
Traduit de l’anglais par Stathis Kouvélakis
Une peur hante (ce qui reste de) la gauche actuelle: la peur
de s’affronter directement au pouvoir d’État. Ceux qui insistent encore sur la
nécessité de combattre le pouvoir d’État, et à plus forte raison de l’objectif
de le conquérir, sont immédiatement accusés d’être restés accrochés à
l’« ancien paradigme » : la tâche, de nos jours, consisterait à
résister au pouvoir d’État en se retirant de son rayon d’action, en se
soustrayant à celui-ci et en créant des espaces nouveaux qui échappent à son
contrôle. Le dogme de la gauche universitaire actuelle est résumé de la façon
la plus claire par le titre du livre d’entretiens de Toni Negri, Goodbye
Mister Socialism. L’idée est que le temps de la vieille gauche, dans ses deux
versions, réformiste et révolutionnaire,
qui visent toutes deux la conquête du pouvoir d’État et la protection des intérêts corporatistes de la classe ouvrière, que cette époque donc est terminée. Aujourd’hui, la forme dominante de l’exploitation serait l’exploitation de la connaissance, du travail immatériel, etc. Il y aurait donc un développement culturel « postmoderne » en cours que la vieille gauche se refuserait de prendre en compte. Pour se rénover elle-même, la gauche doit donc… lire Deleuze et la théorie de l’hégémonie, etc. Et si toutefois cette façon de définir le problème faisait elle-même partie du problème ?
qui visent toutes deux la conquête du pouvoir d’État et la protection des intérêts corporatistes de la classe ouvrière, que cette époque donc est terminée. Aujourd’hui, la forme dominante de l’exploitation serait l’exploitation de la connaissance, du travail immatériel, etc. Il y aurait donc un développement culturel « postmoderne » en cours que la vieille gauche se refuserait de prendre en compte. Pour se rénover elle-même, la gauche doit donc… lire Deleuze et la théorie de l’hégémonie, etc. Et si toutefois cette façon de définir le problème faisait elle-même partie du problème ?
En fait tout a commencé
dans les années 1950 et 1960, quand l’École de Francfort a adopté une attitude
de plus en plus critique vis-à-vis de la notion marxiste classique de la
nécessité historique de la révolution. Cette critique a culminé dans l’abandon
de la notion hégélienne de « négation déterminée », son versant
complémentaire résidant dans la montée de la notion du « tout autre »
(ganz Anderes) en tant que perspective de dépassement utopique de l’ordre
techno-capitaliste mondial. L’idée est que, puisque la « dialectique des
Lumières » tend vers le point zéro de la société totalement
« administrée », il n’est plus possible de concevoir une rupture
possible d’avec la spirale mortifère de cette dialectique au moyen de la notion
marxiste classique selon laquelle le Nouveau sortira des contradictions même de
la société actuelle, à travers son dépassement immanent. L’impulsion nécessaire
à un tel dépassement ne peut venir que d’un Ailleurs, d’un Autre non-médié.
L’abandon de la négation
déterminée n’est bien entendu que l’autre versant de l’acceptation du triomphe
du capitalisme. Le signe le plus tangible du triomphe idéologique du capitalisme
se trouve dans la disparition virtuelle du terme au cours des deux ou trois
dernières décennies. À partir des années 1980, « quasiment personne, à
l’exception de quelques marxistes supposés archaïques (une espèce en danger),
ne se réfère désormais au capitalisme. Le terme a été simplement éliminé du
vocabulaire des politiciens, des syndicalistes, des écrivains et des
journalistes – sans parler des chercheurs en sciences sociales qui
l’avaient condamné à l’oubli historique [1] ».
Qu’en est-il alors de la montée du mouvement anti- ou alter-mondialiste au
cours de ces dernières années ? Vient-elle contredire ce diagnostic ?
Non : si l’on regarde de plus près, on voit que ce mouvement succombe
également « à la tentation de transformer la critique du capitalisme
lui-même (centrée sur les mécanismes économiques, les formes d’organisation du
travail, et l’extorsion du profit) en une critique de l’impérialisme [2] ».
Ainsi, quand il est question de la « mondialisation et de ses
agents », l’ennemi est externalisé, en général sous la forme de
l’anti-américanisme vulgaire. En ce sens, si la principale tâche actuelle est
de combattre « l’empire américain », alors tout allié est bon à
prendre, pourvu qu’il soit anti-américain. Ainsi le capitalisme
« communiste » débridé régnant en Chine, les Islamistes
anti-modernistes violents, ou le régime biélorusse obscène de Loukachenko
apparaissent comme autant de camarades progressistes de la cause
anti-mondialiste (cf. la visite de Chavez en Biélorussie en juillet 2006).
Ce à quoi nous avons ici affaire, c’est à une autre version
de la notion malfamée de « modernité alternative » : au lieu de
critiquer le capitalisme en tant que tel, de se confronter à son mécanisme de
base, nous avons la critique de l’« excès » impérialiste, avec l’idée
(implicite) d’utiliser les mécanismes capitalistes dans un autre cadre, plus
« progressiste ».
Aujourd’hui la gauche réagit à un large spectre de
modalités, qui se superposent partiellement, en fonction desquelles s’établit
l’entière hégémonie du capitalisme mondial et de son complément politique, la
démocratie libérale :
– l’acceptation totale du cadre lui-même : on
continue à se battre pour l’émancipation à l’intérieur de ses règles
(la troisième voie de la social-démocratie) ;
– l’acceptation de ce cadre comme quelque chose qui est
là pour durer mais auquel il faut résister, en se retirant de son rayon
d’action et en agissant à partir de ses « interstices » (de façon
exemplaire, telle est la position de Simon Critchley) ;
– l’acceptation de la futilité
de toute lutte, puisque le cadre englobe tout aujourd’hui, et qu’il
coïncide avec son contraire (la logique des camps de concentration, l’état
d’exception permanent), de sorte que rien ne peut être entrepris. Il ne reste
plus qu’à attendre l’explosion de la « violence divine ». C’est une
version révolutionnaire de l’adage de Heidegger selon lequel « seul Dieu
peut encore nous sauver », aujourd’hui c’est la position de Giorgio
Agamben et, en un sens, c’était déjà celle d’Adorno ;
– l’acceptation de la futilité temporaire de
la lutte : « avec le triomphe total du capitalisme actuel, la vraie
résistance n’est plus possible, du moins pas dans les métropoles du
capitalisme. Tout ce que nous pouvons donc faire jusqu’au réveil de l’esprit
révolutionnaire du prolétariat mondial c’est de défendre ce qui subsiste de
l’État social, en bombardant ceux qui détiennent le pouvoir par des
revendications impossibles à satisfaire. Par ailleurs, on se retire dans la
sphère du travail universitaire où il est possible de continuer souterrainement
le travail de la critique » ;
– mettre l’accent sur le fait que le problème est d’un
ordre plus fondamental, que le capitalisme est un effet ontique du principe
ontologique sous-jacent de la technique ou de la « raison
instrumentale » (Heidegger à nouveau, mais aussi, en un sens,
Adorno) ;
– la croyance qu’il est possible de subvertir le
capitalisme mondial et le pouvoir d’État, mais pas en les attaquant
directement, plutôt en reconfigurant le champ de la lutte en direction des
pratiques quotidiennes, là où il devient possible de construire un « autre
monde ». De cette façon, les fondements du pouvoir du capital et de l’État
seront progressivement sapés et, à partir d’un certain seuil, l’État
s’effondrera comme le chat au-dessus du précipice dans les dessins animés (cf.
