
En venant vous parler de Gramsci, ou plutôt pour
Gramsci, j’ai conscience de pénétrer en un continent nouveau pour la
connaissance de l’ ouvre politique, outre que philosophique, d’un grand
marxiste, de surcroît méconnu en France.
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Maria-Antonietta Macciocchi ✆ Lilli Carmelini |
Aussi voudrais-je citer Dante —
« L’eau que je prends jamais ne s’écoula [5] » ou encore : « Ô lecteur, tu
entendras un jeu nouveau [6] » —, pour vous dire combien est
vive la conscience critique que j’ai d’entreprendre une approche nouvelle,
inédite — et de l’oser par la pensée et par l’action —, conscience
d’autant plus profonde qu’elle renvoie à la connaissance de mes propres limites
objectives. Je ne vous parle pas en tant qu’universitaire, mais en tant que
militante qui a passé le plus clair de son temps dans l’action politique et qui
fait résider en elle la raison même de son propre engagement.
Tout cela ne plaira pas beaucoup en Sorbonne, comme on dit. Mais n’est-ce pas dans la politique qu’il faut rechercher l’unité non seulement de la vie, mais aussi de l’oeuvre d’Antonio Gramsci ? « Faire de la politique » signifie agir pour transformer le monde. « Tout individu actif a une pratique, dit Gramsci, mais il n’a pas une claire conscience théorique de cette pratique, qui pourtant est une connaissance du monde, dans la mesure où il transforme le monde » (M.S., p. Il). Comment ne pas évoquer Marx et sa XIe thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; il s’agit maintenant de le transformer » (voir l’Idéologie allemande, annexe p. 142, Éd. sociales). Dans la politique se résume donc toute la philosophie réelle de chacun, dans la politique se trouve la substance même de l’histoire.
Tout cela ne plaira pas beaucoup en Sorbonne, comme on dit. Mais n’est-ce pas dans la politique qu’il faut rechercher l’unité non seulement de la vie, mais aussi de l’oeuvre d’Antonio Gramsci ? « Faire de la politique » signifie agir pour transformer le monde. « Tout individu actif a une pratique, dit Gramsci, mais il n’a pas une claire conscience théorique de cette pratique, qui pourtant est une connaissance du monde, dans la mesure où il transforme le monde » (M.S., p. Il). Comment ne pas évoquer Marx et sa XIe thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; il s’agit maintenant de le transformer » (voir l’Idéologie allemande, annexe p. 142, Éd. sociales). Dans la politique se résume donc toute la philosophie réelle de chacun, dans la politique se trouve la substance même de l’histoire.
De là que le fil conducteur dans l’oeuvre de Gramsci ne peut
pas se trouver, ne se trouve pas ailleurs que dans l’actualité réelle :
depuis les thèmes de la jeunesse, Il Grido del Popolo, Ordine Nuovo, la
fondation des Conseils d’usine comme expérience d’organisation révolutionnaire
du prolétariat, la fondation du parti communiste, dont il assura la direction
et la formation durant quelques années, jusqu’à l’avènement du fascisme et, en
conséquence, à son arrestation. Enfin, dans la dernière phase, ces dix années
de prison au cours desquelles il se trouva physiquement pris dans les fers de
la captivité et diminué par la maladie, le fil conducteur, l’axe de la pensée
gramscienne, non seulement ne perdit rien de sa rigueur politique marxiste,
mais atteignit à une complexité profonde qui fait de son oeuvre une
construction à la fois cohérente et diversifiée. Ce qui est important, dans une
étude sur Gramsci, c’est le point de vue révolutionnaire par rapport auquel il
faut se placer, ce point de vue révolutionnaire qu’il adopta tout en
l’élucidant lui-même — à la fois « auteur et acteur », à la façon de
Dante dans la Divine Comédie — et c’est sur cette constante que se
fonde sa recherche, sa volonté de créer quelque chose « für ewig »,
pour toujours.
D’un autre côté, la philosophie n’est-elle pas
fondamentalement pour nous, marxistes-révolutionnaires, une praxis
politique ? N’est-ce pas la politique qui décide de tout ? Non pas la
politique en général : mais la politique marxiste-léniniste. Althusser
même, au cours d’une interview pour l’Unità, qu’il m’accorda en 1967, me
racontait comment la politique avait décidé de son destin de philosophe, en
faisant allusion à Gramsci : « Une fois comprise la politique
marxiste-léniniste, j’ai commencé à me passionner aussi pour la philosophie,
car je pouvais comprendre les grandes thèses de Marx, Lénine, Gramsci :
que la philosophie est fondamentalement politique. » Mon intervention sur
Gramsci a donc un but qui n’est pas passé ici sous silence, ni même ambigu,
mais que je proclame d’emblée, non seulement pour gagner du temps, mais aussi
pour faire table rase de toutes les équivoques, confusions et arrière-pensées
possibles. Mon intention est de vous présenter Gramsci comme le penseur
occidental qui développe, et sur certains points complète, Marx et Lénine.
