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Antonio Gramsci ✆ Stephen Alcorn |
« …le centre du mouvement d’industrialisation de l’Italie et le lieu où la classe ouvrière italienne commença à s’organiser. » [1]
Suite à des problèmes de santé et d’argent [2] (on
pourra y voir des facteurs sociopsychologiques pertinents pour la compréhension
de sa pensée), Antonio Gramscidevra mettre fin à ses études universitaires,
mais son éducation ne s’arrêtera pas là pour autant. En effet, son
apprentissage de la politique va se poursuivre sur le terrain avec sa
participation régulière aux réunions du syndicat Confederazione General del
Lavaro et du parti socialiste.[3] Ainsi,
le penseur italien sera amené à côtoyer, tant géographiquement
qu’historiquement, les effets sociaux qu’engendrera le
phénomène d’industrialisation dans son pays lui permettant dès lors d’en mesurer les conséquences sociétales directement.
phénomène d’industrialisation dans son pays lui permettant dès lors d’en mesurer les conséquences sociétales directement.
Il est notable de voir que le parcours de cet intellectuel,
loin d’être celui d’un pur théoricien, a était marqué par de la véritable réalité
sociale. En effet, en assistant aux réunions syndicales et au débat politique
il vit et voit l’inégalité des rapports de force des classes sociales. De plus,
sa famille et lui-même ont souffert de problèmes d’argent, problèmes ayant eu
une incidence directe sur l’accession à son éducation. Par conséquent, la
théorie politique de ce penseur est marquée par du sens, par de la combativité
avec l’idée, toujours animée, d’agir pour faire réellement changer les
choses ;
« la pensée « désintéressée », je veux dire l’étude pour l’étude, m’est difficile [...] je n’aime pas lancer des pierres dans le noir ; je veux percevoir un interlocuteur ou un adversaire concret ». [4]
Alors qu’en 1917 la révolution soviétique s’opère et dont
l’écho ne manquera pas de faire bruit en Europe de l’Ouest, en Italie c’est le
régime fasciste de Mussolini qui s’installe à partir de 1922. Le gouvernement
italien va très vite museler toute tentative d’opposition politique. À cette
époque, Antonio Gramsci étant député et secrétaire général du Parti
communiste italien sera arrêté. Le procureur général conclura son réquisitoire
contre Gramsci en ces termes ;
«Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans !». [5]
Quelle meilleure preuve que ce procès et cette fin de
réquisitoire pour démontrer que la perspicacité de la pensée de l’auteur italien
était perçue comme réellement subversive par le pouvoir en place ? Qui dit
pensée subversive dit pensée à haut potentiel réalisateur, cause de sa
subversion justement.
Cadre conceptuel de
la pensée Gramscienne
C’est en prison que Gramsci élaborera l’essentiel
de la théorie qui nous intéresse. Imprégné de marxisme et d’influence d’auteur
comme Machiavel[6],
l’intellectuel socialiste va nous parler d’hégémonie culturelle, de
transformismo, de blocs historiques, d’intellectuels, de société civile, d’État
capitaliste dirigeant la société au moyen de la coercition et du consentement.
Gramsci affirme que la base sociétale est marquée par
les rapports de production. L’État, prenant racine sur cette base, est composé
de deux entités majeures que sont d’une part la société politique
(gouvernement, armée, justice, institutions politiques…) détenant le pouvoir
coercitif et, d’autre part, la société civile (société bourgeoise), composée,
notamment d’intellectuels ayant pour but de rechercher le consentement spontané
de la base sociétale en produisant l’idéologie légitimant le pouvoir en place.
Autrement dit, la classe dominante maintient sa position de
dominance par le biais d’un prosélytisme bourgeois dont le tour de force est de
faire passer les intérêts de la classe dominante pour les intérêts de la
société dans son ensemble. Cette extension est possible grâce au discours
idéologique (des intellectuels de la société civile) et grâce à la culture, au
sens général du terme. Cette façon de procéder va donner lieu à ce queGramsci appelle
l’hégémonie culturelle, voulant dire par là que la société est imprégnée dans
tous les pores de sa peau (culturel, politique, sociale) de la domination de la
classe dominante. C’est d’ailleurs ce concept d’hégémonie culturelle qui va
expliquer pourquoi, selon Gramsci, la révolution prédite par Marx ne s’est pas
produite.