par exemple le mouvement zapatiste) ;
– le déplacement « postmoderne » de l’accent
de la lutte anticapitaliste vers les luttes multiformes pour l’hégémonie, une
hégémonie conçue comme un procès contingent de réarticulation discursive (par
exemple Ernesto Laclau) ;
– le pari selon lequel il est possible de répéter à un
niveau postmoderne le geste du marxisme classique et d’actionner la
« négation déterminée » du capitalisme : avec la montée actuelle
du « travail cognitif », la contradiction entre le caractère social
de la production et les rapports capitalistes a atteint un niveau sans
précédent, rendant pour la première fois possible la « démocratie absolue »
(Hardt et Negri).
Il est tentant de catégoriser l’ensemble de ces versions
comme autant de modalités de négation de la politique à proprement parler,
conformément au modèle d’évitement du Réel traumatique en psychanalyse :
– l’acceptation-par-dénégation (Verneinung : une version
de « quelle que soit la femme dans mon rêve, ce n’est pas ma mère »,
« quels que soient les nouveaux antagonismes, ce n’est pas la luttes des
classes ») ;
– la forclusion psychotique (Verwerfung : la lutte
de classe forclose fait retour dans le réel sous la forme paranoïaque d’un
ennemi invisible et tout puissant, comme dans les théories du complot, Juif ou
autre) ;
– le refoulement névrotique (Verdrängung : la
lutte de classes refoulée revient sous la forme de la « multiplicité des
nouveaux antagonismes ») ;
– le déni fétichiste (Veleugnung : l’élévation en
cause principale d’un ersatz fétichiste de la lutte de classe en tant que
« dernière chose que l’on puisse voir » avant de se confronter à
l’antagonisme de classe).
Nous n’avons pas affaire ici à une série d’évitements de
quelque position « authentiquement » de gauche. Le traumatisme que
ces contournements tentent d’effacer réside plutôt dans l’absence d’une telle
position. La leçon des dernières décennies – si tant est qu’il puisse en
avoir une – réside dans une sorte de caractère indestructible du
capitalisme. Quand Marx le compare à un vampire, il nous faut garder à l’esprit
la dimension mort-vivante des vampires : ils se redressent toujours après
avoir été mortellement frappés. Même la tentative radicale de maoïsme
d’effacer, au cours de la Révolution culturelle, les traces du capitalisme
s’est soldée par son retour triomphal.
“À distance” de
l’État, ou: les leçons de la Révolution culturelle
Quel est cependant, selon Alain Badiou, le résultat (la
leçon) historique de la Révolution culturelle ? Il est difficile de ne pas
relever l’ironie du fait que Badiou, qui s’oppose catégoriquement à toute
conception de l’acte en tant que travail du négatif, situe la signification
historique de la Révolution culturelle maoïste précisément en ce qu’elle
signale « la fin du parti-État en tant que production centrale d’activité
politique révolutionnaire. Plus généralement, la Révolution culturelle a montré
qu’il n’était plus possible d’assigner les actions révolutionnaires de masses
ou le phénomène organisationnel à la stricte logique de la représentation de
classe. C’est pourquoi elle demeure un épisode politique de la plus haute
importance ». Ces lignes sont extraites d’un texte de Badiou intitulé
« La révolution culturelle ; la dernière révolution ? », un
texte dont le titre pointe vers un parallèle inattendu avec Heidegger : la
Révolution culturelle occupe pour Badiou la même position structurelle que la
révolution nazie pour Heidegger, celle de l’engagement politique le plus
radical, dont l’échec signale le fin (du mode traditionnel) de l’engagement
politique en tant que tel. La conclusion du texte de Badiou réitère ce point
avec force : « en fin de compte, la Révolution culturelle témoigne,
par son impasse même, de l’impossibilité vraie et entière de libérer la
politique du cadre du parti-État qui l’emprisonne ».
Et si toutefois nous faisions un pas supplémentaire dans
cette direction, pour concevoir les deux pôles, celui de la présentation
(l’auto-organisation « directe » hors-État des masses
révolutionnaires) et celui de la re-présentation, comme deux pôles
interdépendants, de sorte que, moyennant un paradoxe proprement hégélien, la
fin de la forme parti-État de l’activité révolutionnaire guidée par la finalité
de la « conquête du pouvoir » coïncide avec la fin de toute
forme d’auto-organisation « directe » (non-représentative), sous la
forme de conseils ou de la « démocratie directe » ?
Lorsque, dans son ouvrage plus récent Logiques des
mondes, Badiou revient sur la Révolution culturelle, nous observons un
déplacement d’accent presque imperceptible par rapport au texte cité
auparavant : la Révolution culturelle a « mis à l’épreuve, pour les
révolutionnaires du monde entier, les limites du léninisme. Elle nous a appris
que les politiques de l’émancipation ne peuvent plus se poursuivre dans le
paradigme de la révolution, ni saisies par la forme-parti. De façon symétrique,
elles ne peuvent pas s’inscrire dans le dispositif parlementaire et électoral.
C’est là que réside le génie obscur de la Révolution culturelle : tout a
commencé quand, saturant pour de vrai les hypothèses précédentes, les
lycéens et étudiants Garde-Rouges, puis les ouvriers de Shangaï, ont prescrit
pour les décennies à venir la réalisation affirmative de ce commencement, dont
eux-mêmes, dans la mesure où leur rage demeurait prise par ce contre quoi ils
s’élevaient, n’explorèrent que la face de pure négation ».
Une tension se fait jour entre ces deux
interprétations : selon le premier texte (« La révolution
culturelle : la dernière révolution ? »), l’échec de la
Révolution culturelle « témoigne, par son impasse même, de l’impossibilité
vraie et entière de libérer la politique du cadre du parti-État qui
l’emprisonne ». La cause de cet échec est à son tour spécifiée à un niveau
qui relève plutôt du sens commun : « le nécessaire maintien, pour des
raisons d’ordre public et de refus de la guerre civile, du cadre général du
parti-État ». En somme, les exigences du « service des
biens » : quelles que soient les perturbations dues à la révolution,
la vie doit continuer, les gens doivent travailler, consommer, etc. et la seule
force capable d’assurer cela, c’est le parti-État. En termes personnalisés, pas
de Mao Tsé Toung sans un Chou En Lai s’assurant que l’État fonctionne pendant
les temps troubles de la Révolution culturelle. Contrairement à cette
affirmation quant à l’impossibilité de libérer la politique du cadre
du parti-État (« l’impossibilité vraie et entière de libérer la politique
du cadre du parti-État qui l’emprisonne »), l’extrait de Logiques des
mondes considère que la leçon de la Révolution culturelle réside dans
l’impossibilité de poursuivre l’activité politique radicale à
l’intérieur du cadre du parti-État : « les politiques de
l’émancipation ne peuvent plus se poursuivre dans le paradigme de la
révolution, ni saisies par la forme-parti ». Ainsi, la politique
révolutionnaire ne peut se pratiquer ni en dehors du cadre du parti-État ni à
l’intérieur de ce cadre. La solution que Badiou donne à cette double
impossibilité (ni dansni en dehors de la forme-État)
est : à distance de la forme-État. En dehors, mais non pas un
dehors destructeur de la forme-État ; plutôt un geste qui consiste à se
soustraire de la forme-État sans la détruire.
