
- Cahier de prison XXX selon numérotation Tatiana Schucht, 13 selon numérotation Valentino Gerratana
A un certain point de leur vie historique, les groupes
sociaux se détachent de leurs partis traditionnels, c'est-à-dire que les partis
traditionnels, dans la forme d'organisation qu'ils présentent, avec les hommes
bien déterminés qui les constituent, les représentent, et les dirigent, ne sont
plus reconnus comme expression propre de leur classe ou fraction de classe.
Quand ces crises se manifestent, la situation immédiate devient délicate et
dangereuse, parce que le champ est ouvert aux solutions de force, à l'activité
des puissances obscures, représentées par les hommes providentiels.
Comment se forment ces situations d'opposition entre
« représentés et représentants » qui, du terrain des partis
(organisations de parti au sens étroit de l'expression, domaine
électoral-parlementaire, organisation de la presse) se reflètent dans tout
l'organisme d'État, en renforçant la position correspondante du pouvoir bureaucratique
(civil et militaire), de la haute finance, de l’Église et en général de tous
les organismes relativement indépendants des fluctuations de l'opinion
publique ? Dans chaque pays, le processus est différent, bien que le
contenu soit le même. Et le contenu est la crise d'hégémonie de la classe
dirigeante, qui se produit, ou bien parce que la classe dirigeante a échoué dans
une de ses grandes entreprises politiques pour laquelle elle a demande ou exige
par la force le consentement des grandes masses (la guerre par exemple) ou bien
parce que de larges masses (surtout de paysans et d'intellectuels
petit-bourgeois) sont soudain passées de la passivité politique à une certaine
activité et qu'elles posent des revendications qui, dans leur ensemble
inorganique, constituent une révolution. On parle de « crise
d'autorité » et c'est précisément cela la crise d'hégémonie, ou crise de
l'État dans son ensemble.
La crise crée des situations immédiates dangereuses, parce
que les différentes couches de la population ne possèdent pas la même capacité
de s'orienter rapidement et de se réorganiser avec le même rythme. La classe
dirigeante traditionnelle, qui a un personnel nombreux et entraîné, change
d'hommes et de programmes et récupère le contrôle qui était en train de lui
échapper avec plus de célérité que ne peuvent le faire les classes
subalternes ; elle fera s'il le faut des sacrifices, elle s'exposera à un
avenir obscur chargé de promesses démagogiques, mais elle maintient le pouvoir,
le renforce pour le moment et s'en sert pour écraser l'adversaire et disperser
sa direction qui ne peut être ni très nombreuse ni très experte. Le passage des
troupes d'un grand nombre de partis sous le drapeau d'un parti unique, qui
représente mieux et résume les besoins de la classe tout entière, est un
phénomène organique et normal, même si son rythme est très rapide et quasi
foudroyant en comparaison avec des périodes de calme : il représente la
fusion de tout un groupe social sous une direction unique, considérée comme la
seule capable de résoudre un problème majeur de l'existence et d'éloigner un
danger mortel. Quand la crise ne trouve pas cette solution organique, mais
celle du chef providentiel, cela signifie qu'il existe un équilibre statique
(dont les facteurs peuvent être disparates, mais où dominent l'immaturité des
forces progressives) ; qu'aucun groupe, ni le groupe conservateur ni le
groupe progressif, n'a la force de vaincre et que le groupe conservateur lui
aussi a besoin d'un maître1.