Le transformismo est le concept qui recouvre le fait que les
intellectuels de la société civile vont chercher à convaincre les intellectuels
organiques (intellectuels du peuple) du bien-fondé de la société, évitant par
là une révolution par le bas. Rappelons ici que c’est le volet
« consentement » de l’État qui est mis en marche pour le maintien de
l’hégémonie. L’union des forces sociales qui va contribuer à l’hégémonie
(maintenant le statu quo) est désignée par Gramsci comme étant un
bloc historique.
Avec cette présentation rapide et purement descriptive des
concepts gramsciens, on peut d’ores et déjà émettre des commentaires quant
à la théorie, commentaires qui vont nous aider, par la suite, à analyser avec
plus de précisions les auteurs néo-gramsciens.
De l’importance des idées, du discours, et de la culture
dans le rôle du maintien du pouvoir en place ; une mise en lumière
remarquable de l’analyse Gramscienne.
Tout d'abord, il est frappant de voir l’importance
qu’accorde Gramsci aux idées et à la culture dans le rôle du maintien
du pouvoir en place. Il est vrai qu’un pouvoir, quelle que soit sa forme, ne
peut être maintenu par le seul biais de la force coercitive. Pourquoi
cela ?
Pour utiliser une métaphore, on pourrait dire que la
recherche du consentement par les idées, le discours et la culture est l’huile
sociale qui va lubrifier le moteur étatique. La seule force du moteur (la
coercition étatique) ne pourrait entrainer très longtemps un véhicule, si, les
éléments mécaniques composant le moteur de ce dernier ne sont pas lubrifiés.
L’élément idéologique et culturel va servir de lubrifiant social pour la
machinerie de l’État bourgeois. La preuve en est que même les dictatures
les plus violentes n’affirment jamais à leur peuple que le gouvernement est
effectivement une dictature. Ces mêmes gouvernements ne se contentent jamais de
leurs seules forces militaires et/ou policières pour asseoir et maintenir leur
domination, alors même que ce qui caractérise la dictature c’est le fait de
s’imposer et se maintenir au pouvoir sans prendre en considération le
consentement du peuple. Le régime nord-coréen de Kim Jong il produit des
livres, des films, de la musique, des mythologies à la gloire de son souverain,
la culture populaire gravite entièrement autour du culte de la personne de Kim Jong
Il qui est sciemment mise en place[7].
Dans le régime saoudien du roi Abdallah, il existe ce qu’on appelle les
théologiens de l’oppression[8],
ce sont des théologiens qui instrumentalisent l’Islam dans le but de
discréditer tout mouvement populaire et par là protéger et légitimer
l’oligarchie en place alors même qu’il n’existe aucune opposition politique
interne sérieusement établit pour menacer le pouvoir. Comme la population est
majoritairement croyante, c’est la religion qui est principalement
instrumentalisée, ainsi l’idéologie du pouvoir s’implante dans toutes les
sphères culturelles profitables (religion, littérature, musique…).
De ce point de vue la théorie gramscienne est tout
à fait pertinente et salutaire pour l’esprit, car elle nous fait prendre
conscience que derrière toute idée véhiculée, même, et surtout, les plus
banales (en apparence), peuvent se cacher des intérêts de la classe dominante.
Finalement, le discours, les idées et la culture sont piégés, on pense vouloir
pour soi, alors que c’est la classe dominante qui nous fait vouloir ce quelle
souhaite que l’on veuille. L’hégémonie culturelle c’est l’aliénation de soi par
le logos. Pour expliciter cette réalité avec encore plus de clarté, prenons une
période historique particulièrement parlante à ce sujet, celle de l’histoire de
la naissance de la société de consommation de masse.
Aux États-Unis le début du 20e siècle est marqué par
l’avènement de la société de consommation de masse. De grandes usines
fabriquent en quantité énorme toutes sortes de biens de consommation. Seulement
les industriels s’inquiètent, ils redoutent que leurs stocks gigantesques de
produits à venir ne trouvent pas de consommateurs sur le long terme, avec cette
idée qu’une fois que les gens ont acheté, ils n’achèteront plus[9].
Pour s’assurer que leurs stocks s’écouleront bien entièrement ils font appel à
Edward Bernays, (neveu du célèbre Freud) qui sera un des acteurs clefs de la
transformation de la société américaine qui va passer d’une société du besoin à
une société de consommation de masse. Bernays va se servir des concepts de la
psychanalyse, découvert par son oncle pour pousser les gens à consommer
toujours plus de biens[10].