La véritable question ici est donc la suivante :
comment cette extériorité au regard de l’État peut-elle devenir
opératoire ? Dans la mesure où la Révolution culturelle signale l’échec de
la tentative de détruire l’État de l’intérieur, de l’abolir, l’alternative
consiste-t-elle à simplement accepter l’État comme un fait, comme l’appareil
qui se charge du « service des biens » et d’opérer à distance de
celui-ci (en le bombardant de proclamations prescriptives et de revendications) ?
Cette position ne se rapproche-t-elle pas toutefois de celle de, par exemple,
Simon Critchley, qui a récemment soutenu que la politique émancipatrice
« actionne, ou, tout simplement, agit, de façon pratique, locale, en
situation, à distance de l’État […] Elle remet l’État en question, elle demande
des comptes à l’ordre établi, non pas en vue de se débarrasser de l’État, même
si cela peut paraître désirable dans un sens utopien, mais afin de l’améliorer
ou d’atténuer ses effets néfastes ».
La principale ambiguïté de cette position réside dans un
étrange non sequitur : si l’État est là pour durer, s’il est
impossible d’abolir l’État (et le capitalisme), alors pourquoi agir à distance
de l’État ? Pourquoi pas dans l’État ? Pourquoi ne pas accepter
la prémisse essentielle de la troisième voie prônée par la nouvelle
social-démocratie ? Il est peut-être temps de prendre au sérieux la
critique obsessionnelle de la « bureaucratie » par Staline, et de
rendre hommage en un sens nouveau, véritablement hégélien, au travail accompli
par la bureaucratie étatique. La caractérisation habituelle des régimes
staliniens en tant que « socialisme bureaucratique » est totalement
erronée et (auto-)mystificatrice. C’est précisément ainsi que le régime stalinien
lui-même percevait son problème, la cause de ses échecs et de ses tracas :
s’il n’y avait pas assez de produits dans les rayons des magasins, si les
autorités ne pouvaient satisfaire les exigences de la population, etc., quoi de
plus simple que de blâmer l’attitude « bureaucratique »
d’indifférence, d’arrogance mesquine, etc. Il n’est guère étonnant qu’à partir
de la fin des années 1920, Staline ne cesse de se livrer à des attaques contre
la bureaucratie, contre l’attitude bureaucratique. Le « bureaucratisme »
n’était rien d’autre qu’un effet du fonctionnement des régimes staliniens, et
le paradoxe est qu’il s’agit du terme le plus impropre qui puisse les
caractériser : ce dont les régimes staliniens étaient véritablement
dépourvus, c’était précisément d’une véritable bureaucratie, d’un appareil
administratif dépolitisé et compétent.
En d’autres termes, ne peut-on pas dire que la position de
Badiou et de Critchley revient à se fier au fait que quelqu’un d’autre assumera
la tâche de faire marcher la machinerie étatique, nous permettant ainsi de nous
tenir dans une distance critique par rapport à l’État ? Allons plus
loin : si l’espace de la politique émancipatrice se définit par une
distance vis-à-vis de l’État, n’abandonnons-nous pas un peu trop facilement ce
terrain (de l’État) aux mains de l’ennemi ? La forme que prend l’État
n’a-t-elle pas une importance cruciale ? La position que nous critiquons
ne conduit- elle pas à réduire cette question cruciale à une place
secondaire ? Le type d’État que nous avons importe-t-il donc si peu ?
Sans même parler de la tentation de faire un pas de plus dans cette direction
négative, et de dire qu’il vaut mieux avoir le mauvais type d’État,
car, dans cette logique, il rend plus facile de tracer les lignes de démarcation.
Cette même logique a poussé les communistes allemands à dire, en 1933, que
Hitler était préférable à la république de Weimar, dans la mesure où,
avec Hitler, nous savons à qui nous avons affaire, la lutte est pure…
Le capitalisme comme
économie politique
Il y a toutefois un autre aspect, encore plus important,
dans l’échec de la Révolution culturelle. Badiou lit cet échec – et plus
généralement l’effondrement du communisme – comme signalant la fin d’une
époque pendant laquelle il était possible d’engendrer en politique la vérité à
un niveau universel, en tant que projet (révolutionnaire) d’ensemble :
aujourd’hui, au lendemain de cette défaite historique, une vérité politique ne
peut être engendrée qu’en tant que (fidélité à un) événement local, lutte locale,
intervention dans une constellation spécifique. Badiou ne souscrit-il pas
cependant ainsi à sa propre version du postmodernisme, à la notion selon
laquelle, aujourd’hui, seuls des actes locaux de « résistance » sont
possibles ?
Suivant cette ligne de pensée, Badiou a récemment relégué le
capitalisme à l’« arrière-plan » naturalisé de notre constellation
historique : le capitalisme en tant que « hors-monde » ne fait
pas partie d’une situation spécifique, il forme l’arrière-plan totalisant d’où
émerge une situation particulière. C’est pourquoi il ne fait plus sens de poursuivre une « politique
anticapitaliste » : la politique est toujours intervention dans une
situation spécifique, dirigée contre des agents spécifiques, on ne peut pas
« combattre » directement l’arrière-plan neutre lui-même. On
ne combat pas le « capitalisme », mais le gouvernement américain, ses
décisions, les mesures qu’il prend, etc.
N’est-il pas vrai, cependant, que cet arrière-plan général
se manifeste, se fait sentir à certains moments précis comme une limitation
tout à fait palpable et brutale ? L’histoire classique de la gauche
actuelle est celle d’un dirigeant élu dans l’enthousiasme général, qui promet
un « monde nouveau » (Mandela, Lula), mais qui, tôt ou tard, habituellement
au bout de deux ans, se heurte au dilemme suivant : osera-t-on toucher aux
mécanismes capitalistes, ou faut-il « jouer le jeu » ? Si on
perturbe ces mécanismes, on est rapidement puni par les perturbations du
marché, le chaos économique, etc. Ainsi, même s’il est vrai que
l’anticapitalisme ne peut être le but direct de l’action politique – en
politique on s’oppose à des agents politiques concrets et à leurs actions, pas
à un « système » anonyme – il n’en faut pas moins appliquer sur
ce point la distinction lacanienne entre but et fin : s’il n’est pas le
but immédiat de la politique émancipatrice, l’anticapitalisme n’en constitue
pas moins sa fin ultime, l’horizon de toute son activité. N’est-ce pas là la
leçon marxienne de la « critique de l’économie politique », totalement
absente chez Badiou ? Même si la sphère de l’économie paraît
« apolitique », elle est le point de référence secret et le principe
structurant des luttes politiques.