Cet ordre de phénomènes est à rattacher à une des questions
les plus importantes qui concernent le parti politique ; à la capacité du
parti de réagir contre l'esprit d'habitude, contre les tendances à se momifier
et à devenir anachronique. Les
partis naissent et se constituent en organisation pour diriger la situation à
des moments vitaux pour leurs classes ; mais ce n'est pas toujours qu'ils
savent s'adapter aux nouvelles tâches et aux époques nouvelles, pas toujours
qu'ils savent se développer au rythme où se développent l'ensemble des rapports
de forces (et par suite position correspondante de leurs classes) dans un pays
déterminé ou sur le plan international. Quand on analyse ces développements des
partis, il faut distinguer : le groupe social ; la masse de
parti ; la bureaucratie et l'état-major du parti. La bureaucratie est la
force routinière et conservatrice la plus dangereuse ; si elle finit par
constituer un corps solidaire et à part, et qui se sent indépendant de la
masse, le parti finit par devenir anachronique, et dans les moments de crise aiguë
il arrive à être vidé de son contenu social et reste comme construit dans le
vide. On peut voir ce qui arrive à une série de partis allemands avec
l'expansion de l'hitlérisme. Les partis français constituent un riche terrain
pour de telles recherches : ils sont tous momifiés et anachroniques,
documents historiques-politiques des diverses phases de l'histoire passée de
la France, dont ils ont gardé la terminologie vieillie ; leur crise peut
devenir encore plus catastrophique que celle des partis allemands.
Quand on
examine cet ordre d'événements, on néglige généralement de faire une juste
place à l'élément bureaucratique, civil et militaire, et on ne pense pas en
outre que dans une telle analyse ne doivent pas seulement entrer les éléments
militaires et bureaucratiques en action, mais les couches sociales où, dans le
contexte des États considérés, se recrute traditionnellement la bureaucratie. Un
mouvement politique peut être de caractère militaire même si l'armée en tant
que telle n'y participe pas ouvertement ; un gouvernement peut être de
caractère militaire même si l'armée en tant que telle ne participe pas au
gouvernement. Dans certaines situations, il peut arriver qu'il faille ne pas
« découvrir » l’armée, ne pas la faire sortir de la constitutionnalité,
ne pas porter la politique parmi les soldats, comme on dit, pour maintenir
l'homogénéité entre officiers et soldats sur un terrain d'apparente neutralité,
au-dessus des factions ; et pourtant c'est l'armée, c'est-à-dire
l'état-major et le corps des officiers, qui détermine la nouvelle situation et
la domine. D'ailleurs, il n'est pas vrai que l'armée, selon les constitutions,
ne doit jamais faire de politique ; l'armée devrait justement défendre la
constitution, c'est-à-dire la forme légale de l'État, et les institutions qui
vont de pair ; aussi la prétendue neutralité signifie-t-elle uniquement
appui au clan réactionnaire, mais il faut bien dans de telles situations, poser
ainsi la question si l'on veut empêcher que dans l'armée se reproduisent les
divergences du pays et que disparaisse le pouvoir déterminant de l'état-major
par suite de la désagrégation de l'instrument militaire. Tous ces éléments d'observation ne sont certes
pas absolus ; suivant les moments historiques et suivant les pays, ils ont
un poids bien différent.
La première
recherche à faire est la suivante : existe-t-il dans un pays déterminé une
couche sociale nombreuse pour laquelle la carrière bureaucratique, civile et
militaire, soit un élément très important de vie économique et d'affirmation
politique (participation effective au pouvoir, même indirectement, en usant du
« chantage ») ? Dans l'Europe moderne, on peut reconnaître cette
couche dans la moyenne et petite bourgeoisie rurale, qui est plus ou moins
nombreuse dans les différents pays suivant le développement des forces
industrielles, d'une part, et de la réforme agraire, d'autre part. Certes, la
carrière bureaucratique (civile et militaire) n'est pas un monopole de cette
couche sociale ; toutefois, elle lui convient particulièrement à cause de
la fonction sociale que cette couche détient et des tendances psychologiques
que cette fonction détermine ou favorise ; ces deux éléments donnent à
l'ensemble du groupe social une certaine homogénéité, une certaine énergie dans
la direction, et par suite une valeur politique et une fonction souvent
décisive à l'ensemble de l'organisme social. Les éléments de ce groupe sont
habitués à commander directement à des équipes parfois même très réduites,
mais à commander « politiquement », non pas « économiquement » ;
c'est-à-dire que dans leur art du commandement n'entre pas l'aptitude à
