
A partir d'une synthèse et d'une systématisation des
principaux travaux portant sur le thème de l'idéologie chez Marx et effectués
par les principaux commentateurs français (Althusser, Balibar, Labica, Ricoeur,
Tort, Renault, Capdevila, Ngoc Vu...), notre étude tente de proposer une
définition complète et cohérente du concept d'idéologie et de résoudre les
apories qui semblaient le traverser.
Introduction
Se proposer aujourd’hui d’étudier le concept d’idéologie
chez Marx, c’est semble-t-il se heurter à une situation éminemment paradoxale.
Et ce d’abord parce que la notion paraît manquer singulièrement d’assise dans le corpus marxien lui-même. Elle apparaît en effet dans une œuvre inachevée (L’Idéologie allemande) qui ne sera publiée intégralement pour la première fois qu’en 1932, soit près de quatre-vingt dix ans après sa rédaction.
Et ce d’abord parce que la notion paraît manquer singulièrement d’assise dans le corpus marxien lui-même. Elle apparaît en effet dans une œuvre inachevée (L’Idéologie allemande) qui ne sera publiée intégralement pour la première fois qu’en 1932, soit près de quatre-vingt dix ans après sa rédaction.
Le manuscrit
aura en outre entre temps été copieusement entamé par la « critique
rongeuse des souris »[1] qui nous prive d’un certain nombre
de passages dont on peut supposer qu’ils auraient pu apporter des précisions
utiles à la compréhension du concept. Car, troisième problème, les passages
théoriques consacrés à l’idéologie ne représentent en fin de compte,
dans L’Idéologie allemande, qu’un volume réduit si on les compare à la
massivité d’une œuvre de plus de 500 pages. Tout se passe comme si Marx et
Engels, emportés par leur verve polémique contre Feuerbach, Bauer et surtout
Stirner, délaissaient tendanciellement le terrain de la conceptualisation
rigoureuse pour celui de la simple offensive vigoureuse. Occupés à démontrer et
à démonter les sophismes et les paralogismes de « Saint Max » et
consorts, Marx et Engels ne semblent guère se soucier de rattacher
explicitement leurs analyses pointilleuses à la notion qui donne son titre à
l’ouvrage. Enfin, à cette thématisation insuffisante, s’ajoute le fait que le
concept d’idéologie se raréfie rapidement dans les œuvres de Marx, avant de
disparaître complètement. Encore utilisé de façon discrète jusqu’en 1852, le
thème s’absente ensuite définitivement des écrits marxiens et ne figure par
exemple pas dans le corps du Capital[2]. Inachèvement, indétermination,
imprécision, fugacité – c’est le réseau sémantique du manque qui semble de
prime abord entourer le concept d’idéologie.
Pourtant, et c’est ici que le paradoxe s’aiguise, loin que
ces faiblesses initiales aient entraîné un oubli du concept d’idéologie,
celui-ci a connu au contraire une incroyable fortune ou, si l’on préfère, une
riche descendance. C’est d’abord, et cela ne constitue pas en soi une réelle
surprise, au sein du marxisme que le terme a inspiré de nombreux
développements, quoique ceux-ci se soient d’abord référés au concept
d’idéologie tel qu’il avait été repris par Engels dans l’Anti-Dühring et
dans son Ludwig Feuerbach et la sortie de la philosophie classique
allemande. Mais le terme s’est également répandu dans un grand nombre
d’études universitaires, d’inspiration marxiste ou non, et dans des disciplines
aussi variées que la philosophie, la sociologie, la science politique, l’histoire,
l’anthropologie, le droit, etc.[3] Enfin et surtout, l’idéologie est
devenue un mot constamment utilisé dans le langage courant, par les
journalistes, les politiques, les écrivains... – A vrai dire, ces trois types
de diffusion ne constituent pas les trois étapes d’une séquence historique qui
verrait le terme s’étendre aux utilisations les plus larges à partir d’une
signification étroitement marxiste. Et ce d’abord parce que le concept n’a pas
été forgé par Marx, mais, un demi-siècle avant lui, par Destutt de Tracy qui
introduit le néologisme en 1796 dans son Mémoire sur la faculté de penser,
le terme se rapportant alors à une science des idées censée rendre compte de
leur formation à partir des sensations, dans la lignée des théories
sensualistes de Condillac. Issue de ce programme de recherche, l’école des
Idéologues a rapidement subi les railleries de Napoléon ou encore de
Chateaubriand pour lequel l’Idéologie devenait une