Quelques jours avant les élections municipales et
législatives du 16 octobre 2006, le ministère de l’Intérieur de la République
tchèque déclara hors la loi la Jeunesse communiste tchèque. Quelle était
l’« intention criminelle » qui justifiait, selon le ministère de
l’Intérieur, la mise hors la loi de la Jeunesse communiste ? Le fait que son
programme défende la transformation de la propriété privée en propriété
sociale, violant ainsi la constitution de la république tchèque… Affirmer que
la revendication de la propriété sociale des moyens de production est un crime
revient à dire que la pensée moderne de gauche a des racines criminelles.
L’acte à proprement parler est précisément une intervention
qui n’opère pas principalement à l’intérieur d’un arrière-plan donné, mais une
intervention qui en perturbe les coordonnées et le rend visible en
tant qu’arrière plan. Dans la politique actuelle, une condition sine
qua non d’un acte réside dans sa capacité à perturber le statut
d’arrière-plan de l’économie en rendant palpable sa dimension politique, et
c’est pourquoi Marx a écrit sur l’économie politique. Souvenons nous de la
remarque perspicace de Wendy Brown selon laquelle « si le marxisme a une
valeur analytique pour la théorie politique, c’est par son insistance sur le
fait que la question de la liberté était contenue dans les rapports sociaux déclarés
« apolitiques », c’est-à-dire naturalisés – par le discours
libéral [3] ».
Même si l’universalisme de Badiou est, bien entendu,
radicalement opposé aux politiques « de l’identité », ne partage-t-il
pas avec celles-ci la « renaturalisation » du capitalisme sous la
forme de sa réduction à un arrière fonds omniprésent des luttes politiques ?
Ce qui est encore plus ironique est que cette renaturalisation du capitalisme
comme arrière-fond présupposé est la composante idéologique essentielle de ce
que Fukuyama a appelé la « fin de l’histoire ». Tant l’historicisme
généralisé que la contingence constituent en ce sens la confirmation définitive
de cette « fin de l’histoire ». En un sens, il nous faut
effectivement dire aujourd’hui, que, même si l’histoire n’est pas arrivée à son
terme, la notion d’historicité fonctionne de manière différente que par le
passé. Ce qu’il faut entendre par là, c’est que, paradoxalement, tant la
« renaturalisation » du capitalisme que l’expérience que nous faisons
de notre société en tant société réflexive de risque (au sein de laquelle les
phénomènes sont vécus comme contingents) sont, en tant que résultats d’une
construction historiquement contingente, deux faces de la même médaille.
La conception prédominante de l’idéologie est que celle-ci
fixe ou « naturalise » ce qui est effectivement le résultat
contingent d’un processus historique : l’antidote consiste donc à voir les
choses de façon dynamique, en tant que partie d’un processus historique. Mais
aujourd’hui, compte tenu du fait que la notion d’historicité universelle et
celle de contingence font partie de l’idéologie hégémonique, ne convient-il pas
de renverser la perspective et de poser la question suivante : qu’est ce
qui demeure inchangé dans le nomadisme dynamique tant célébré de la société
contemporaine ? La réponse est, bien entendu : la capitalisme, les
rapports capitalistes. Et la relation entre le Même et ce qui change est ici
proprement dialectique : ce qui demeure inchangé – les
rapports capitalistes – forme précisément la constellation qui impulse le
changement incessant, puisque le trait le plus fondamental du capitalisme
réside dans sa dynamique d’« auto-révolutionnement » permanent. S’il
nous fallait mettre en branle le changement véritablement radical, il faudrait
précisément couper les racines de la dynamique sociale incessante de la vie
dans le capitalisme.
La soustraction comme conquête du pouvoir
Quand des
opposants commencent à parler le même langage, il convient toujours d’être
attentif au présupposé qu’ils partagent. Ce point commun est, c’est une règle,
leur point symptômal. Prenons l’exemple de trois philosophes contemporains
aussi différents que Badiou, Critchley et Negri. Comme nous l’avons dit, ils
partagent le présupposé selon lequel l’époque de la politique de l’État-parti,
pour laquelle le but ultime est de contrôler l’appareil d’État, est terminée. La
politique doit désormais se soustraire au domaine de l’État et créer des
espaces en dehors de celui-ci, des « espaces de résistance ». L’autre
versant de ce positionnement réside dans l’acceptation du capitalisme en tant
qu’arrière plan de nos vies : la leçon de la chute des États communistes
est qu’il est dépourvu de sens de « combattre le capitalisme »… C’est
de cet espace partagé qu’il s’agit pour chacun de se soustraire :
« la résistance se présente elle-même comme un exode, un départ hors du
monde… [4] »
Dans un récent entretien [5], Alain Badiou expose le noyau de son diagnostic
politique sur notre sort. Il commence par une distinction entre communisme et
marxisme : il se considère toujours comme un communiste (« le
communisme dans son sens générique signifie simplement que chacun est l’égal de
tout autre au sein de la multiplicité et de la diversité des fonctions
sociales »). « Le marxisme est toutefois autre chose ». Le noyau
du marxisme est ce que Lénine a appelé l’« ABC du communisme » :
« les masses se divisent en classes, les classes sont représentées par des
partis et les partis sont dirigés par des chefs ». C’est cela qui n’est
plus valide aujourd’hui : les masses désorganisées du capitalisme mondial
ne sont plus divisées en classes dans le sens marxiste classique et si la tâche
demeure d’organiser politiquement les masses, cela ne peut plus être fait dans
le cadre de l’ancien parti-classe : « le modèle d’un parti centralisé
a rendu possible une nouvelle forme de pouvoir qui n’était pas autre chose que
le pouvoir du parti. Nous
sommes maintenant dans ce que j’appelle une « distance à l’État ». Et
cela avant tout parce que la question du pouvoir n’est plus « immédiate » :
la « conquête du pouvoir » dans un sens insurrectionnel ne paraît
possible nulle part aujourd’hui ».
Trois
points doivent être relevés ici :
– tout d’abord, la définition ambiguë du communisme
comme égalité « au sein de la multiplicité et de la diversité des
fonctions ». Ce que cette définition évite est l’inégalité engendrée
précisément par cette « multiplicité et diversité des
fonctions » ;
– deuxièmement, la conception de l’antagonisme de
classe en tant que simple « division des masses en classes » réduit
celui-ci à une subdivision interne du corps social en membres séparés, ignorant
le statut de cet antagonisme comme coupure traversant la totalité du corps
social ;
– troisièmement, quel est exactement le statut de cette
impossibilité de la conquête du pouvoir ? S’agit-il d’un recul temporaire,
le signe d’une situation non-révolutionnaire, ou bien est-ce l’indication d’une
limitation du modèle de la révolution centré sur le parti-État ? Badiou
opte pour la seconde version.