Le tour de force du neveu de Freud a été de faire admettre à la société, par le
biais de pub et de coup marketing, que les biens de consommation (voiture,
cigarette, vêtement à la mode) reflétaient la personnalité et l’identité des
individus. Ainsi pour être et exister en société il faut consommer. Quand, par
exemple, les « industriels de la cigarette » sont venus le voir à
cause du fait que les femmes ne fumaient pas et donc n’acheter pas de
cigarette, Barneys a élaboré un discours publicitaire et une marche publique
médiatiser avec des femmes, cigarette à la bouche, pour dire que les femmes
étaient oppressées par leurs maris et qu’un des moyens de leur émancipation
sociale serait de se mettre à fumer, la cigarette représentant le pouvoir
phallique dans l’inconscient masculin. De cette manière, les femmes, en fumant, seraient censées s’approprier
ce pouvoir typiquement masculin. Elles afficheraient leurs personnalités et
donc leur non-soumission. Ici on a un parfait exemple de discours
idéologico-culturel de la classe dominante, qui, voulant augmenter ses parts de
marchés, utilise un intellectuel de leur rang (Edward Bernay) produisant un
discours sensé profiter à la société en général (l’émancipation des femmes,
l’affirmation de soi, la rébellion face à l’ordre établit…), mais qui, en
réalité, ne profite qu’au détenteur du grand capital et de l’appareil de
production, nui à la santé des citoyens, et remplace l’identité réellement
culturelle de l’individu (historique, religieuse, philosophique, familiale....)
par l’identité de la marque (en fumant telle marque de cigarette, je
suis libre, ect.)
La théorie gramscienne au travers de son concept
de transformismo, d’hégémonie culturelle, et de bloc historique rend
parfaitement compte de ces grands phénomènes (comme la mutation de la société
occidentale en société de consommation de masse) qui sous leurs aspects
culturels, historiques, et techniques cachent une réalité beaucoup plus
cynique.
Les néo-gramsciens / De la fidélité aux concepts gramsciens à l’innovation dans leurs
adaptations au cadre international
Les néo-gramsciens vont
faire leurs apparitions dès la décennie des années 80 avec des auteurs comme
Cox, Gill ou Culter. Ces auteurs reprennent les conceptsgramsciens pour
les appliquer à l’échelle d’analyse internationale et ainsi tenter de décrire
l’hégémonie au sein du système international avec, notamment, une critique de
la pensée néolibérale présente chez les acteurs mondiaux.
Dans son
texte « Gramsci, Hegemony and International Relations : An Essay
in Method »[11] Robert Cox précise dans son préambule que Gramsci,
dans les cahiers de prison, n’a pas, sans grande surprise, grand-chose à dire
sur le système international.[12]En
revanche Cox trouve que la pensée de Gramsci, et en particulier son
concept d’hégémonie, peut être utile pour la compréhension du système
international.
Dans son
article intitulé « Gramsci, Law, and the Culture of Global
Capitalism »[13]Culter, reprend les mêmes concepts (hégémonie,
blocs historiques, transformismo) et, comme Cox, elle souligne leurs
pertinences pour décrypter l’ordre mondial actuel. Quant à Gill, ce
dernier reprend lui aussi la logique Gramscienne dans son article,[14]mais
en introduisant des nouveaux termes, recouvrant sensiblement la même chose que
les termesgramsciens. Gill introduit ses concepts de « néolibéralisme
disciplinaire » et de « nouveau constitutionnalisme » qui
correspondent plus généralement à l’idée d’hégémonie culturelle (un discours
idéologique (néolibéralisme disciplinaire) mis en œuvre par un processus de
normativatision des intérêts de la classe dominante (nouveau
constitutionnalisme). C’est ce que nous allons voir avec une analyse à la
fois ciblée et croisée des textes.
La chose remarquable qui, déjà, doit être souligné est que,
les concepts de Gramsci, élaborés dans un contexte historique particulier
et en réponse à des adversaires précis et temporels (régime fasciste italien),
puissent être suffisamment puissants pour trouver écho 50 ans plus tard dans
des théories tentant de décrire un système international s’étant grandement
complexifié depuis, alors qu’initialement, les concepts n’étaient pas élaborés
pour ce genre de cible théorique. Cette adaptabilité des concepts dénote que,
plus qu’une simple description d’un système en place, la théoriegramscienne est
une véritable conception du pouvoir et de son maintien. Ici on retrouve un peu
de l’intemporalité de l’œuvre de Machiavel.[15]
Durant toute la première partie de son article, Robert Cox
expose les concepts de Gramsci, que nous avons déjà explicités plus haut.
