et la culture elle-même en «gagnant les cœurs et les esprits »11, y
compris parmi l’électorat ouvrier, autant que de mener une guerre sans merci
contre les «ennemis de l’intérieur» marxistes et syndicalistes.
Pour Hall, le thatchérisme correspondait à ce que Gramsci
définissait comme un «bloc historique», c’est-à-dire une alliance entre des
secteurs sociaux divers autour d’une élite dirigeante nationale. Hall désignait
le thatchérisme comme un «autoritarisme populaire». S’inspirant du théoricien
marxiste Nicos Poulantzas, il entendait le populisme comme une idéologie
nationale englobante, utilisée par une élite dirigeante pour convaincre et
mobiliser les masses en dépit de leurs intérêts de classe. L’«autoritarisme
populaire» désigne donc une stratégie «faussement contradictoire», basée à la
fois sur la confrontation et le consentement.
Mais comme le souligne Bob Jessop, si le néolibéralisme
thatchérien a su mener une offensive de destruction massive des acquis
keynésiens, sa contrepartie redistributive n’a jamais fonctionné. Ce déséquilibre
dans sa stratégie de régulation a contribué, en interne comme en externe, à
causer sa perte12. Selon
Hall, la gauche ne pouvait faire face à la complexité du phénomène thatchérien
en utilisant des recettes qui s’avéraient dores et déjà inopérantes sur le
terrain. Elle devait entamer une douloureuse mais indispensable marche vers le
renouveau. Pour changer à nouveau le monde, elle devait commencer par se
changer elle-même.
Pour Hall et ses compagnons des «temps nouveaux», la gauche
se devait de développer une contre-hégémonie face à Thatcher qui serait adaptée
à la période post-fordiste. Elle devait élargir sa base sociologique et ses
revendications à celles des nouveaux mouvement sociaux, devait intégrer en
théorie et en pratique les nouvelles revendications locales nées de
l’éclatement de l’Etat-Nation, enregistrer l’émergence de nouveaux sites d’antagonisme
social et de nouvelles inégalités dépassant le cadre traditionnel de
l’opposition bourgeois-prolétaire. Elle devait intégrer les revendications
féministes, ethniques, écologiques, individualistes. Pour le lecteur
contemporain familier des «mouvements sociaux», ce catalogue pourrait sembler
d’une frappante banalité. Il l’était un peu moins dans les secteurs les plus
dogmatiques du travaillisme et de la gauche britannique même à la fin des
années 1980.
Pour Stuart Hall, alors que le règne conservateur touchait à
sa fin, le gouvernement appelé à le remplacer aurait eu la possibilité de
développer une stratégie radicalement alternative au néolibéralisme. Elle aurait consisté à déployer un
«programme de transition» audacieux et renouvelé visant à réparer les dommages
sociaux thatchériens, tendant vers une redistribution des richesses par
l’impôt, et remettant en cause certaines privatisations du gouvernement
Thatcher-Major. L’autre option avait triomphé, celle qui, selon Hall,
délaissait le potentiel progressiste des changements productifs au profit d’une
adaptation à la stratégie néolibérale, poursuivant par des moyens plus
consensuels la «mission historique» du démantèlement de l’Etat-providence.
On peut être surpris de la confiance que plaçait Hall dans
les capacités progressistes d’un futur gouvernement travailliste dirigé par
Tony Blair, malgré la bataille que ce dernier menait depuis 1994 pour éradiquer
la tradition socialiste dans le Parti. Cette ambiguïté de Hall s’explique par
sa tentative d’appliquer au blairisme la démarche «dialectique» ou plutôt
«faussement contradictoire» qu’il avait utilisée à propos du thatchérisme, qui
reflète elle-même le double caractère des «temps nouveaux», structurellement
neutres mais politiquement orientés.
Pour Hall, le blairisme a un caractère hybride13,
à la fois néo-libéral et social-démocrate, bien que ce deuxième aspect soit
subalterne, subordonné au premier, tout en lui étant indispensable. Loin de
présenter le blairisme comme un instrument de pur opportunisme, il redéfinit
son pragmatisme comme la mise en place d’une démarche stratégique répondant aux
impératifs de développement du régime d’accumulation néolibéral. Il offre ainsi
à l’opposition contre Blair une compréhension socio-économique de la politique
et de l’idéologie de la troisième voie qui évite, contrairement à de nombreuses
autres analyses critiques, de se focaliser sur la personnalité de Blair.