Dans cette nouvelle situation, nous avons besoin, toujours
selon Badiou, d’une nouvelle forme de politique, la « politique de la
soustraction », celle de processus politiques qui sont « indépendants
de » ou « soustraits à » l’autorité de l’État. Contrairement à
la forme insurrectionnelle du parti, cette politique de la soustraction n’est
plus immédiatement destructrice, antagoniste ou militarisée ». Cette
politique est à distance de l’État, elle n’est plus « structurée ou
polarisée par l’agenda et les délais fixés par l’État ». Comment nous faut-il penser cette extériorité
par rapport à l’État ? Badiou propose sur ce point une distinction
conceptuelle essentielle, celle entre destruction et soustraction : une
soustraction « ne dépend plus des lois dominantes de la réalité politique
d’une situation. Elle est toutefois également irréductible à la destruction de
ces lois. Une soustraction peut laisser encore en place les lois de la
situation. Ce que fait la soustraction c’est d’apporter un point d’autonomie.
C’est une négation, mais elle ne peut être identifiée à la partie proprement
destructive de la négation ». « Nous avons besoin, poursuit Badiou,
« d’une « soustraction originaire », capable de créer un nouvel
espace d’indépendance et d’autonomie par rapport aux lois dominantes de la
situation ».
La
catégorie philosophique sous-jacente que Badiou est ici en train de
problématiser est la notion hégélienne de « négation déterminée »,
d’une négation/destruction dont le résultat n’est pas égal à zéro :
« contrairement à Hegel, pour qui la négation d’une négation produit une
nouvelle affirmation, je pense qu’il faut dire qu’aujourd’hui la négativité, à
proprement parler, ne crée rien de nouveau. Elle détruit l’ancien, bien
sûr, mais elle ne suscite pas de création nouvelle ». Ce lien entre
dialectique hégélienne et politique révolutionnaire est crucial :
« tout comme le parti, qui fût naguère la forme victorieuse de
l’insurrection, est aujourd’hui dépassé, la théorie dialectique de la négation
est périmée ». Malheureusement, tout cela conduit Badiou au
pseudo-problème d’un « ajustement ou d’un calibrage entre la partie
proprement négative de la négation et la partie que j’ai nommée
“soustractive” » : « Ce que j’appelle une “négation faible”, la
réduction de la politique à l’opposition démocratique, peut être comprise comme
une soustraction qui s’est tellement détachée de la négation destructive
qu’elle ne se distingue plus de ce que Habermas appelle “consensus”. D’un autre
côté, nous assistons à une tentative désespérée de maintenir la destruction
comme une pure figure de la création et du nouveau. Ce symptôme revêt souvent
une dimension religieuse et nihiliste ».
En somme, la tâche consiste à trouver une mesure adéquate
entre la pure soustraction démocratique, privée de son potentiel destructeur,
et une négation purement destructrice (« terroriste »). Le problème
est ici que cette « disjonction interne de la négation » entre un
aspect destructif et un aspect soustractif reproduit exactement la disjonction
contre laquelle s’est élevée la notion hégélienne de « négation
déterminée ». Badiou est conscient du fait qu’il ne faut pas renoncer à la
violence. Il convient plutôt de la reconceptualiser en tant que violence
défensive, défense de l’espace autonome créé par la soustraction, à l’instar de
la défense de leur territoire libéré par les zapatistes ». L’exemple donné
par Badiou de cette « juste mesure » pose plus de question qu’il n’en
résout. Il s’agit du mouvement polonais Solidarité qui a
pratiqué : « une nouvelle dialectique entre les moyens d’action
classiquement définis comme négatifs – la grève, les manifestations,
etc. – et quelque chose comme la création d’un espace d’autonomie dans les
usines. L’objectif n’était pas de prendre le pouvoir, de remplacer un pouvoir
existant, mais d’obliger l’État à inventer un nouveau rapport aux
ouvriers ».
Toutefois, la raison de la brièveté de cette expérience
réside, comme Badiou le relève lui-même, dans le fait qu’elle correspond
clairement à la deuxième parmi les trois phases de la dissidence :
1/ critiquer le régime dans ses propres termes :
« nous voulons le vrai socialisme ! » ; ce qui est ainsi
reproché au parti dominant est la trahison de ses propres racines
socialistes ;
2/ le contre-reproche du parti au pouvoir que cette adhésion au socialisme est hypocrite, suivi par l’aveu explicite des opposants : oui, nous nous situons bien en dehors de l’idéologie socialiste dominante, mais nous ne voulons pas le pouvoir, juste notre autonomie et nous demandons par ailleurs que les détenteurs du pouvoirs respectent certaines règles éthiques élémentaires (les droits de l’homme, etc.) ;
3/ le reproche du parti au pouvoir selon lequel ce désintérêt quant à la prise du pouvoir est hypocrite, les dissidents en réalité veulent le pouvoir, est suivi de l’aveu ouvert de ces derniers : oui, pourquoi pas, nous voulons le pouvoir… Tout le problème de la « juste mesure » est en réalité un faux problème. La soustraction est la négation de la négation (ou la « négation déterminée ») : au lieu de nier-détruire directement le pouvoir en place, en restant interne à son terrain, elle subvertit ce terrain même, ouvrant de la sorte un nouvel espace positif. Le point crucial est qu’il y a soustraction et soustraction. Badiou s’engage dans une régression conceptuelle lorsqu’il qualifie la position social-démocrate de pure soustraction : la soustraction démocratique n’en est en fait pas une. C’est plutôt les terroristes nihilistes qui opèrent effectivement une soustraction, en créant leur propre espace d’identité religieuse fondamentaliste. Une autre soustraction « pure » est celle du retrait méditatif type New Age, qui créé son propre espace tout en laissant intacte la réalité sociale. Il a également la pure destruction : les explosions de violence dépourvue d’objectifs comme les incendies de voitures dans les banlieues françaises en 2005.
Quand est-ce que la soustraction crée donc un nouvel
espace ? La seule réponse adéquate est : quand elle sape les
coordonnées du système dont elle se soustrait, en le frappant en son point de
« torsion symptomale ». Imaginer le proverbial château de cartes ou
un montage de tiges en bois qui se soutiennent mutuellement de telle sorte que
lorsqu’on retire – soustrait – une seule carte ou tige, l’ensemble de l’édifice
s’effondre : c’est cela le véritable art de la soustraction.
L’élément le plus précieux du concept de soustraction selon
Badiou est l’idée que le geste négatif du retrait est en soi productif, qu’il
ouvre sur une dimension nouvelle. On peut risquer l’hypothèse que c’est là que
réside la différence entre le kitch et l’art véritable. Comment transforme-t-on un produit kitch en une
oeuvre d’art ? Non pas en lui ajoutant une « dimension plus
profonde » mais en lui enlevant quelque chose pour engendrer cette
« dimension plus profonde ». Le kitch est toujours trop explicite, il dit ou montre toujours trop, il
comble tous les écarts.