Par la suite Robert Cox va appliquer le concept d’hégémonie au « world
order ». Premièrement, l’auteur précise bien que l’hégémonieGramscienne diffère
de l’hégémonie que l’on entend habituellement lorsque l’on parle des relations
internationales (qui dans ce cas a le sens de la domination d’un État sur les
autres). Cox nous dit que l’hégémonie au niveau international « …is
not merely an order among states »[16],
mais plutôt un ordre au sein duquel il existe une économie mondiale, avec un
mode de production dominant pénétrant tous les États. En plus de ce tissu
économique dominant, c’est aussi, nous dit Cox, la mise en place de relations
sociales internationales qui lient entre elles les classes sociales des
différents pays. L’auteur
souligne trois dimensions de l’hégémonie mondiale ;
«World hegemony is describable as a social structure, an economic structure, and a political structure and it cannot be symply one of these things but must be all three.» [17]
Ainsi, le concept d’hégémonie gramscienne tel
qu’adaptée par Cox, offre une vision complexe des relations internationales.
Dans cette perspective, l’ordre international n’est pas réduit à la centralité
de l’État, même si ce dernier est considéré comme un élément important du
système (cadre ou s’exercent les rapports de production). Cox intègre, aussi,
le rôle des normes et des institutions internationales dans le mécanisme de
l’hégémonie mondiale.
En effet, chez Cox, les institutions internationales
agissent comme des sortes d’organes tampons qui, d’une part, répandent
l’hégémonie mondiale et, d’autre part, absorbent, tout ce qui pourrait aller à
l’encontre cette hégémonie[18]exactement
à la manière de l’intellectuel de la société civile qui, chez Gramsci,
tente de convaincre l’intellectuel organique de sorte à maintenir l’inégalité
générale du rapport de force.
Là encore, l’analyse est tout à fait pertinente, mais parons
d’ores et déjà le contre-argument (facile) que Cox pourrait se voir opposer,
celui de la théorie du complot, contre argument qui consisterait à voir,
derrière ce concept d’hégémonie mondiale, l’idée qu’une élite mondiale unitaire
et organisée (idée simplificatrice) contrôlerait l’ensemble du système
international. Ce n’est absolument pas ce que dit Cox, l’analyse est plus
subtile et systémique, elle décortique la « machinerie »
hégémonique en mettant en relief le rôle que joue la puissance économique,
sociale et politique pour ceux qui se trouvent du bon côté du rapport de force.
Les classes nationales bourgeoises interconnectées entre elles au niveau
mondial ont une longueur d’avance par rapport aux classes ouvrières par le
capital qu’elles détiennent. Avec une telle longueur d’avance, ces classes
dominantes peuvent se donner une force d’action sur le plan politique, c’est
pourquoi elles dominent politiquement au sein de l’État bourgeois[19],
et cette domination va pouvoir se perpétuer grâce à la mise en place de
l’hégémonie culturelle (qui explique, rappelons-le, l’absence de la révolution
prédite par Marx).
C’est tout naturellement que pour changer l’ordre mondial,
Cox propose, toujours en s’appuyant surGramsci, une guerre de position sur le
long terme, aboutissant à la constitution d’un nouveau bloc historique[20].
On retrouve tout à fait le côté subversif, volontaire et concret de Gramsci chez
Cox, seulement la constitution d’un nouveau bloc historique au niveau
international étend le champ de bataille des classes dominées contre le système
bourgeois dominant. Ici on
pressent naturellement une opposition aux théoriciens de la global
administrative law, ou du managérialisme pour reprendre le terme qu’utilise
Martti Koskenniemi.
Le texte de
Gill intitulé « Constitutionalizing Inequality and the Clash of
Globalizations », [21]reprend cette dénonciation de l’hégémonie, mais
en utilisant d’autres termes qui dans le fond sous entendent les mêmes idées. Quand
Cox parle d’hégémonie mondiale et d’organisation internationale œuvrant en ce
sens, Gill parle de néolibéralisme disciplinaire, c'est-à-dire du discours
entretenu par les libéraux et consistant en une promotion du pouvoir du
capital. Là, on retrouve l’activisme idéologique et verbal de l’intellectuel de
la société civile au niveau international, en ce sens le texte de Gill rejoint
celui de Cox et plus généralement la thèseGramscienne. Toujours dans cette
continuité, Gill semble utiliser un nouveau concept, celui de nouveau
constitutionnalisme[22].