« philosophaillerie ». Et dès 1829, Victor Cousin s’efforçait de
restaurer la dignité du concept en précisant, dans son Cours de l’histoire
de la philosophie, qu’il importait de passer « aux applications de
l’idéologie, à la connaissance des objets et des êtres, à l’aide des
idées »[4]. Ainsi, dès l’origine, se sont
enchevêtrés les usages philosophiques, universitaires, politiques et polémiques
de ce terme. – Quoi qu’il en soit, et c’est là où nous souhaitions en venir, le
mot apparaît aujourd’hui chargé d’une riche histoire qui a déposé sur lui un
ensemble de significations qui tendent à se projeter rétrospectivement sur la
notion marxienne qui elle-même se prête d’autant plus facilement à ces apports
clandestins qu’elle ne dispose pas, on l’a vu, d’une conceptualisation
suffisamment rigide pour les rejeter fermement. La difficulté consiste donc à
retrouver, sous les différentes strates de significations qui se sont
accumulées au cours des deux derniers siècles, le sens que conférait à la
notion d’idéologie le jeune Marx des années 1845-1846.
Plus précisément, notre étude souhaiterait mesurer l’unité
du concept d’idéologie chez les auteurs de L’Idéologie allemande. Car
celui-ci ne semble pas dénué d’ambiguïtés, si ce n’est de contradictions, qui
en menacent la consistance. Nous avons souligné que le vocable qui nous
intéresse a vu ses usages se multiplier au cours du XXe siècle. Mais il semble qu’un tel succès ait
engendré une certaine dissolution du concept ou du moins la fragilisation de sa
scientificité. Or il n’est pas acquis que la polysémie qui frappe aujourd’hui
ce terme ne trouve pas sa source chez Marx lui-même. C’est au contraire ce que
suggèrent certaines études récentes comme celles de Patrick Tort[5] ou de Nestor Capdevila[6]. De sorte qu’il n’y aurait pas seulement
une vacillation de l’idéologie « dans le marxisme » comme l’écrit
Etienne Balibar[7], mais bien déjà dans le manuscrit
des années 1845-1846. Balibar va même plus loin: selon lui, les
hésitations de L'Idéologie allemande sont moins des oscillations que
de véritables contradictions, des apories insolubles. Il convient donc, nous
semble-t-il, de déterminer si la polysémie qui affecte le concept d’idéologie
est irréductible ou si elle peut se ramener à un dénominateur commun qui
fonderait la consistance de la notion, de déterminer, en d’autres termes, si
les ambiguïtés qui se logent dans cette dénomination dégénèrent en
contradictions ou si elles se résorbent dans une unité plus haute.
Il est possible, pour situer, même grossièrement, les lieux
du débat, de répertorier trois positions généralement adoptées quant à la
question de la consistance théorique du thème de l’idéologie
dans L’Idéologie allemande. La première consiste à reconnaître l’existence
d’un concept relativement univoque et cohérent d’extension large, disons
sociologique : le vocable d’idéologie thématiserait l’ensemble des
productions idéelles par lesquelles une classe dominante justifie sa domination
(c’est la position traditionnelle). La seconde consiste à souligner que cette
conception de l’idéologie est affectée de tensions et d’apories, de sorte qu’il
n’y aurait pas tant un concept univoque et cohérent qu’un ensemble de thèmes
mal unifiés (c’est la position de Balibar, Tort et Capdevila). La troisième
consiste à contester que le thème de l’idéologie ait un statut théorique propre
en y voyant plutôt une arme principalement rhétorique utilisée aux seules fins
de la polémique contre les Jeunes-Hégéliens (c’est la position à laquelle est
conduit Hyondok Choe[8]). Cette dernière interprétation a pour
mérite d’attirer l’attention sur la faible extension du concept : loin de
désigner un concept général de la domination et de la justification sociales,
le terme d’idéologie ne désigne qu’un point de vue idéaliste dont la
philosophie jeune-hégélienne constitue l’illustration caricaturale. Mais cette
interprétation a le tort de conclure à l’absence d’unité du concept
d’idéologie. Le thème de l’idéologie n’est certes qu’un thème subordonné, et
même mineur, de L’Idéologie allemande, mais il est de type conceptuel. Et
quoique subordonné dans la conception matérialiste de l’histoire que L’Idéologie
allemande cherche à élaborer, il n’en remplit pas moins une fonction
théorique dans ce projet.