ordonner les « choses », à ordonner « les hommes et les
choses » en un tout organique, comme le veut la production industrielle,
car ce groupe n'a pas de fonctions économiques au sens moderne du mot. Il a un
revenu parce que juridiquement il est propriétaire d'une partie du sol
national, et sa fonction est essentiellement d'interdire au cultivateur, par
des moyens politiques, d'améliorer son existence, car toute amélioration
relative de la situation du paysan serait catastrophique pour sa position
sociale. La misère chronique et le travail prolongé du paysan, avec
l'abrutissement qui s'ensuit, sont pour lui une nécessité primordiale. C'est
pourquoi il déploie la plus grande énergie dans la résistance et la
contre-attaque répondant à la plus petite tentative d'organisation autonome du
travail paysan et à tout mouvement culturel paysan qui risque de sortir des
limites de la religion officielle. Ce groupe social trouve ses limites et les
raisons de sa faiblesse profonde dans sa dispersion territoriale et dans son
« inhomogénéité » qui est intimement liée à cette dispersion ;
c'est ce qui explique aussi d'autres caractéristiques : la volubilité, la
multiplicité des systèmes idéologiques suivis et l'étrangeté même des
idéologies parfois suivies. La volonté est orientée fermement vers un but, mais
elle est lente et elle a besoin, en général, d'un long processus pour se
centraliser sur le plan de l'organisation et sur le plan politique. Le
processus s'accélère quand la « volonté » spécifique de ce groupe
coïncide avec la volonté et les intérêts immédiats de la classe qui est au
sommet ; non seulement le processus s'accélère mais aussitôt se manifeste
la « force militaire » de cette couche sociale, qui parfois, s'étant
organisée, dicte sa loi à la haute classe, au moins pour ce qui concerne la
« forme » de la solution, sinon pour le contenu. On voit jouer ici
les mêmes lois qu'on a notées pour les rapports ville-campagne pour ce qui est
des classes subalternes : la force de la ville, automatiquement devient
force de la campagne, mais, comme à la campagne les conflits prennent tout de
suite une forme aiguë et « personnelle », à cause de l'absence de
marges économiques et de la pression normalement plus lourde qui s'exerce du
haut vers le bas, à la campagne les contre-attaques doivent être plus rapides
et décidées. Le groupe en question comprend et voit que l'origine de ses maux
est dans les villes, dans la force des villes, et c'est pourquoi il comprend
qu'il « doit » dicter la solution aux hautes classes urbaines, afin
que le foyer principal soit éteint, même si la chose ne convient pas
immédiatement aux-dites classes soit parce que trop dispendieuse soit parce que
dangereuse à la longue (ces classes envisagent des cycles plus amples de
développement, où il est possible de manœuvrer et pas seulement leur intérêt
« physique » immédiat). C'est en ce sens que doit se comprendre la
fonction de direction de cette couche et non au sens absolu ; ce n'est
toutefois pas peu de chose2. Il faut noter comment ce caractère « militaire » dudit groupe
social, qui était traditionnellement un reflet spontané de certaines conditions
d'existence est maintenant consciemment éduqué et préparé organiquement. Dans
ce mouvement conscient rentrent les efforts systématiques qui visent à faire
surgir et à maintenir d'une façon stable des associations variées de militaires
en congé et d'anciens combattants des divers corps et des différentes armes,
surtout des officiers, qui sont liées aux états-majors et peuvent être à
l'occasion mobilisées, sans qu'il soit besoin de faire appel à l'armée qui
conserverait ainsi son caractère de réserve d'alarme, renforcée et mise à
l'abri de la décomposition politique, par ces forces « privées » qui
ne pourront pas ne pas influer sur son « moral», en le soutenant et en le
fortifiant. On peut dire que se manifeste un mouvement du type
« cosaque », non pas en formations échelonnées le long des frontières
marquant les limites nationales, comme cela arrivait aux cosaques du tsar, mais
le long des « frontières » du groupe social.
Par
conséquent, dans toute une série de pays, influence de l'élément militaire dans
la vie de l'État ne signifie pas seulement influence et poids de l'élément
technique-militaire, mais influence et poids de la couche sociale d'où
l'élément technique-militaire (surtout les officiers subalternes) tire particulièrement
son origine. Cette série d'observations est indispensable pour analyser
l'aspect le plus intime de cette forme politique déterminée qu'on appelle
généralement césarisme ou bonapartisme, pour la distinguer des autres formes où
l'élément technique-militaire, en tant que tel, prédomine, sous des formes
peut-être encore plus voyantes et exclusives.