Ce nouveau constitutionnalisme serait le pendant politico-juridique du
néolibéralisme disciplinaire. Ce terme décrit le processus de normativisation
des inégalités entretenues par le discours du néolibéralisme disciplinaire, c’est
le maintien de l’hégémonie mondiale par le rôle que vont jouer les
organisations internationales si l’on reprend la grille d’analyse de Cox. De
surcroit, Gill précise bien que ce nouveau constitutionnalisme est un projet
politique ;
«Nevertheless, new constitutionalism is a strategic political project, rather than a completed historical process. As such it has a contingent and contested character.» [23]
Ce qui veut
dire, comme il le souligne bien à la fin de la phrase, que c’est non seulement
contingent, mais aussi, et surtout, contestable. De plus, concernant la
viabilité du système, Gill cite dans son texte une phrase percutante ;
«What is failing today is not capital but the capacity of society and nature to support its discipline.» [24]
Autrement dit, même si le néolibéralisme disciplinaire
réussit à nous convaincre par les mots et à nous dominer par les normes, le
tour de passe-passe qu’entreprend la classe internationale dominante est
tellement artificiel que la société est de moins en moins en mesure de
fonctionner de la sorte. C’est
pourquoi l’auteur conclut en ces termes
«Whether these strategies of trasformismo can succeed against a growing critical mass of forces mobilizing against new constitutionalism and disciplinary neoliberalism is now an open question» [25]
Cox parlait de la nécessité de constituer un nouveau bloc
historique s’engageant dans une guerre de position sur le long terme pour
finir par renverser la tendance générale du système international qui profite
aux classes les plus aisées. Gill quant à lui semble plutôt penser que le
néolibéralisme disciplinaire, et son nouveau constitutionnalisme, produit un
système tellement artificiel qu’il finit par créer de lui-même les forces qui
lui sont opposées. Cela veut dire que le transformismo, à l’échelle
internationale, a des limites qui, une fois dépassées, font que la logique
néolibérale (Gill) ou hégémonique (Cox) est la possible cause de l’effondrement
du système par lui-même, en donnant naissance à des contestataires de plus en
plus nombreux autour de la planète et unis contre une même menace. Le parallèle
avec la crise économique mondiale survenue en cette fin de décennie 2010 est
tentant. Le système économique, avec ses crises cycliques, dénote qu’il ne peut
pas ne pas sacrifier des millions de personnes pour que la richesse produite
profite en bout de course qu’à un petit nombre d’individus. C’est ce que
dénonce Gill en parlant de la normalisation des inégalités trouvant racine dans
la redéfinition des liens entre la politique et l’économie entreprise par le
discours néolibéral et mise en œuvre par le nouveau constitutionnalisme. Culter
est à peu près dans la même lignée que Cox et Gill, en ce sens qu’elle
considère que c’est non seulement par la coercition, mais aussi par le
(soi-disant) consensus du droit que les inégalités se cristallisent et qu’ainsi
la domination s’implante au sein de la société (conçue dans une échelle
mondiale).
Comment expliquer que le droit puisse être complice de la
classe dominante ? Les néo-gramsciens nous répondraient que les
normes juridiques sont un des domaines colonisés par l’hégémonie culturelle,
les élites fabriquent la norme à l’image de leurs intérêts. Pour ajouter de la
subtilité à cette explication gramscienne, soulignons l’apport de
Koskenniemi par son concept d’indétermination du droit. Le droit est
suffisamment indéterminé (utilisant le langage, des formulations à caractère
général, des régimes d’exceptions…) pour que les élites puissent l’interpréter
à leurs avantages. Ainsi, par
exemple, une multinationale faisant du profit grâce à une exploitation
inhumaine de la force de travail des individus et qui serait accusée, à raison,
de violation des droits humains, pourrait porter plainte, avec une armée
d’avocats, à des niveaux nationaux pour diffamation.[26] Le droit intervient alors comme bouclier
protecteur du grand capital dans son seul caractère interprétatif. En outre,
quand il s’agit de normes sciemment crée pour la classe dominante, le système
juridique se verrouille encore plus pour les classes dominées. Si le système
est trop rigide, les classes dominantes peuvent toujours faire de petites
concessions aux classes dominées, tout en gardant l’inégalité générale du
rapport de force. Dans cette vision, la justice apparait comme une balance qui
ne penche que d’un seul côté.