Nous nous proposons, dans un premier temps de notre étude,
de répertorier, en les systématisant autant que possible, les diverses
tensions, ambiguïtés ou difficultés qui paraissent fragiliser le concept
marxien d’idéologie tel qu’il est esquissé dans L’Idéologie allemande.
Nous partirons pour cela de la littérature critique plutôt que du texte lui-même.
Il s’agit bien sûr pour nous de reconnaître notre dette à l’égard de nos
prédécesseurs et de tirer profit de leurs contributions afin de dégager un
certain nombre d’éléments utiles à la compréhension du problème qui nous
intéresse. Bien entendu, nous nous efforcerons d’évaluer dans quelle mesure le
texte lui-même vérifie le propos des auteurs sur lesquels nous nous appuyons.
Mais il s’agira aussi, au terme de cette fréquentation de divers commentateurs,
de remarquer qu’une certaine précompréhension de ce qu’est l’idéologie
chez Marx leur est commune, et que cette précompréhension n’est pas loin d’être
un préjugé.
Trois points, nous semble-t-il, nuisent à la clarté du
concept marxien d’idéologie. Le premier d’entre eux nous renvoie à
l’oscillation de ce terme entre deux significations qui renvoient elles-mêmes à
deux modèles incompatibles. Tout se passe en fait comme si une ligne de
fracture traversait verticalement le concept marxien d’idéologie. De sorte
qu’il se trouverait scindé en deux « blocs » de significations
hétérogènes. C’est ce premier aspect du problème que nous commencerons par
examiner.
Avant de développer cette question, il nous faut rappeler
quelques éléments préliminaires. Première donnée essentielle : la société
capitaliste se trouve, selon Marx et Engels, clivée entre la classe dominée,
laborieuse (le prolétariat) et la classe dominante (la bourgeoisie) – cette
distinction obéissant à la division entre travail manuel et travail
intellectuel. Or, et c’est là l’une des thèses les plus nettement défendues
dans l’ouvrage, thèse qui d’ailleurs surprend le lecteur habitué aux
significations contemporaines du terme d’idéologie, le prolétariat apparaît
comme radicalement extérieur à toute idéologie, celle-ci ne concernant en
réalité que la classe dominante. Ce thème a été relevé par de nombreux
commentateurs, qui s’appuient en général sur le passage suivant:
« Pour la masse des hommes [die Masse der Menschen], c’est-à-dire pour le prolétariat, ces représentations théoriques [theoretischen Vorstellungen] n’existent pas, donc pour cette masse elles n’ont plus besoin d’être supprimées et, si celle-ci a jamais eu quelques représentations théoriques telles que la religion, il y a longtemps déjà qu’elles sont détruites par les circonstances [Umstände] »[9].
Alors que fin 1843-début 1844, Marx affirmait, dans
sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, et par
des formules restées éminemment célèbres, que la religion
était « l’opium du peuple », le
« bonheur illusoire du peuple » ou encore le « soupir
de la créature opprimée »[10], ici, c’est-à-dire à peine quelques
années plus tard, il déclare que le prolétariat s’est débarrassé de toute
soumission à la religion. Le Manifeste du Parti communiste (1848)
entérinera et durcira cette évolution de la pensée de Marx puisqu’il y est
affirmé que « les lois, la morale, la religion sont pour lui [le
prolétaire] autant de préjugés bourgeois derrière lesquels se cachent autant
d’intérêts bourgeois »[11]. Et puisque le prolétariat paraît
étranger à toute forme d’idéologie, c’est alors la classe dominante qui hérite
de tout le poids de l’illusion. Mais la classe dominante elle-même se subdivise
à son tour en deux niveaux, toujours selon le principe de la différence entre
travail manuel et travail intellectuel. Ainsi la division du travail
« se manifeste aussi dans la classe dominante sous forme de division entre le travail intellectuel et le travail matériel, si bien que nous aurons deux catégories d’individus à l’intérieur de cette même classe. Les uns seront les penseurs de cette classe (les idéologues actifs, qui réfléchissent [die aktiven konzeptiven Ideologen] et tirent leur substance principale de l’élaboration de l’illusion que cette classe se fait sur elle-même) tandis que les autres auront une attitude plus passive et plus réceptive [mehr passiv und rezeptiv] en face de ces pensées et de ces illusions, parce qu’ils sont, dans la réalité, les membres actifs [aktiven] de cette classe et qu’ils ont moins de temps pour se faire des illusions et des idées sur leurs propres personnes »[12].