L’analyse de Hall lui permet aussi de dévoiler, sous les aspects progressistes
de la rhétorique blairiste, la cohérence d’un projet fondamentalement
néolibéral mais dont les accents progressistes mettent une nouvelle fois en
difficulté une gauche qui n’a toujours pas résolu les problèmes théoriques que
le thatchérisme lui a posés.
Hégémonie et
contre-hégémonie. Bon diagnostic, mauvais remèdes ?
Dès la fin des années 1970, les thèses de Hall, comme celles
de l’ensemble des néo-gramsciens, ont été accueillies plus que fraîchement dans
la gauche britannique et particulièrement dans sa frange radicale. Elles vont
même précipiter la scission, puis la fin du Parti communiste britannique à la
fin des années 1980. Chris Harman, un des principaux théoriciens du Socialist
Workers Party (SWP), jugeait dans un article de 1977 que l’inspiration
gramscienne dans l’aile britannique de l’eurocommunisme naissait d’une vision
très parcellaire des écrits du marxiste italien. Les aspects les plus antiréformistes
de sa pensée et ses écrits les plus explicitement révolutionnaires étaient
relégués au second plan par rapport aux propos plus mesurés –car «surveillés
par les gardes fascistes»– de ses Cahiers de prison14,
tout en s’emparant des concepts post-fordistes, ont accusé Stuart Hall
d’«idéologisme», c’est-à-dire d’accorder aux éléments discursifs du
thatchérisme une capacité autonome de transformation du réel, en oubliant les
considérants électoralistes et les contraintes économiques du « monétarisme »15 mis
en place par le gouvernement. Alex Callinicos, l’un des autres principaux
théoriciens du SWP, ajoutait en 1983 dans la Socialist Review16,
que l’acceptation des leçons de Thatcher était une forme de «désespoir des
réformistes». Impuissants à contrer le phénomène Thatcher, les intellectuels
de Marxism Today, «faction intellectuelle de droite du Parti communiste de
Grande-Bretagne», en exagéraient les aspects volontaristes pour mieux s’adapter
au nouveau consensus. Callinicos opposait à ce « désespoir » sa confiance en un
retournement de la situation économique en défaveur de Thatcher17. Mais
la prédiction de Callinicos sera vaine, l’économie n’aura pas raison de
Thatcher. Au désespoir des réformistes aurait alors pu succéder celui des
révolutionnaires. Autre accusation portée contre Hall, son «économisme». Pour
une partie de ses critiques, l’interprétation socio-structurelle du
thatchérisme comme une manifestation politique du mode de production
post-fordiste s’apparentait à une justification, voire une glorification de ce
dernier par surdétermination économique. Hall a été soupçonné par Jamie A. Peck
et Adam Tickell, de rationaliser à l’excès le thatchérisme18,
de le présenter comme un monolithe économico-politique «incontradictoire» selon
l’expression de Bob Jessop, et donc indestructible.
Les thèses
de Hall étaient décrites comme celles du « thatchérisme triomphant »19. Pour Lindsey German du SWP, Marxism
Today avait «capitulé face à Thatcher». Ralph Miliband20, l’un des penseurs marxistes britanniques les
plus respectés, accusait les théoriciens de Marxism Today d’être des
« néo-révisionnistes » opérant un « retrait hors des positions socialistes »21. Miliband cherchait à tempérer les
visions impressionnistes des néo-gramsciens quant au soutien populaire dont
bénéficiaient les thatchériens, en rappelant qu’au niveau électoral, ces
derniers avaient fait des scores inférieurs à ceux des gouvernements conservateurs
précédents. Miliband voyait par ailleurs, dans leurs appels à l’autocritique,
une hostilité masquée des néo-gramsciens envers les positions générales de la
gauche. Il faut préciser que de la part de Hall, cette hostilité se
vérifiait surtout à l’égard des trotskystes. Pour Miliband, il n’y avait pas de
contradiction dans la position des socialistes britanniques vis-à-vis de l’Etat
car ce dernier n’avait jamais été «la gardienne d’immeuble du socialisme»
contrairement à qu’affirmait Hall.