Ma « lecture » de Gramsci sera une lecture
politique de gauche. Je le déclare immédiatement. Mon effort sera d’éclaircir
le « mystère Gramsci », qui ne persiste pas seulement en France, afin
de dénoncer la « mystification » dont Gramsci a fait l’objet tant de
la part de la droite que d’une prétendue ultra-gauche, soit pour couvrir des
manoeuvres de bascule politique (comme dans le cas de Garaudy et de son
interprétation du « bloc historique ») ; soit pour cautionner
une thèse qui, en oubliant Mao Ze-dong, ferait de Gramsci, dans le rapport
étroit qu’il établit entre le Midi et le Nord, entre paysans et ouvriers (dans la
Question méridionale), une sorte de Lin Piao évoquant la théorie sur
l’encerclement des villes par les campagnes (selon l’interprétation de
l’Américain John Cammet [7]), alors qu’en fait, toute la stratégie de
Gramsci réside dans la fonction révolutionnaire dirigeante de la classe
ouvrière ; sans parler de l’Allemand Reichers, et d’une soi-disant
« gauche » italienne, dont les affabulations font de Gramsci le père
légitime d’une ligne « transformiste » du PCI. Et jusqu’à ces
philosophes français d’illustre renommée qui, tout en élevant Gramsci au rang
des grands du marxisme, ont privilégié chez lui certains aspects secondaires,
comme « l’historicisme et l’idéalisme gramsciens », pour n’être pas
parvenus à saisir l’aspect dominant — la praxis révolutionnaire —, ou qui
se sont paresseusement attardés sur « l’humanisme gramscien », en
perdant de vue le lien fondamental, le fil rouge qui sert de guide à sa
pensée : celui de la stratégie d’une révolution en Occident. C’est ce
point, je le répète, que je veux retenir dans ma présentation et dans la
recherche que nous pourrons mener ensemble, me déclarant en cela d’accord avec
Hugues Portelli (in Gramsci et le Bloc historique) lorsqu’il
affirme : « L’analyse gramscienne est la seule vraie tentative
marxiste de poser globalement la question du passage au socialisme dans les
pays occidentaux. » Et il est juste d’affirmer que si Lénine développe la
théorie marxiste en fonction des sociétés capitalistes
« orientales », Gramsci, tout en bénéficiant de l’apport de Lénine
pour élaborer son analyse de la superstructure, reprend l’étude de la société
politique, du parti et de son hégémonie, en opérant un retour à Marx et à la
théorie marxiste classique, puisqu’il situe son analyse (surtout dans ses
Cahiers) dans le cadre des sociétés occidentales.
Le marxisme de Gramsci, qui pour certains ne semble pas
assez « orthodoxe », aborde une direction de recherche
fondamentale ; déceler ce qui est vivant et ce qui est mort dans le
marxisme, à la lumière des expériences d’une époque historique déterminée, et
des objectifs et buts à atteindre. Il faut tout d’abord réfuter les thèses académiques
qui veulent voir dans la tentative gramscienne « une pénible approche du
marxisme, toujours vu à travers une optique idéaliste et spiritualiste »
(Cortesi,Alcuni problemi della storia dei PCI, Rivista storica deI socialismo,
1967). Son rapport avec le marxisme fut, en premier lieu, politique : en
partant du Capital, il réfute l’économisme de boutique, l’interprétation
positiviste, toute pédanterie formaliste, l’utilisation idéologique du marxisme
à des fins réformistes. La question est de voir en quoi réside l’apport majeur,
le plus original, fait par Gramsci au marxisme et au léninisme. On peut dire
que, s’il n’est pas arrivé à sortir le mouvement del’impasse, si ses idées
furent limitées par la conjoncture historique de la crise politique et
conceptuelle qui fit suite à la défaite des années vingt, Gramsci fut toutefois
un théoricien qui, à travers la revalorisation du concept de praxis,
démontra que le marxisme ne doit pas être considéré comme une « science de
l’infrastructure », mais comme l’articulation complexe de la théorie et de
la pratique dans le rapport infrastructure-superstructure. Il affronte ainsi le
rapport entre objectivité et subjectivité, non pas pour donner la primauté au
subjectif, mais pour revaloriser la subjectivité dans un sens
révolutionnaire ; il est impossible d’amorcer une révolution socialiste si
l’on ne traduit pas en idéologie révolutionnaire le conditionnement qui
provient de l’objectivité. Il repropose ainsi lehic Rhodus hic salta, qui reste
encore aujourd’hui un mot d’ordre pour tout mouvement révolutionnaire.

J’oserais dire que Gramsci est le « Lénine d’aujourd’hui », dans le monde des sociétés industrialisées vers lesquelles nous allons, cherchant une issue révolutionnaire entre les tentations réformistes ou menchevik, et celles de l’ultra-gauchisme infantile. Gramsci, et c’est là ma propre « mise en place » du problème, peut donc apparaître comme le seul penseur d’une révolution en Occident, dans la mesure où son enseignement théorique-politique est stratégiquement le plus avancé en ce qui concerne la détermination du processus de la révolution socialiste, non seulement en Italie, mais encore dans l’Occident européen, c’est-à-dire celui du « capitalisme évolué » tel qu’on l’entend aujourd’hui.
Pour Gramsci, Seuil, coll. « Tel Quel », 1974, p.
11-14.