Il faut donc bien noter que l’ensemble de la classe
dominante est soumise à l’illusion idéologique, mais que le rapport à
cette illusion varie selon que les membres de cette classe appartiennent à sa
fraction la plus proche des réalités matérielles ou à celle qui évolue de façon
privilégiée dans la sphère intellectuelle. Dans le premier cas, ils subissent passivement l’illusion tandis que
dans le second, ils participent activement à son élaboration. La classe
dominante apparaît donc soit comme illusionnée soit
comme illusionniste.
Notons au passage que cette présentation ne manque pas de surprendre.
En effet, les idéologues actifs, véritables maîtres d’œuvre de l’illusion,
semblent eux-mêmes soumis aux représentations imaginaires que pourtant ils
élaborent. A l’inverse, les membres actifs de la classe dominante (actifs
c’est-à-dire tournés vers la production réelle), auxquels sont destinées, on
peut le supposer, les représentations idéologiques, les reçoivent cependant
avec un certain détachement. Certes ils sont bien victimes, dans une certaine
mesure, des illusions élaborées par les idéologues, mais paradoxalement, ils y
adhèrent moins que ces derniers. La situation se brouille donc : la caste
illusionniste est aussi la plus illusionnée, tandis que la « classe »
illusionnée se révèle être quelque peu extérieure à l’illusion. En fait, tout
se passe comme si la soumission à l’idéologie était en proportion directe de
l’éloignement par rapport à l’activité productrice. On aurait donc : 1/ une caste dominante
illusionniste et fortement illusionnée, 2/ une classe dominante modérément
illusionnée, 3/ une classe dominée désillusionnée. Peut-être même que cette
présentation tranchée devrait-elle laisser place, dans la réalité, à un dégradé
plus subtil, tous les degrés de mystification étant possibles.
Mais revenons un instant sur le caractère illusionniste de
la caste des idéologues. Certains passages, noyés dans la polémique contre
Stirner, affirment sans équivoque que les idéologues (et peut-être même
l’ensemble des membres de la bourgeoisie) oeuvrent consciemment à l’élaboration
d’illusions expressément destinées à maintenir l’assujettissement du
prolétariat. Marx évoque ainsi « les déformations par lesquelles
l’idéologie hypocrite et mensongère de la bourgeoisie veut faire
passer ses intérêts très particuliers pour l’intérêt général »[13].
Les idéologues, on le voit, s’efforcentvolontairement de transfigurer le
particulier en universel. Et c’est en toute connaissance de cause, et avec une
pleine conscience de leur duplicité (de leur hypocrisie), qu’ils présentent
ainsi les intérêts bourgeois comme les intérêts de toute la société. – Et cet
effort de pacification artificielle des tensions sociales s’intensifie d’autant
plus que la fin du mode de production qu'ils défendent approche. Dans de
pareilles situations,
« les représentations (…) traditionnelles (…), celles mêmes où les intérêts personnels réels, etc., étaient présentés comme intérêt général, se dégradent de plus en plus en simples formules idéalisantes, enillusion consciente, en hypocrisie délibérée. Or, plus elles sont démenties par la vie et moins elles ont de valeur pour la conscience elle-même, plus elles sont délibérément valorisées, et le langage de cette société normale se fait de jour en jour plus hypocrite, plus moral et plus sacré »[14].