Miliband reprochait aux « néo-révisionnistes » de rejeter la
politique de classe et de sous-estimer le rôle historique de la classe
ouvrière, particulièrement visible, selon lui, par le nombre de conquêtes
sociales que le mouvement ouvrier britannique avait permis d’inscrire dans le
cadre de la société capitaliste. Il oubliait cependant de relever l’un des
dilemmes majeurs des socialistes en régime capitaliste avancé. La contrepartie
de l’intégration des revendications sociales était l’éloignement du spectre
révolutionnaire. Que cette intégration réformiste à l’Etat-providence soit
désignée comme le haut fait du prolétariat dans la période pré-thatchérienne
aurait donc plutôt tendance à desservir la cause de l’«orthodoxie» marxiste que
Miliband prétendait incarner.
Chacun des camps est ainsi soumis à d’embarrassantes
tensions théoriques. Les marxistes dits orthodoxes nient les mutations
post-fordistes. Celles-ci ont pourtant le mérite de fournir une explication
matérielle à l’absence de combativité du salariat britannique depuis les années
1990, face à laquelle les orthodoxes restaient muets. Les post-fordistes, quant
à eux, rejettent la prédominance du facteur politique néo-libéral dans les
innovations post-fordistes mais s’avèrent incapables de dégager clairement un
débouché progressiste des mutations structurelles. Jusqu’à présent ce sont les
«idéologues du marché» qui se sont le mieux servi des thématiques
post-industrielles. Contrairement au prolétariat de l’époque industrielle,
aucun des agents post-industriels du changement, qu’on les appelle
technocrates, managers ou nouvelles classes des services, ne s’est porté
candidat à la constitution d’un «bloc historique» ou d’une «contre-hégémonie»
antilibérale, sans même parler d’une alternative de société. Les perspectives
politiques des post-fordistes antilibéraux sont donc bouchées. L’émergence d’un
socialisme post-industriel tel que l’envisageait André Gorz est donc encore
loin d’être avérée et les considérations post-industrielles continuent d’animer
les colloques de chefs d’entreprises davantage que les réunions syndicales.
En ce qui concerne plus précisément les traductions
pratiques et les propositions politiques de Hall, elles frappent par leur
timidité en comparaison de ses prétentions innovatrices et de l’énorme champs
d’investigation et d’expérimentation qu’étaient censés ouvrir les «temps
nouveaux» nés du système de production post-fordiste. A l’instar d’Hobsbawm, Hall n’a proposé comme
débouché organisationnel à ses théories et comme outil d’opposition politique
face à Thatcher que le concept extrêmement flou et relativement peu innovant de
«front populaire». Un front antithatchérien large dont il a lui-même de grandes
difficultés à définir les composantes politiques, hormis le fait qu’il doit
intégrer les «nouveaux mouvements sociaux». Ces appels à l’unité, couvrant un
spectre qui va des sociaux-démocrates à l’extrême-gauche, des
libéraux-démocrates au Parti nationaliste écossais, sont censés correspondre au
contour d’un nouveau «bloc historique». Mais alors qu’ils savent dessiner
précisément les contours du bloc historique thatchérien, les néo-gramsciens ont
du mal à définir à la fois la locomotive politique et la forme
organisationnelle précise de leur propre contre-hégémonie.
A défaut
d’avoir posé les bases d’une formation politique proposant une alternative de
gauche post-fordiste, remettant en cause les fondements d’une monarchie
constitutionnelle bloquée et d’un fonctionnement économique inégalitaire, les
néo-gramsciens prenaient le risque de voir leur proposition de front populaire
anti-thatchérien se fondre dans le ralliement derrière les modernisateurs
travaillistes. Comme les communistes italiens dans les années 1930, Hall et ses
compagnons en sont alors réduits au rôle de spectateurs impuissants, voyant
passer leur propre «moment». Ils se contentent de critiquer le manque
d’imagination de la gauche, sans rechercher les causes de leur propre
incapacité à proposer une alternative au New Labour qui naissait sous leurs
yeux et qu’ils ont même, volontairement ou pas, contribué à faire grandir. «
Les eurocommunistes n’ont aucune capacité organisationnelle », rappelle Neal
Lawson22, et ce vide se devait en effet d’être rempli.