Conclusion
En soulignant l’importance du rôle de la culture et de
l’idéologie dans la domination des classes, les néo-gramsciens nous font
prendre conscience qu’il faut se réapproprier la pensée, les mots et leurs
sens. Pour se faire, la nécessité de construire sa culture est
indiscutable. Prendre conscience de sa domination par les classes bourgeoises
(ou néolibérale, ou plus largement capitaliste) c’est prendre conscience
de l’hégémonie culturelle dans laquelle ces dernières nous ont plongées. Cependant pour combattre cette
hégémonie culturelle la tâche est loin d’être facile, comme nous dit Cox[27]. La difficulté réside bien entendu dans
le rapport de force inégal de l’entièreté d’un système (capital, politique,
normes juridiques…) contre des résistances disparates, mais pas seulement.
En effet s’il y a bien une chose qui caractérise le monde
moderne, c’est sa complexité. L’identification des différentes classes à l’époque
de Marx, ou de Gramsciétait relativement aisée à déterminer (prolétaire vs
détenteur du capital), et par conséquent la solidarité de classe plus apte à
réussir. Aujourd’hui, les classes sociales se sont complexifiées. L’ouvrier,
l’employé de bureau, le cadre supérieur, le patron de la petite ou moyenne
entreprise, et le grand patron d’une holding ou d’un groupe industriel sont
autant de profils différents qu’il est d’autant plus difficile de réaliser une
possible solidarité de classe, si ce mot fait encore sens.
Derrière le mot patron on désigne tout autant le patron de
la petite entreprise qui gagne 5000 dollars par mois, mais qui travaille 15
heures par jour et qui proche de ses salariés, que le patron d’un grand groupe
industriel qui gagne 600 000 dollars par mois et qui délègue l’essentiel
de son travail à ses collaborateurs. Bien entendu, ces deux patrons n’ont rien
avoir, le mot patron employé au sens général est piégé. Mais alors comment
faire comprendre que le patron de la petite entreprise, l’ouvrier du bâtiment
et le salarié d’une banque ainsi que le cadre supérieur d’une entreprise privée
ont un intérêt commun à agir face « l’hyper-classe » bourgeoise
véritable détentrice du grand capital ? Qui plus est, qu’en est-il de
cette hypothétique solidarité au niveau mondial ? La question reste en
suspend.
Notes
[1] Paris,
UNESCO : Bureau international d’éducation,Perspectives : revue
trimestrielle d’éducation comparée vol. XXIII, n° 3-4, p.613-629,
1993.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4]Gramsci,
Antonio., Lettres de prison, p. 53, Paris, Gallimard, 1971,
[5] Supra
note 1.
[6] Le
prince
[7] Voir
la bibliographie officielle de Kim Jong Il.
[8] Girard,
Youssef. Les prêtres de pharaon, oumma.com, 14 janvier 2009.
[9] À ce sujet voir le documentaire d’Adam
Curtis intitulé "The century of the self" (2002)
[10] Bernays, Edward. Propaganda :
Comment manipuler l'opinion en démocratie, Broché, 2007.
[11] Cox, Robert W., Gramsci, Hegemony
and International Relations : An Essay in Method,Millenium : J. Int’l
Stud. 162. 1983.
[12] Ibid. à la page 162
[13] Culter, Claire. Gramsci, Law and the
Culture of Global Capitalism, Critical Review of International Social and
Political Philosophy 527, 2005.
[14] Gill, Steven. Constitutionalizing
Inequality and the Clash of Globalizations,International Studies Review 47. 2002.
[15] Machiavel, Le
Prince, 1532.
[16] Supra
note 11 à la Page 171
[17] Supra
note 11 à la page 171 et 172.
[18] Ibid. à
la page 172
[19] Voir
l’œuvre de Karl Marx Le Capital.
[20]Supra
note 11 à la page 174
[21] Supra
note 14
[22] Ibid. à
la page 47
[23] Ibid. à
la page 61
[24] Ibid. à
la page 65
[25] Ibid.
[26] Voir
l’affaire Noir Canada
[27] Supra
note 11 à la page 174.
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