L’idéologie semble s’identifier à la définition qu’on
lui prête habituellement, à savoir un ensemble plus ou moins cohérent de
représentations servant à justifier la domination politique et sociale d’une
classe sur une autre. Et c’est la situation de crise d’un régime productif
particulier qui révélerait dans toute sa pureté la vérité de l’idéologie :
c’est lorsque ce régime particulier menace de disparaître que le
rôle conservateur de l’idéologie se manifeste dans toute sa clarté. En temps normal, cette vérité serait
en effet plus difficile à percevoir. Selon une formule passée
à la postérité, l’idéologie se définit plus généralement comme le « langage
de la vie réelle »[15]. Aussi, en temps normal, l’idéologie se
contente-t-elle d’exprimer dans l’ordre qui lui est propre (celui de la
représentation) le fonctionnement régulier de la société. Autrement dit, elle accompagne seulement la
domination des dominants, elle fournit la simple correspondance idéelle d’une
situation réelle. « C’est à partir de leur processus de vie réel
que l’on représente aussi le développement des reflets et des échos
idéologiques de ce processus vital »[16]. La métaphore du reflet suggère
manifestement que l’idéologie se trouve en position seconde et subordonnée,
simple redite imagée du réel le plus concret. Et, en tant que constituée de
reflets ou d'échos, l'idéologie n'aurait plus aucun rôle effectif dans le
maintien de la domination de classe, ou du moins elle n'aurait pas un rôle
essentiel. Ni le reflet ni l'écho n'ont d'efficace propre. Tout au plus se
contentent-ils de redoubler l'existant pour lui conférer une épaisseur
supplémentaire. L'idéologie serait au mieux la mince écorce idéelle superposée
à la structure réelle de la société.
Nous
disposons maintenant de suffisamment d'éléments pour faire le point sur les
ambiguïtés traversant le concept qui nous intéresse. Le statut de
l’idéologie, on le voit, se prête à l’équivoque. D’un côté, elle n’apparaît que
comme un épiphénomène, comme un ensemble de représentations qui
accompagnent la domination des dominants et qui s’ajustent à leur activité. De
l’autre, l’idéologie semble pouvoir prétendre à une fonctionnalité beaucoup
plus essentielle puisqu’il s’agit d’un dispositif
mensonger délibérément entretenu et consistant non pas simplement à
accompagner la bonne conscience des dominants, mais à produire une fausse
conscience[17] jusque chez les dominés.
Cet aspect
du problème a été relevé et souligné avec force par Patrick Tort. Selon lui,
« il n'y a pas un discours marxien sur l'idéologie, mais en
réalité deux discours, deux théories en conflit d'émergence
simultanée, et dont les logiques s'opposent sans perspective immédiate de
dépassement dialectique, sans capacité organique instantanée de synthèse
supérieure »[18] . L'un de
ces discours l'emporte sur l'autre en visibilité dans le manuscrit de Marx et
d'Engels: c'est la thèse selon laquelle l'idéologie ne constitue qu'un reflet
sincère et innocent de la base matérielle de la société, un reflet en outre
inconsistant, impuissant à engendrer quelque effet social que ce soit, se
contentant simplement de redoubler et de réaffirmer, dans l'ordre des idées, la
pratique des dominants. L'autre thèse, qui n'affleure que par moments, l'autre
discours, latent et comme secret, sur l'idéologie, énonce au contraire que
celle-ci répond à une intention machiavélique, à une manipulation concertée des
dominants qui instrumentalisent en toute clairvoyance un certain nombre de
représentations en vue de l'assujettissement poursuivi des dominés. Ce second
discours sur la nature de l'idéologie se présente donc comme l'exacte antithèse
du premier. Innocence et non-opérativité de l'idéologie dans un cas,
intentionnalité coupable et rôle effectif de ce qui apparaît dès lors
comme un instrument de pouvoir dans l'autre. Insistons: chacun des deux
discours en lice se définit par la coordination d'une indication sur
la genèse (innocente ou concertée) de l'idéologie et d'une évaluation
de son efficacité (nulle ou conséquente). Avant d'examiner plus
précisément ces deux coordonnées essentielles, tentons de faire le point sur
les définitions de la nature de notre objet qui peuvent être données
après les précédentes analyses: d'un côté l'idéologie se présente comme
l'atmosphère idéelle que respirent les dominants, comme une production
organique et interne à la classe bourgeoise[19], de l'autre, elle s'identifie à une
technique d'influence, à un instrument de pouvoir relevant de calculs
stratégiques conscients. Se dessine déjà, entre ces deux définitions
concurrentes, une ligne de fracture dont on voit mal ce qui pourrait la
combler.