Le parti
travailliste présentait l’avantage de disposer d’une structure organisationnelle
prête à l’emploi et se posait comme un candidat tout désigné pour conduire la
locomotive de l’opposition à Thatcher. En l’absence d’une définition
programmatique et organisationnelle plus précise qu’un vague front populaire,
il n’est pas si surprenant que les concepts mis en place par les néo-gramsciens
britanniques n’aient trouvé d’autre débouché politique que leur intégration
partielle dans l’idéologie blairiste. Alors qu’Eric Hobsbawm se vante sans
embarras d’avoir été la caution «marxiste» qui a permis à Neil Kinnock et aux
«modernisateurs» travaillistes de jeter les trotskystes hors du parti
travailliste et d’éviter qu’il tombe dans l’extrémisme de gauche dans les
années 1980, Hall est plus timoré à avouer que l’espace théorique ouvert
par Marxism Today a joué un rôle dans l’élaboration de l’idéologie
blairiste. En est-il pour autant responsable comme l’affirme Charlotte Raven23 ?
Il est
responsable, tout au plus, de ne pas avoir proposé des remèdes efficaces aux
maladies qu’il a diagnostiquées avec pertinence. Martin Bright, responsable de
rédaction politique au New Statesman, rappelait récemment : « Que cela
plaise ou non, le New Labour a toujours été autant un concept intellectuel
qu’une stratégie électorale. Il a émergé dans les think tanks de
gauche, les pages des publications telles que Marxism Today et
la New Left Review et dans une certaine mesure, des cendres du Social
Democratic Party »24. Cette collusion, rapidement résumée
ci-dessus, mérite d’être explicitée.
Au milieu des années 1980, le parti travailliste était en
période de transition après la défaite de 1983 et entrait dans une phase de
révision programmatique sous la direction de son nouveau leader Neil Kinnock. En
parallèle, le nouveau rédacteur en chef de Marxism Today, Martin Jacques,
prônait une ligne d’ouverture de ses pages à toutes les variantes de la
gauche. Marxism Today est devenu, de fait, l’un des seuls instruments
théoriques élargis de la gauche à l’époque et un lieu de discussion privilégié
entre des intervenants provenant du travaillisme et de la gauche
extra-parlementaire. La démarche de définition programmatique du New Labour
y puisa certaines de ses inspirations mais aussi la confirmation que, même dans
la gauche marxiste, certaines thèses social-libérales commençaient à faire leur
chemin.
Les idées d’orientation sociale du marché prônées par
Charles Leadbeater, l’acceptation de l’intégration européenne, celle de la fin
des idéologies de classe, de dépassement des clivages droite-gauche, de la fin
de l’Etat-Nation comme prémisse à une acceptation de la mondialisation,
entraient en concordance avec l’évolution théorique du Labour vers la
«troisième voie» définie par Anthony Giddens, l’ex-gourou de Blair. Michael
Rustin estime même que, dans les années 1980, le magazine était devenu
implicitement l’un des organes théoriques officiels du Labour25. Il
serait pourtant inexact d’affirmer que les modernisateurs travaillistes se sont
appropriés les thèses néo-gramsciennes. Celles-ci ont, en tout cas, été
utilisées comme caution de gauche dans le virage à droite du Labour. Les concepts
hégémoniques fournissaient à la stratégie de conquête du New Labour des
arguments idéologiques mélangeant volontarisme politique et déterminisme
économique. En faisant de l’opportunisme un pragmatisme, la stratégie
hégémonique néo-travailliste justifiait l’acceptation de l’héritage néo-libéral
pour réaliser, mieux que Thatcher, la promesse des temps nouveaux
post-fordistes.