Je me souviens de ma propre jeunesse ce que le censeur
anonyme de la Yougoslavie communiste a fait sur le film de William
Wyler, Ben Hur : puisque la défense directe du christianisme à
l’écran n’était pas possible, il a coupé la troisième partie du film, la
crucifixion et la guérison magique de la lèpre de la mère et de la soeur du
héros. Le film se termine ainsi avec la célèbre scène de la course de chars,
quand le héros apprend que sa mère et sa soeur sont dans une colonie de
lépreux. Dans les derniers plans du film, nous le voyons marcher seul dans le
champ de courses déserté, héros tragique faisant l’expérience de la coïncidence
entre le moment de la victoire sur l’ennemi et celui de la défaite. Cette
soustraction, cette simple coupe, n’a-t-elle pas changé une pièce ennuyeuse et
ridicule de propagande religieuse quasiment en une œuvre d’art, un amer drame
existentiel (sans que l’intention du censeur y soit naturellement pour que ce
soit) ?
La même chose n’est-elle pas vraie des statues grecques de
l’Antiquité ? La Vénus de Milo que nous admirons présente des failles et
des morceaux manquants, dont les bras et la couleur du torse. Dans son état
originel, la statue n’était pas simplement entière mais également colorée. Le
paradoxe est que s’il fallait reconstituer cet état d’origine, le résultat
serait kitch. Il en va de même, à un niveau différent, de la notion lacanienne
de castration symbolique : ce n’est pas simplement un acte négatif mais un
acte négatif considéré en tant que tel comme productif, ouvrant l’espace du
sens et du désir.
Souvenons-nous de l’intrigue de l’ouvrage de José
Saramago Lucidité, dans lequel les électeurs refusent massivement de voter
et multiplient les votes blancs, jetant l’ensemble du système politique,
gouvernement et opposition de conserve, dans la panique la plus totale. Un tel
acte est une soustraction à l’état pur : l’acte de retrait d’un rituel de
légitimation fait de l’État quelque chose de comparable au chat des dessins
animés, suspendus en l’air au-dessus d’un gouffre. Leurs actes n’étant plus
couverts par une légitimation démocratique, les détenteurs du pouvoir sont
soudain privés de la possibilité de dire à ceux qui les contestent :
« qui êtes-vous pour nous critiquer ? Nous sommes un gouvernement
élu, nous pouvons faire ce que nous voulons ». Privés de légitimité, ils
doivent la conquérir au prix fort, par leurs actes.
Je me rappelle des dernières années du pouvoir communiste en
Slovénie : il n’y a pas eu gouvernement plus désireux de gagner sa
légitimité et de faire quelque chose pour le peuple que celui de cette époque,
qui essayait de plaire à tout le monde, précisément à cause du fait que
l’occupation du pouvoir par les communistes n’était pas démocratiquement
légitimée, ce que tout le monde savait, y compris les communistes. À partir du
moment où les communistes comprirent que leur fin était proche, ils savaient
qu’ils seraient sévèrement jugés.
Une objection évidente surgit ici : n’est-ce pas là ce
qui se passe aujourd’hui, avec l’indifférence croissante et l’abstention des
électeurs ? Ceux qui détiennent le pouvoir ne se sentent aucunément
menacés par de tels phénomènes, où se trouve donc leur aspect subversif ?
La réponse réside dans le rôle du grand Autre. La majorité de ceux qui ne
votent pas ne le font pas en tant que geste actif de protestation, mais sur le
mode de compter sur les autres. « Je ne vote pas, mais je compte sur les
autres pour le faire à ma place… ». Le non-vote devient un acte quand il
affecte le grand Autre.
En ce sens précis, la soustraction est déjà la
« négation de la négation » hégélienne. La première négation est une
destruction directe, elle nie/détruit de façon violente le contenu positif de
ce à quoi elle s’oppose à l’intérieur du même terrain partagé. Une soustraction
proprement dite change, au contraire, les coordonnées du terrain sur lequel se
déroule la lutte elle-même. Dans certaines formulations de Badiou, ce point
crucial est manquant. Peter Hallward a déjà attiré l’attention aux sens
multiples de la « soustraction » badiousienne, un peu à l’instar de
la « famille » de significations de Wittgenstein [6]. L’axe principal est celui qui différencie la
« soustraction de » (du domaine de l’État, pour créer un espace
autonome) de la soustraction comme « réduction à la différence
minimale », mouvement mené à partir de la multiplicité vers l’antagonisme
fondamental et qui fait apparaître la ligne de démarcation.
Ce second
sens est crucial. Notre expérience immédiate d’une situation réelle est celle
d’une multitude d’éléments particuliers qui coexistent. Une société, par
exemple, est composée d’une multitude de strates ou de groupes, et la tâche de
la démocratie est d’organiser une forme vivable de coexistence de tous ces
éléments : toutes les voix doivent être entendues, leurs intérêts et
revendications pris en compte. La tâche d’une politique d’émancipation radicale
consiste, à l’inverse, à « soustraire » de cette multiplicité la
tension antagoniste sous-jacente (nous voyons immédiatement combien nous sommes
loin de la critique à la mode de la « logique binaire » ; la
tâche est précisément de réduire la multiplicité à sa « différence
minimale »). Ce qui revient à dire que, dans la multiplicité des éléments,
des parties, nous devons isoler la part de ceux qui, malgré leur inclusion
formelle dans l’ensemble social, sont dépourvus de place en son sein. Cet
élément désigne le point symptomal de l’universalité : bien qu’il
appartienne à son terrain, il en sape le principe universel. Ce que cela veut
dire c’est que, en cet élément, la différence spécifique coïncide avec la
différence universelle. Cette part n’est pas simplement différenciée par
rapport à d’autres éléments particuliers au sein de l’unité universelle
englobante, elle se pose également dans un rapport de tension antagoniste avec
le principe universel de cette société en tant que tel. Tout se passe comme si
la société devait inclure un élément qui nie l’universalité même qui la
définit. La politique d’émancipation est toujours centrée sur cette « part
des sans part » : les immigrants qui « sont ici mais pas d’ici »,
ceux qui vivent dans des bidonvilles tout en étant formellement des citoyens,
et qui subissent l’exclusion de l’ordre civil et politique, etc. Une telle
politique réduit ainsi la complexité du corps social multiple à la
« différence minimale » entre la classe dominante/gouvernante
universelle et ceux dont l’existence remet en cause son principe.
C’est sur ce point que le passage matérialiste-dialectique
du Deux au Trois prend toute sa signification : l’axiome de la politique
communiste ne réside pas simplement dans la lutte de classe dualiste, mais,
plus précisément, dans le Tiers moment en tant que soustraction du Deux de la
politique hégémonique. Pour le dire autrement, le terrain idéologique hégémonique
nous impose un champ de visibilité (idéologique) qui comporte son propre
principe de contradiction. Ajourd’hui c’est l’opposition entre, d’un côté, le
marché-la liberté-la démocratie et, de l’autre, le fondamentalisme-le
terrorisme-le totalitarisme, l’« islamofacisme », etc. La première
chose à faire est de rejetter, de se soustraire de cette opposition, de la
percevoir comme une fausse opposition destinée à occulter la véritable ligne de
partage. La formule de Lacan pour ce redoublement est 1+1=a : l’antagonisme
« officiel » le Deux) est toujours soutenu par un « reste
invisible » qui indique la dimension forclose. En d’autres termes, le
véritable antagonisme est toujours réflexif, c’est l’antagonisme entre
l’antagonisme « officiel » et ce qui est forclos par celui-ci. C’est
pourquoi dans les mathématiques de Lacan 1+1=3. Aujourd’hui, par exemple, le
véritable antagonisme n’est pas entre multiculturalisme libéral et
fondamentalisme mais entre le champ même de leur opposition et le Tiers exclu,
la politique d’émancipation radicale.