Et cette ligne de fracture gagne encore en visibilité dès
lors que l'on considère de plus près la genèse de l’idéologie. Dans
le premier cas, en effet, l'idéologie semble être produite naturellement par le
simple jeu social. Mais cette « naturalité » dans la genèse
idéologique peut elle-même renvoyer à deux modèles divergents. Modèle
mécaniste d'abord, suggéré essentiellement par les métaphores de l'écho et
du reflet. « C'est à partir de leur processus de vie réel que l'on
représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce
processus vital »[20]. Les métaphores physiques semblent ici
insister sur la nécessité du mécanisme d'engendrement de l'idéologie.
Ce qui confirme ce que nous avancions plus haut: la vie des dominants
est inéluctablementaccompagnée par un certain nombre de
représentations reflétant, avec une certaine fidélité, leur pratique réelle. De
plus, les catégories de reflet et d'écho dénotent une certaine faiblesse
ontologique et insistent ainsi sur l'inconsistance de l'idéologie. Le reflet, l'écho ou le fragment
idéologique sont identiquement des effets sans efficace propre. Déterminés
à être par une réalité qui leur est extérieure, ils ne déterminent rien par
eux-mêmes. Comme l'écrit Sarah Kofman, « la métaphore du reflet
joue pour signifier que l'autonomie de l'idéologie est illusoire »[21].
Ce que confirment les lignes suivantes: « la morale, la religion, la
métaphysique et tout le reste de l'idéologie (...) perdent aussitôt toute
apparence d'autonomie »[22]. Faut-il alors affirmer que morale,
religion, métaphysique, philosophie, etc. se trouvent dans une situation
d'hétéronomie totale? Faut-il dire qu'elles ne trouvent leur principe que dans
une matérialité qui leur est essentiellement étrangère? Autrement dit, le
contenu de ces disciplines est-il réductible au champ de l'existant? On a pu
reprocher à Marx d'adopter une vision réductrice et positiviste, sacrifiant à
une conception trop mécaniste de la genèse des entités idéologiques. Georges Labica
se fait l'écho de cette « idée assez largement reçue, selon laquelle la
définition de l'idéologie demeurerait très partielle et tributaire d'une
interprétation mécaniste »[23]. Et il poursuit: « ne demandons
plus ce que sont ces 'reflets', 'échos' et autres 'camera obscura' et s'ils
peuvent prétendre suffire à rendre compte d'une matière aussi complexe que
celle des opinions, des idées politiques, morales, sociales, religieuses, etc.,
des systèmes conceptuels, des visions du monde et des philosophies. Nous savons
bien désormais qu'à cet égard le procédé réducteur est le fruit d'une lecture
trop courte ». En effet le discours sur l'idéologie se rectifierait
lui-même en assortissant le modèle mécaniste d'un modèle expressif. Un passage biffé du manuscrit
recourt explicitement à cette nouvelle forme de genèse:
« Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l'expression consciente – réelle ou imaginaire – de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur (organisation) comportement politique et social » [24].
Le
modèle expressif semble disposer d'une plus grande souplesse que son homologue
mécaniste. Il échappe en effet à la rigidité d'une explication qui serait
embarrassée par des connotations provenant de la physique des chocs. Celle-ci
permet en effet difficilement de penser une causalité subtile entre deux
phénomènes d'ordres différents, entre deux phénomènes hétérogènes. Avec le
reflet ou l'écho, on se contente d'une simple reproduction mécanique (le son
est redoublé en son) qui, à l'occasion, se révèle par ailleurs appauvrissante
(le réel tridimensionnel est aplati dans l'unidimensionnalité de
l'image). Au visible répond le visible, au sonore le sonore. Le
modèle causal et mécanique bute donc sur la répétition du même et ne permet pas
de saisir comment le même peut, en un sens, figurer dans l'élément de
l'altérité. En se cantonnant au modèle mécanique, on se condamne à une vision
trop étroite des rapports entre le réel et l'idéologie. Certes, il est encore
relativement possible de dire, par exemple, que la structuration du système
juridique « reflète » la structuration du système économique. Mais la
métaphore mécanique se révèle vite inadéquate dès lors qu'il s'agit de penser
le rapport entre, disons, une œuvre d'art et la réalité. Prisonnière d'une
conception « terme à terme » de la causalité, elle conduit
immanquablement à rabattre grossièrement le régime de la représentation sur
celui de la matérialité concrète en pensant qu'existe nécessairement une
stricte correspondance entre tout élément idéel et tout élément réel.