Les théories New Times s’accordaient à la volonté des
modernisateurs de gommer l’affiliation du Parti travailliste avec la classe
ouvrière et son engagement programmatique vers la propriété collective des
principaux moyens de production comprise dans la fameuse clause IV. Les
tendances anti-étatiques confirmaient tout leur potentiel «transformiste». La
version thatchérienne de l’antiétatisme était connue, la vision marxiste et
libertaire d’effacement de l’Etat aussi. Les thèses New Times en développaient
une nouvelle version post-fordiste de gauche en y intégrant la nécessité
démocratique d’une décentralisation de l’Etat et l’exigence d’efficacité et de
contrôle citoyen sur les services publics.
Dans la rhétorique du New Labour, la mise en concurrence de
ces derniers avec les entreprises privées devait être le test infaillible,
permettant aux consommateurs de juger sur pièce. En alliant contrôle managérial
et partenariat d’efficacité avec les entreprises privées, le New Labour a pu
enrober sa politique de privatisation dans une théorie progressiste et
anti-bureaucratique de décentralisation du monolithe étatique, censée le rendre
plus flexible et démocratique. L’idée était qu’une entreprise sous contrat est
plus facilement contrôlable qu’un service étatique opaque. L’idéologie
néo-travailliste trouvait là sa parfaite cohérence, un libéralisme à volet
social qui répondait à la loi d’airain du développement technologique et
ressoudait une nation éclatée par le thatchérisme, tout en poursuivant la même
stratégie d’accumulation. En jouant sur les ambiguïtés de la gauche comme de la
droite, le nouveau centre blairiste semblait armé théoriquement pour contrer
toutes leurs attaques.
Certaines des thèses néo-gramsciennes, et certains
animateurs de Marxism Todaycomme Geoff Mulgan et Charles Leadbeater, ont
été recyclés dans le New Labour, à la fois parce qu’ils étaient utiles dans une
démarche stratégique de pouvoir et parce qu’ils démontraient que les exigences
du marché sont compatibles avec des aspirations de gauche. Mais cette
congruence révèle aussi les contradictions internes de ces thèses et de leurs
auteurs. Celles-ci se sont exposées en partie dans l’attitude de Hall par
rapport au nouveau pouvoir blairiste. Si Stuart Hall a livré un diagnostic
éclairant et influent du thatchérisme, son analyse du blairisme, notamment
parce qu’elle implique sa propre famille politique, a été plus empruntée. Ceci
d’autant plus qu’il n’a lui-même pas su trouver ou reconnaître d’alternative
politique crédible au social-libéralisme susceptible de porter ses
propositions. Hall observait en 1997, dans le dernier numéro de Marxism
Today, que le gouvernement Blair « n’allait nulle part »26 pour
regretter quelques mois plus tard qu’il «aille» trop dans le sens néo-libéral.
Il a alors dénoncé avec violence « la stratégie du New Labour sur le long
terme, son "projet" » : « la transformation de la social-démocratie
en une variante particulière de néo-libéralisme libre-échangiste »27.
En théorisant l’hybridité du New Labour, Hall se place
pourtant implicitement dans l’espoir que les tendances social-démocrates du
gouvernement puissent prendre le pas sur son caractère néo-libéral. La notion
d’hybridité a permis de relativiser les mesures sociales ou progressistes du
gouvernement à l’aune de leur contrepartie néo-libérale. Mais cette
argumentation elle-même est hybride, car elle confère au gouvernement et au
parti travaillistes la capacité intrinsèque de proposer un programme qui
renverse la vapeur dans le sens de l’égalité.
Cette promesse théorique d’une politique gouvernementale
plus égalitariste comparée à celle de Blair a été portée très tôt par le
Chancelier de l’Échiquier Gordon Brown. Elle a suscité des espoirs à peine
voilés dans la galaxie des think tanksfortement inspirés par les théories
New Times comme Demos ou Compass, ainsi que chez de nombreux contributeurs
à la revue Soundings. Dans l’esprit de la mouvance New Times, Brown est
ainsi devenu l’incarnation d’une possible réorientation progressiste du New
Labour, prouvant que les néo-gramsciens n’avaient jamais cessé de voir le Parti
travailliste comme le cadre privilégié, voire exclusif, de leur réflexion
politique.