L'Espagne
et la Grèce offrent deux exemples typiques, avec des traits semblables et
dissemblables. Pour l'Espagne, il faut tenir compte de certains détails :
grandeur du territoire et faible densité de la population paysanne. Entre le
noble des latifundia3 et le paysan, n'existe pas une
bourgeoisie rurale nombreuse ; d'où faible importance des officiers
subalternes comme force en soi (ceux qui avaient au contraire une certaine
importance antagoniste, c'étaient les officiers des armes savantes,
l'artillerie et le génie, officiers issus de la bourgeoisie des villes, qui
s'opposaient aux généraux et tentaient de mener leur politique propre). Les
gouvernements militaires y sont donc des gouvernements de « grands »
généraux. Passivité des masses paysannes comme citoyens et comme troupe. Si
dans l'armée se manifeste une désagrégation politique, c'est dans un sens
vertical et non horizontal, par suite de la concurrence des cliques
dirigeantes : la troupe se scinde pour suivre les chefs qui luttent entre
eux. Le gouvernement militaire est une parenthèse entre deux gouvernements
constitutionnels ; l'élément militaire est la réserve permanente de
l'ordre et de la conservation, c'est une force politique opérant
« publiquement » quand la « légalité » est en danger. Il
arrive la même chose en Grèce, avec la différence que le territoire grec est
disséminé en un système d'îles et qu'une partie de la population, la plus
énergique et la plus active, est toujours sur la mer, ce qui facilite les
intrigues et les complots militaires. Le paysan grec est passif comme le paysan
espagnol, mais dans un tableau d'ensemble de la population, le Grec plus
énergique et plus actif, étant marin et presque toujours loin de son centre de
vie politique, la passivité générale doit être analysée différemment et la
solution du problème ne peut être la même (les exécutions survenues en Grèce4, il y a de cela un certain nombre
d'années, des membres d'un gouvernement renversé, doivent probablement s'expliquer
comme nu mouvement de colère de cet élément énergique et actif qui voulait
donner une sanglante leçon). Ce qu'il faut particulièrement observer, c'est
qu'en Grèce comme en Espagne, l'expérience du gouvernement militaire n'a pas
créé une idéologie politique et sociale permanente et formellement organique,
comme il arrive au contraire dans les pays bonapartistes en puissance pour
ainsi dire. Mais les conditions historiques générales des deux types sont les
mêmes : équilibre des groupes urbains en lutte, qui empêche le jeu de la
démocratie « normale », le parlementarisme ; toutefois,
l'influence de la campagne dans cet équilibre est différent. Dans des pays
comme l'Espagne, la campagne, complètement passive, permet aux généraux de la
noblesse terrienne de se servir politiquement de l'armée pour rétablir
l'équilibre branlant, c'est-à-dire la domination des groupes de la haute
société. Dans d'autres pays, la campagne n'est pas passive, mais son mouvement
n'est pas politiquement coordonné à celui des villes : l'armée doit rester
neutre, sans quoi, il est possible qu'elle se désagrège horizontalement (elle
restera neutre jusqu'à un certain point, s'entend), et c'est au contraire la
classe militaire bureaucratique -qui entre en action, et qui, avec des moyens
militaires, étouffe le mouvement dans les campagnes (c'est là qu'il est le plus
immédiatement dangereux) ; dans cette lutte, elle trouve une certaine
unification politique et idéologique, elle trouve des alliés dans les classes
moyennes5 des villes renforcées par les
étudiants d'origine rurale qui s'y trouvent, elle impose ses méthodes
politiques aux classes de la haute société, qui doivent lui faire une foule de
concessions et permettre telle législation favorable ; elle réussit en
somme à faire pénétrer dans l'État ses intérêts jusqu'à un certain point et à
remplacer une partie du personnel dirigeant, continuant à rester armée au
milieu du désarmement général et dénonçant le danger d'une guerre civile entre
ses propres forces armées et l'armée, si la haute classe montre trop de
velléités de résistance. Ces
observations ne doivent pas être conçues comme des schèmes rigides, mais
seulement comme des critères pratiques d'interprétation historique et
politique. Dans les analyses concrètes d'événements réels, les formes
historiques sont bien caractérisées et à peu près « uniques ». César
représente une combinaison de circonstances réelles bien différente de celle
que représente Napoléon 1er comme celle de Primo de Rivera6 diffère de celle de Zivkovitch7, etc.