L'expression permet, quant à elle, de penser la relation
s'établissant entre deux ordres hétérogènes. Le terme désigne en effet la
manifestation ou la traduction d'une intériorité dans l'élément de
l'extériorité. S'établit donc un rapport de correspondance entre deux entités
certes hétérogènes mais qui demeurent malgré tout liées par l'identité de leur
contenu. En fait, l'élément produit ne fait que déployer ou déplier
dans l'extériorité ce qui se trouve contracté dans l'intimité de la chose.
Existe donc un lien essentiel, un rapport de continuité entre l'exprimant et
l'exprimé. Mais ce lien intime entre ces deux types de réalités n'empêche pas
leur différenciation effective. De sorte que si l'exprimé demeure sous la
dépendance causale de l'exprimant, il manifeste néanmoins une originalité
propre en se présentant dans une altérité irréductible. Transposons
ces considérations quelque peu théoriques à la situation qui nous intéresse.
Dire que l'idéologie exprime la base matérielle de la société, c'est dire
qu'elle tient de cette dernière sa substance, sans pour autant se contenter de
refléter purement et simplement ce qui s'y passe. L'idéologie n'est pas un
miroir que l'on promène le long d'un chemin...
On comprend dès lors l'intérêt qu'il y a à écrire que
l'idéologie est le « langage de la vie réelle ». La métaphore du
langage renvoie évidemment au modèle de l'expression et évite les apories du
modèle mécaniste. Citons le passage concerné.
« La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., de tout un peuple »[25].
On retient souvent la formule de « langage
de la vie réelle ». Mais on oublie souvent de relever que Marx insiste,
dans ce passage, sur le thème du langage lorsqu'il évoque la langue politique,
juridique, morale, religieuse, etc. Ajoutons que le terme d'émanation renvoie
lui aussi au modèle expressif[26]. De tout ceci nous pouvons conclure que
l'idéologie traduit dans son ordre propre (celui de la représentation) le
contenu de la praxis réelle et entretient donc avec elle un lien de
continuité essentielle. Loin d'être un tissu de mensonges ou de se tramer de
l'étoffe des songes, elle s'enracine au contraire dans la pratique quotidienne
et en exprime la substance. Notons que l'on échappe ici aux apories du modèle
mécaniste qui rendait difficilement pensable la genèse des idéalités à partir
de la réalité brute. Comme l'écrit Michel Henry, « c'est précisément parce
que la réalité est comprise par Marx non pas comme la matière des matérialistes
mais comme la vie des individus que la production des idées à partir d'elle et
par elle est autre chose qu'un non-sens »[27]. Ainsi c'est bel et bien par
le biais des individus singuliers et actifs que l'idéologie s'enrichit de nouvelles
représentations et se maintient dans le sillage immédiat de l'activité
productive. Elle constitue bien alors cette atmosphère, ce milieu
ambiant dans lequel se déroule la pratique ordinaire et quotidienne. – Notons
cependant que l'on voit mal dans ces conditions comment le prolétariat pourrait
être dénué d'idéologie. Si celle-ci n'est que « la 'conscience' des agents
de la production »[28], il serait assurément singulier d'en
priver les prolétaires.
Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse du modèle mécaniste ou du
modèle expressif, la genèse de l'idéologie relève d'un processus
pour ainsi dire naturel, au sens où elle ne requiert nul artifice particulier.