Les oscillations de Hall et du courant New Times quant à la
nature du Labour, entre dénonciation et soutien critique, reflètent l’ambiguïté
de leur théorie hégémoniste, notamment dans le rapport entre transformation
politique et mutation économique. Elles expriment aussi la difficulté de fonder
une contre-hégémonie face au néo-libéralisme sans énoncer clairement le régime
de propriété sur lequel elle entend se fonder. Pour Gramsci, l’hégémonie devait
se conquérir par un processus d’alliances mais aussi de ruptures. C’est à ces
dernières que les néo-gramsciens n’ont jamais voulu se résoudre. Hall s’avère
alors être un spin doctor sans thérapeutique pour une gauche
réformiste «vieux style» au bord de l’extinction, là où nombre de think
tanksproches de Blair ont su rentabiliser les théories New Times pour les
transformer en politique gouvernementale. Il est donc inexact de dire que les
théories néo-gramsciennes n’ont pas eu de traduction pratique et qu’elles ne
peuvent en avoir. L’«idéologisme»
de Hall, s’il existe, n’est pas à rechercher dans ses analyses des autres
courants mais dans ses traductions internes.
Au-delà des déclarations de principe, la contre-hégémonie
tant évoquée n’a pas trouvé de traduction concrète par manque de forces
humaines pour l’incarner. Le fait que Hall n’ait pas voulu prendre le risque
d’arracher ces forces militantes de la mainmise travailliste et n’ait pas
cherché à tracer une direction politique concurrente du Parti travailliste en
est une des explications. Le fait que les forces externes au Parti travailliste
aient rejeté, si tôt et de manière aussi définitive, les hypothèses
néo-gramsciennes en est une autre. Une chose est certaine: aucune des deux
parties n’a pour l’instant résolu le dilemme. Le député John Cruddas, dernier
champion en date des néo-gramsciens, a subi un échec aux élections pour la
vice-direction du parti. Quant à la gauche non-travailliste, ses résultats dans
les dernières élections locales ainsi qu’à celles de la mairie de Londres ont
été décevants.
Le problème que l’offensive néo-libérale pose à la gauche
britannique depuis la fin des années 1970 reste donc irrésolu. Celle-ci n’a
toujours pas trouvé son point d’équilibre entre explicitation et
surdétermination. Sa place dans le monde tel qu’il est n’est toujours pas
assurée et continue même de se réduire, comme le montrent les dissensions qui
ont déchiré le Scottish Socialist Party en Ecosse et Respect en
Angleterre. Ces derniers mois, il aura pourtant suffi de trois élections
locales ratées, d’un Premier ministre un peu trop bougon et de mauvais chiffres
dans le secteur immobilier28 pour
que la panique envahisse les députés travaillistes et que l’hégémonie du New
Labour semble prête à s’effondrer sur elle-même telle la tour de Pavie.
La
réappropriation des thèses hégémoniques peut-elle aider à relancer la dynamique
unitaire à gauche pour profiter des difficultés du New Labour et lui opposer un
contre-projet ? En France, André Tosel a proposé dans le journal L’Humanité d’entreprendre
un travail théorique s’inspirant des idées de Gramsci et visant à faire émerger
une contre-hégémonie face au sarkozysme. Selon lui, cependant, «Les nécessaires
transformations politiques qui sont décisives ne peuvent pas engendrer ce
travail, elles en sont un élément et elles le présupposent.» Malgré les grands
appels à l’innovation politique, André Tosel prend ici le risque de tomber dans
le même «apolitisme» que Stuart Hall, pour finalement, à l'heure des choix, se
ranger comme lui derrière le bon vieux parti politique institutionnel qu’ils
soutiennent depuis toujours? Il faut, poursuit-il, entreprendre «un
travail d’élaboration intellectuelle et culturelle à la fois spécialisé et
populaire qui doit s’accomplir en synergie avec un mouvement social qu’il faut
entendre, interpréter, sans le fétichiser ni le mépriser». Pour paraphraser une
réaction à cet article postée par un internaute, les conclusions pratiques
d’André Tosel se révèlent bien pauvres face à l’élaboration théorique qui les
suscite.