Dans l'analyse du troisième degré ou moment du système des
rapports de forces existant dans une situation déterminée, on peut recourir
utilement au concept qui, dans la science militaire, est appelé de la « conjoncture
stratégique », ou bien, avec plus de précision, du degré de préparation
stratégique du théâtre de la lutte, dont un des principaux éléments est donné
par les conditions qualitatives du personnel dirigeant et des forces actives
qu'on peut appeler de première ligne (forces d'assaut comprises). Le degré de
préparation stratégique peut donner la victoire à des forces « apparemment »
(c'est-à-dire quantitativement) inférieures à celles de l'adversaire. On peut
dire que la préparation stratégique tend à réduire à zéro ce qu'on appelle
« facteurs impondérables », c'est-à-dire les réactions immédiates de
surprise, venant, à un moment donné, des forces traditionnellement inertes et
passives. Parmi les éléments de la préparation d'une conjoncture stratégique
favorable, il faut justement placer ceux qu'on a considérés dans les
observations sur l'existence et l'organisation d'une couche militaire à côté de
l'organisme technique de l'armée nationale8.
On peut élaborer d'autres éléments d'après cet extrait du
discours fait au Sénat le 19 mai 1932 par le général Gazzera ministre de la
Guerre (cf. Corriere della Sera, 20 mai):
« Le régime de discipline de notre armée apparaît aujourd'hui,
grâce au fascisme, comme une norme directive qui vaut pour toute la nation.
D'autres armées ont eu et conservent encore aujourd'hui une discipline formelle
et rigide. Nous gardons présent à l'esprit le principe que l'armée est faite
pour la guerre, et que c'est à la guerre qu'elle doit se préparer ; la
discipline du temps de paix doit donc être la même que celle du temps de
guerre, laquelle doit dans le temps de paix trouver son fondement spirituel.
Notre discipline se fonde sur un esprit de cohésion entre les chefs et les
simples soldats, qui est le résultat spontané du système suivi. Ce système a
résisté magnifiquement pendant une longue guerre très dure, jusqu'à la
victoire ; c'est le mérite du régime fasciste d'avoir étendu à tout le
peuple italien une tradition de discipline si remarquable. De la discipline de
chacun dépend l'issue de la conception stratégique et des opérations
tactiques. La guerre a enseigné bien des choses et elle nous a aussi appris
qu'il y a un fossé profond entre la préparation du temps de paix et la réalité
de la guerre. Il est certain que, quelle que soit la préparation, les
opérations mettent au début les belligérants en face de problèmes nouveaux qui
donnent lieu à des surprises de part et d'autre. Il ne faut pas en conclure
pour autant qu'il n'est pas utile d'avoir une conception a priori et
qu'on ne peut tirer aucun enseignement de la dernière guerre. On peut en tirer
une doctrine de guerre, qui doit être comprise comme une discipline intellectuelle,
et comme un moyen pour promouvoir des modes de raisonnement sans discordance et
une uniformité de langage telle qu'elle permette à tous de comprendre et de se
faire comprendre. Si, parfois, l'unité de doctrine a menacé de dégénérer en
schématisme, on a réagi aussitôt et promptement, en imprimant à la tactique,
parfois aussi grâce aux progrès de la technique, une rapide rénovation. Une telle réglementation n'est donc pas statique, n'est pas
traditionnelle comme d'aucuns le croient. La tradition n'est considérée qu'en
tant que force et les règlements sont toujours en cours de révision non pas en
vertu d'un désir de changement, mais pour pouvoir les adapter à la
réalité. »
On peut trouver, dans les Mémoires de Churchill9, un exemple de « préparation de la
conjoncture stratégique », là où il parle de la bataille du
Jutland. (Mach., pp. 50-58.) [1932-33]
Notes
1 Cf. Le 18
brumaire, de Louis Bonaparte. (Note de Gramsci.)