Pour la dictature du
prolétariat
Telle est
donc la soustraction à opérer : la soustraction hors du champ
hégémonique qui intervient simultanément dans ce champ, pour le
réduire à sa différence minimale occultée. Une telle soustraction est
extrêmement violente, davantage même que la destruction/purification :
c’est la réduction à la différence minimale, la différence de la part des sans
part, entre un et zéro, les groupes et le prolétariat. Ce n’est pas
simplement une soustraction du sujet hors du champ hégémonique mais
une soustraction qui affecte de façon violente ce champ lui-même,
mettant à nu ses véritables fondements. Une telle soustraction n’ajoute pas une
troisième position aux deux positions dont la tension caractérise le champ
hégémonique (de sorte que nous ayons à présent, en plus du libéralisme et du
fondamentalisme, la politique d’émancipation de la gauche radicale). Ce
troisième terme vient plutôt « dénaturaliser » l’ensemble du champ
hégémonique, en révélant la complicité sous-jacente des deux pôles opposés qui
le constituent.
Prenons l’exemple de la pièce Roméo et Juliette de
Shakespeare : l’opposition hégémonique ici est celle entre les Capulet et
des Montaigu, c’est l’opposition dans l’ordre positif de l’Être, une question
stupide d’appartenance à un ensemble particulier, tel ou tel clan familial.
Faire de cette question la « différence minimale », subordonner tous
les autres choix à celui-ci en tant qu’il est le seul choix qui importe
vraiment, serait une erreur. Le choix de Roméo et de Juliette par rapport à
cette opposition hégémonique est précisément celui de la soustraction :
leur acte d’amour les singularise, il les soustrait à son emprise, et leur
permet de constitue leur propre espace amoureux qui, à partir du moment où il
est pratiqué en tant que mariage, et pas simplement comme une transgression
d’ordre privé, perturbe l’opposition hégémonique.
La chose cruciale qu’il convient ici de noter est qu’un tel
geste de soustraction au nom de l’amour ne peut « marcher » que par
rapport aux différences de « substance » entre domaines particuliers
(ethnique, religieux), mais non en ce qui touche à la différence de
classe : la différence de classe est « non-soustractive », on ne
peut pas s’y soustraire car elle n’est pas une différence entre régions
particulières de l’être social, elle coupe et traverse l’espace social dans sa
totalité. Confronté à la différence de classe, le lien amoureux n’a que deux
solutions : il est, en d’autres termes, obligé de prendre parti :
soit le partenaire de la classe inférieure est gracieusement accepté dans la
classe supérieure, soit le partenaire de la classe supérieure renonce à sa
classe dans un geste de solidarité politique avec la classe inférieure.
C’est ici que réside le dilemme de la soustraction : ou
bien c’est une soustraction/retrait qui laisse intact le terrain dont elle se
retire, voire même qui fonctionne comme son supplément inhérent, à l’instar de
la « soustraction » du vrai Moi hors de la réalité sociale proposée
par les méditationsNew Age. Ou bien, c’est une soustraction qui perturbe
violemment le champ dont elle se retire. La première soustraction s’accorde
parfaitement avec la biopolitique post-politique. Que peut donc être l’opposé
de la biopolitique ?
L’un des noms de cette soustraction est « dictature du
prolétariat ». « Dictature » désigne le rôle hégémonique dans
l’espace politique et « prolétariat » ceux qui sont « en
dehors » de l’espace social, la part des sans-part dépourvue de véritable
place au sein de cet espace. C’est pourquoi le rejet trop rapide du prolétariat
en tant que « classe universelle » passe à côté du problème : le
prolétariat n’est pas la classe universelle au sens où la bureaucratie l’est
pour Hegel, occupant directement la place de l’intérêt universel de la société
(par opposition aux autres « états » qui défendent leurs intérêts
particuliers). Ce qui qualifie le prolétariat pour ce rôle, c’est en fin de
compte un trait négatif : toutes les autres classes sont capables
d’accéder à un statut de « classe dominante », tandis que le
prolétariat ne peut le faire qu’en s’abolissant lui-même en tant que classe.
« Ce qui fait de la classe ouvrière une force agissante
et la dote d’une mission, ce n’est ni sa pauvreté, ni son organisation
militante et pseudo-militaire, ni sa proximité aux moyens (principalement
industriels) de production. C’est uniquement son incapacité structurelle de se
constituer en tant qu’autre classe dominante qui lui assigne une telle mission.
Le prolétariat est la seule classe (révolutionnaire) dans l’histoire qui
s’abolit lui-même dans l’acte qui abolit son opposé. Le « peuple »,
d’un autre côté, fait d’une myriade de classes et de sous-classes, de strates
sociales et économiques, est structurellement incapable d’assumer une telle
mission. Au contraire, à chaque fois qu’une telle « tâche
historique » est assignée au peuple en tant que tel, l’issue a toujours
consisté dans la montée d’une bourgeoisie en devenir, qui, à travers un
processus de croissance accélérée, s’organise elle-même en classe
dominante [7] ».
Il y a plus que de l’hypocrisie dans le fait que, lors du
moment culminant du stalinisme, lorsque l’édifice social tout entier était
secoué par les purges, la nouvelle constitution de 1936 proclame la fin du
caractère « de classe » du pouvoir soviétique (le droit de vote des
membres des anciennes classes exploiteuses était rétabli) et que, par la suite,
les régimes socialistes se soient appelés des « démocraties
populaires ». L’opposition entre prolétariat et « peuple » est
ici cruciale : en termes hégéliens, leur opposition est l’opposition même
entre « vraie » et « fausse » universalité. Le peuple
est inclusif, le prolétariat exclusif ; le peuple combat les intrus, les
parasites, ceux qui entravent sa pleine auto-affirmation, le prolétariat mène
une lutte qui divise le peuple dans son noyau même. Le peuple veut s’affirmer,
le prolétariat s’abolir.
Cet étrange couplage de la dictature et de la démocratie est
fondé sur la tension inhérente à la notion même de démocratie. Il y a deux
aspects élémentaires et irréductibles de la démocratie : d’un côté, la
violente imposition égalitaire de ceux qui sont « surnuméraires », de
la « part des sans part », de ceux qui tout en étant inclus dans
l’édifice social n’y occupent pas de place déterminée ; et, de l’autre, la
procédure universelle (plus ou moins) réglée consistant à choisir ceux qui vont
exercer le pouvoir. Quelle relation ces deux aspects entretiennent-ils ?