C’est aussi le cas chez Hall. En dévaluant l’importance du
facteur politique et organisationnel, les thèses hégémonistes néo-gramsciennes
risquent de retomber dans leur travers habituel, celui de n’être qu’un
laboratoire à idées pour les stratégies hégémoniques de forces politiques aux
ambitions antinomiques de celles des néo-gramsciens. Un des mérites de Hall est
d’avoir mis en lumière les tendances attentistes de la gauche et ses illusions
progressistes en des consensus dont elle avait oublié qu’ils étaient basés en
premier lieu sur les besoins de la reproduction du capital, le consensus
keynésien à la Beveridge en Grande-Bretagne et, pourrait-on ajouter, le
consensus gaulliste en France. Hall
était placé au cœur de ce cruel dilemme: plus il avait raison théoriquement et
plus il avait tort politiquement. Plus se confirmaient ses craintes d’un
affermissement de l’hégémonie néo-libérale et plus ses espoirs d’en concevoir
une contre-hégémonie s’amenuisaient.
L’une des vertus essentielles des théories de Hall, et qui
les rendent d’autant plus embarrassantes aux yeux de certains de leurs
animateurs, est de poser à la gauche antilibérale la question concrète du
pouvoir. Quelle que soit la faiblesse des conclusions qu’il en a lui-même tirées,
il a forcé son camp politique à regarder en face la fragilité de sa stratégie
de transformation sociale. Car Hall n’a cessé d’affirmer que la «révolution»
néo-libérale clôt réellement une phase, celle de la social-démocratie, en tant
que traduction politique institutionnelle des revendications ouvrières dans le
cadre de la régulation keynésienne. Pour autant, la mort du sujet historique
social-démocrate ne signifie pas la mort de la social-démocratie en tant que
formation politique. Celle-ci,
même affaiblie, survit par mutation et adaptation, notamment sous la forme du
social-libéralisme.
La disparition de la forme historique d’articulation
classe-pouvoir qu’incarnait la social-démocratie laisse la gauche non-libérale
face à la responsabilité d’en inventer sa propre version. Elle révèle aussi la
dépendance qu’elle a entretenue depuis l’entre-deux guerres par rapport à la
social-démocratie et à l’Etat keynésien, ainsi que ses difficultés théoriques
face au rapport entre objectivité et subjectivité dans son analyse de
l’histoire. Il est certainement plus facile de tuer le messager Hall que
d’accepter les implications de son message. A l’heure où l’hégémonie
néo-travailliste qui se croyait indestructible est fissurée par la crise
économique, et où les éditorialistes ne donnent au premier ministre Brown que
quelques mois de survie, la question posée par Hall ne manquera pas de
resurgir. S’il existe un projet de société à gauche du social-libéralisme, il
ne pourra ignorer les leçons de Stuart Hall.
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Notes
1.Force implacable détruisant tout sur son
passage.
2.Le
terme «gauche» qui sera utilisé ici correspond à ce que le terme left désigne
en général dans les pays anglo-saxons, y compris dans son ambiguïté,
c'est-à-dire à la fois la gauche travailliste et extra-travailliste,
révolutionnaire ou pas. Il pourra aussi inclure le Parti travailliste en tant
qu’opposition à la droite conservatrice.
3.Ralph
Miliband (1924-1994) : théoricien marxiste qui fit partie de la New Left
britannique.
4.Stathis
Kouvelakis, «
Un thatchérisme à la française », postface, La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques,
Paris, Textuel, 2007.
5. Bob Jessop et al. “Authoritarian
Populism, Two Nations, and Thatcherism”, New Left Review I/147, septembre-octobre
1984, p. 32-60.
6.Stuart Hall, “Gramsci and Us”, The Hard
Road to Renewal: Thatcherism and the Crisis of the Left, London,
Verso/MarxismToday, 1988, p. 62.
7.Nicos
Poulantzas (1936-1979) : philosophe, politologue et sociologue marxiste
français d'origine grecque.
8.Stuart Hall, “Gramsci and Us”, op. cit.
9.Stuart Hall, “The Bitter Death of the Welfare
State”, New Internationalist, n°188, octobre 1988.
10.Stuart Hall et Martin Jacques, “The Meaning of
New Times”, New Times: The Changing Face of Politics in the 1990s,
Londres, Lawrence and Wishart, 1989.
11.Stuart Hall, “The Bitter Death of the Welfare
State”, op. cit.