2 On voit un reflet de ce groupe dans
l'activité idéologique des intellectuels conservateurs, de droite. Le livre de
Gaetano MOSCA : Teoria de! governi e governo parlamentare * (seconde édition
de 1925, la première est de 1883) peut servir d'exemple à cet
égard ; dès 1883, Mosca était terrorisé par un contact possible entre
ville et campagne. Mosca, de par sa position défensive (de contre-attaque),
comprenait mieux en 1883 la technique de la politique des classes subalternes
que ne la comprenaient, même plusieurs dizaines d'années après, les
représentants de ces forces subalternes, celles des villes y
compris. (Note de Gramsci.)
* Sulla teoria dei governi e sul governo
parlamentare, Studi Storici e sociali, Palermo, Tipografia dello Statuto,
1884.
3 Par latifundia, on désigne la grande
propriété foncière qui s'est établie, dans l'Italie méridionale, depuis
l'époque romaine.
4 Allusion aux troubles qui ont
déchiré la Grèce en 1920. Ils opposaient les partisans du roi détrôné
Constantin, germanophile, et les partisans du premier ministre Venizelos, chef
des « libéraux » partisan des Anglais. Dans l'instabilité politique
qui a vu Venizelos perdre puis reprendre le pouvoir à plusieurs reprises, un
attentat contre Venizelos, alors ministre, en août 1920, a été vengé
par ses partisans en des représailles sanglantes, au cours desquelles a été
massacré le royaliste Dragoumis.
5 Sur les classes
moyennes, voir Mach. « Classe media », pp.
148-149 : « La signification de « classe moyenne »
change d'un pays à l'autre (...) le terme est issu de la littérature politique
anglaise (middle class) et exprime la forme particulière du
développement social anglais ».
6 Général espagnol, qui, par un coup
d'État, renversa en septembre 1923 le gouvernement parlementaire, et,
jouissant de l'appui du roi établit un gouvernement dictatorial abolissant les
libertés démocratiques (pouvoir remis à un conseil militaire, censure, mesures
répressives contre les associations, etc.). Malgré un essai d'assouplissement
de ce régime en 1925 par une caricature de gouvernement parlementaire, la crise
de l'économie espagnole et la reprise de l'agitation démocratique amènent la
disgrâce de Primo de Rivera en 1930. La monarchie s'écroulera l'année
suivante.
7 Général yougoslave qui a aidé le roi
Alexandre 1er dans son coup d'État anti-parlementaire, et qui sera premier
ministre en 1929.
8 A propos de la « couche
militaire », ce qu'écrit T. Tittoni dans ses Souvenirs personnels de
politique intérieure, est intéressant (Nuova Antologia,
1-16 avril 1929). Tittoni raconte qu'il a médité sur le fait
que, pour réunir la force publique nécessaire pour faire face aux tumultes qui
éclataient dans une localité, il fallait dégarnir d'autres régions :
pendant la semaine rouge de juin 19,14, on avait, pour réprimer les
troubles d'Ancone, dégarni Ravenne, où le préfet, privé de la force publique,
dut s'enfermer dans la préfecture, en abandonnant la ville aux insurgés.
« A plusieurs reprises, je me demandais ce qu'aurait pu faire le
gouvernement si un mouvement de révolte avait éclaté simultanément dans toute
la péninsule. » Tittoni proposa au gouvernement l'enrôlement des « volontaires
de l'ordre », anciens combattants encadrés par des officiers en congé. Le
projet Tittoni fut jugé digne de considération, mais aucune suite n'y fut
donnée. (Note de Gramsci.)
9 Winston CHURCHILL: La Guerre
mondiale (1911-1915), trad. Edmond Delage, Paris, Payot, 1925 (coll. de
mémoires, études et documents pour servir à l'histoire de la guerre mondiale). Churchill montre comment fut gagnée la
bataille pour la construction d'une puissante flotte anglaise, marchant au
pétrole et dotée d'armement lourd à longue portée. Ces nouvelles unités firent
leurs premiers effets dans la bataille du Jutland (pp. 132-135).