Et si la démocratie dans le second sens (la procédure réglée qui enregistre la
« voix du peuple ») était en fin de compte une défense contre
elle-même, contre la démocratie dans le sens d’une intrusion violente de la
logique égalitaire qui perturbe le fonctionnement hiérarchique de l’édifice
social, une tentative de rendre cet excès fonctionnel, d’en faire une partie du
cours normal de l’ordre social ? Dans cette perspective, l’aspect
terroriste de la démocratie – l’imposition égalitaire violente de ceux qui sont
« surnuméraires », de la « part des sans part », ne peut
apparaître que comme une distorsion « totalitaire ». Comment, au sein
de cet horizon, la ligne qui sépare l’authentique explosion démocratique de
terreur révolutionnaire du régime « totalitaire » du parti-État (ou,
pour le dire en termes réactionnaires, la ligne qui sépare le « règne de
la foule des dépossédés » de l’oppression brutale de la « foule »
par le parti-État) est-elle oblitérée ? On peut, bien entendu, argumenter
en disant que le « règne direct de la foule » est intrinsèquement
instable et qu’il se renverse nécessairement en son contraire, une tyrannie sur
la foule elle-même. Toutefois,
cette position ne change en rien le fait que, précisément, nous avons affaire à
un renversement, à un tournant radical.
Je voudrais sur ce point rappeler la défense de la
démocratie multipartite par Karl Kautsky. Celui-ci concevait la victoire du
socialisme comme la victoire parlementaire du parti social-démocrate, et il a
même suggéré que la forme politique appropriée au passage du capitalisme au
socialisme est la coalition parlementaire entre partis bourgeois progressistes
et partis socialistes. On est tenté de mener cette logique à son terme et
suggérer que, pour Kautsky, la seule révolution acceptable survient suite à un
référendum au cours duquel 51% au moins des travailleurs l’auraient approuvée.
Dans ses écrits de 1917, Lénine réservait son ironie la plus
acerbe à l’intention de ceux qui s’engagent dans la recherche interminable
d’une « garantie » de la révolution. Cette garantie prend deux formes
principales : soit la notion réifiée de « nécessité
sociale » : il ne faut pas tenter trop tôt la révolution, il faut
attendre le moment opportun, lorsque la situation sera « mûre » eu
égard aux lois du développement historique ; il est trop tôt pour la
révolution socialiste, la classe ouvrière n’est pas encore mûre. Soit la
légitimité normative « démocratique » : la majorité de la
population n’est pas de notre côté, la révolution ne sera donc pas vraiment
démocratique. Ainsi que Lénine le répète, c’est comme si, avant de tenter de
s’emparer du pouvoir, l’agent révolutionnaire demandait l’autorisation à une
figure de grand Autre (qui, par un référendum, déciderait si la majorité
soutient la révolution). Pour
Lénine, comme pour Lacan, la révolution ne s’autorise que d’elle-même : il
faut assumer le fait que l’acterévolutionnaire n’est pas couvert par le grand
Autre. La peur de prendre le pouvoir prématurément, la recherche de la
garantie, ne sont que la peur devant l’abyme de l’acte.
La démocratie n’est donc pas seulement
l’« institutionnalisation du manque de l’Autre ». Par
l’institutionnalisation du manque, elle le neutralise, le normalise, de sorte
que l’inexistence du grand Autre (le « il n’y a pas de grand Autre »
de Lacan) est elle-même à nouveau suspendue : le grand Autre est à nouveau
présent sous la forme de légitimation/autorisation démocratique de nos actes.
Dans une démocratie, mes actes sont « couverts » en tant qu’actes
légitimes qui portent la volonté majoritaire. À l’opposé de cette logique, le
rôle des forces émancipatrices n’est pas de « refléter » passivement
une majorité, mais de créer une majorité nouvelle.
C’est sur fond de ce débat qu’on peut formuler une critique
de l’esthétique politique de Jacques Rancière, de son idée de la dimension
esthétique de l’acte proprement politique. Une explosion démocratique
reconfigure la « police » hiérarchique établie au sein de l’espace
social, elle amène le spectacle d’un ordre différent,
d’un partage différent de l’espace public. Dans l’actuelle
« société du spectacle » une telle reconfiguration esthétique a perdu
sa dimension subversive : elle est aisément récupérable par l’ordre
existant. La véritable tâche ne renvoie pas aux explosions démocratiques
momentanées qui subvertissent l’ordre de la police, mais à la dimension
désignée par Badiou comme celle de la « fidélité » à
l’événement : comment traduire/inscrire l’explosion démocratique dans
l’ordre positif de la « police », comment imposer à la réalité
sociale un nouvel ordre durable. C’est làla dimension
véritablement « terroriste » de toute explosion démocratique
authentique : l’imposition brutale d’un ordre nouveau. Et c’est pourquoi,
alors que tout le monde aime les explosions carnavalesques/spectaculaires de la
volonté populaire, l’angoisse monte dès lors que cette volonté cherche à durer,
à s’institutionnaliser.
Une remarque de conclusion : l’expression philosophique
du point faible d’Alain Badiou que j’ai tenté d’analyser réside dans sa
distinction entre l’homme en tant qu’« animal humain » mortel et le
sujet « inhumain » en tant qu’agent d’une procédure de vérité :
l’homme est à la recherche du bonheur et des plaisirs, il a peur de la mort,
etc., c’est un animal doté d’instrument supérieurs pour atteindre ses fins. Ce
n’est qu’en tant que sujet fidèle à un événement-Vérité qu’il s’élève
véritablement au-dessus de l’animalité. Le problème de ce dualisme est qu’il ignore
la leçon essentielle de Freud : il n’y a pas d’« animal
humain », l’être humain est dès sa naissance (et même avant) dégagé des
contraintes animales, ses instincts sont « dénaturalisés », il est
pris dans la circularité de la pulsion (de mort), il fonctionne « au-delà
du principe de plaisir », marqué par le stigmate de ce qu’Éric Santner
appelle la « non-mort », ou l’excès de la vie. C’est pourquoi il n’y
a pas de place pour la pulsion de mort dans l’édifice de Badiou, pour la « distorsion »
de l’animalité humaine qui précède la fidélité à l’événement. Ce n’est pas
seulement le « miracle » d’une rencontre traumatique avec l’événement
qui fait dévier l’être humain de l’animalité : sa libido est déjà en-elle
même déviée. Il faudrait ainsi renverser la critique habituelle adressée à
Badiou : ce qui est problématique, ce n’est pas le caractère
quasi-religieux du miracle de l’Événement, mais l’ordre « naturel »
que cet Événement vient perturber.
Les intertitres sont
du traducteur
[1].
Luc Boltanski & Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard, 1999.
[5]. Filippe del Lucchese & Jason
Baker, Entretien avec Alain Badiou (Los Angeles, 7 février 2007).
Toutes les citations non référencées renvoient au manuscrit de cet entretien.
Intervention
au séminaire «Marx au xxie siècle: L’esprit & la
lettre», Paris : 27 octobre 2007. Traduit de l’anglais par Stathis Kouvélakis