12.Bob Jessop, “The Transition to Post-Fordism and
the Schumpeterian Workfare State”, in Roger Burrows et Brian
Loader, Towards a Post-Fordist Welfare State, Londres, Routledge, 1994, p.
30.
13.La notion d’hybridité du gouvernement Blair a
aussi été reprise en France par Florence Faucher-King et Patrick Le Galès,
cf. Tony Blair 1997-2007 – Le bilan des réformes, Presses de Sciences Po,
2007.
14.Chris
Harman, « Gramsci versus Eurocommunism », International Socialism, 1/98,
mai 1977, http://www.isj.org.uk/index.php4?id=239.[/fn]. C’est
de cette version soft des théories de Gramsci que Hall se serait lui
aussi inspiré. Quoi qu’il en soit, le débat entre Hall et les éléments plus
orthodoxes de la gauche marxiste n’est toujours pas tranché, notamment parce
que, in fine, aucun des critiques rigoristes de Hall n’a réussi à
démontrer plus d’efficacité stratégique que les néo-gramsciens dans la lutte
contre Thatcher, Blair puis Brown. Avant la phase post-fordiste que les
néo-gramsciens ont adoptée dans les années 1990, Jessop et d'autres Bob
Jessop, Kevin Bonnett, Simon Bromley, Tom Ling, «Thatcherism and the Politics
of Hegemony: a Reply to Stuart Hall», New Left Review, series 1,
n°153, sept.-oct. 1985, p.87-101.
15.Fondée
par l’économiste américain Milton Friedman et mise en place par Thatcher, cette
théorie économique adversaire du keynésianisme considère que l’émission
excessive de monnaie, due notamment aux politiques de la demande, qui entraîne
dépenses sociales et augmentations de salaire, est responsable de l’inflation,
elle-même cause du chômage.
16.Alex Callinicos, «Despair of the
Reformist», Socialist Review, n°55, juin 1983, p. 28-31.
17.« Les développements de cette nature, (le
regain du terrain perdu par les syndicats quand l’économie plongera) finira tôt
ou tard, par saper le thatchérisme » in Alex Callinicos, « Despair of
the Reformist », Socialist Review, juin 1983, p. 31.
18.Jamie A. Peck, Adam Tickell, «Local Modes of
Social Regulation? Regulation Theory, Thatcherism and Uneven
Development», Geoforum, n°23 (3), Elsevier, p. 347-363 et p. 353.
19.Lindsey
German, « Socialism
since the Seventies », Socialist Review, vol. 200, sept. 1996.
20.On
rappellera pour l’anecdote que Ralph Miliband a «donné» deux fils au New
Labour dont l’aîné, David, quarante-trois ans, archi-blairiste, pur
produit des think tanks et ministre des Affaires étrangères, est
actuellement le candidat le mieux placé pour succéder à Gordon Brown.
21.Ralph
Miliband, «The New Revisionism in Britain », New Left Review, vol.
150, 1985, p. 5-26.
22.Neal
Lawson, « The Future of the Left », Soundings Debate, 2007.
23.Charlotte
Raven, «Tony’s Disgruntled Cheerleader», New Statesman, 16 oct. 1998,
vol.11, n° 526, p. 24.
24.Le
SDP a été créé en 1981 par une faction de centre-droit désirant rompre avec le
cours jugé trop à gauche entrepris par le parti travailliste. La division qu’il
a créée au sein de l’électorat travailliste en 1983 est, selon la gauche,
responsable de l’échec du parti à ces élections. La plupart de ses membres
réintégreront le parti travailliste sous Blair. Voir : Martin
Bright, Bright’s Blog. Wanted: New-thinking Pioneers, 22 mai 2008.
![]() |
http://www.contretemps.eu |
25.Michael Rustin, « The Politics of Post-Fordism:
or, The Trouble with “New Times” », New Left Review, I/175, mai-juin
1989, p. 54-77 et p. 67.
26.Stuart Hall, « The Great Moving Nowhere Show
», Marxism Today, nov.-déc. 1998, p. 9-14.
28.On
sait aujourd’hui que la crise immobilière n’était que la prémisse d’une crise
financière mondiale.