Il en va évidemment bien autrement dès lors que l'on se réfère au modèle
pragmatiste selon lequel la genèse de l'idéologie réclamerait
l'intervention consciente, réfléchie et délibérée d'une caste d'idéologues
'machiavéliques'. La production des représentations idéologiques quitte alors
le régime de l'immédiateté et de la spontanéité vitales pour
s'inscrire dans un projet supposant la médiation de la réflexivité. Elle obéit
encore moins à l'action d'un mécanisme, mais relève bien plutôt d'une logique
de la machination. Il serait possible de multiplier les oppositions à loisir.
Celles que nous venons de relever suffisent, nous semble-t-il, à segmenter le
concept d'idéologie en deux blocs de significations apparemment
inconciliables. Modèles naturalistes et modèle
artificialiste se disputent en effet sans fin le privilège de rendre
compte de la genèse des représentations idéologiques. Et la possibilité de
trouver un compromis entre ces deux conceptions si dissemblables paraît d'ores
et déjà compromise.
On pourrait croire que la question de
la fonction (que celle-ci existe ou non) de l'idéologie demande moins
de détours: d'un côté, l'idéologie ne serait qu'un effet sans efficience, de
l'autre, elle se présenterait comme une cause effective. Il convient cependant
de se montrer plus prudent dans nos conclusions. Que l'idéologie soit un effet
n'implique pas nécessairement qu'elle ne puisse pas à son tour être dotée d'une
efficace propre. Comme l'écrit Patrick Tort, « penser avec Marx
l'idéologie comme nécessaire – c'est-à-dire déterminée par
autre chose qu'elle-même (par la 'base matérielle' de la société) – ne résout
nullement l'autre problème clé, qui est de savoir si l'idéologie
est nécessaire ou utile à autre chose qu'elle-même –
c'est-à-dire déterminante par rapport à ce qui se joue de réel au
coeur de cette 'base matérielle' qui est le lieu de la production »[29].
Autrement dit, les modèles naturalistes (mécaniste ou expressiviste)
de la genèse de l'idéologie ne comportent aucune incompatibilité de principe
avec une thèse fonctionnaliste en ce qui concerne le rôle de
l'idéologie dans la totalité sociale. Un effet peut à son tour (et en retour)
devenir une cause.
Cette éventualité ne semble pourtant pas avoir été envisagée
par Marx si du moins l'on se place dans la perspective des modèles
« naturalistes ». Ces derniers ont d'abord une
fonction polémique et servent à démontrer l'inanité du projet
jeune-hégélien. Contre les Bauer, Feuerbach ou Stirner, il s'agit en effet de
montrer que les idées ne gouvernent pas le monde, mais au contraire qu'elles
sont gouvernées par lui. Elles ne possèdent aucune primauté et ne tirent leur
substance que de la matérialité concrète. Dérivées et secondes donc, les idées
sont déterminées et non déterminantes. Dès lors, les tenir pour les causes de
l'aliénation réelle (comme le font les Jeunes Hégéliens) relève du pur et
simple non-sens. Et la conséquence ultime est évidente: lutter contre les idées
en croyant œuvrer ainsi à la transformation du réel n'est qu'illusion et
naïveté. Une telle lutte n'est que « combat philosophique contre l'ombre
de la réalité »[30]. Dans un tel contexte, il semble bien
que l'idéologie (comme ensemble des idées des dominants – et peut-être même des
dominés) ne possède aucune fonction propre et qu'elle se contente de refléter
ou d'exprimer le réel sans agir en retour sur lui. Elle se définit alors comme
un pur phénomène de surface sans efficience. Simple effet (ou reflet) de
structure, elle ne saurait donc être pensée comme responsable de quelque effet
de structure que ce soit. – Tout au plus aura-t-elle un
effet indirect et dérivé: en redoublant le monde tel qu'il est, elle
le recouvre d'une épaisseur supplémentaire et contribue de la sorte à ce qu'il
s'impose aux esprits après s'être imposé aux corps. Encore une fois, elle ne
fait qu'accompagner la marche du monde comme il va, mais n'initie rien par
elle-même. Sa causalité (si tant est que l'on puisse parler de causalité à son
sujet) demeure donc sous la dépendance de la causalité première et véritable du
régime productif. Au mieux, on pourra donc dire que l'idéologie possède
une fonction « sociale »: langage de la vie réelle, elle
participe au bon fonctionnement de la société en facilitant interactions et
échanges entre les agents productifs.
A l'inverse, et dès lors que l'on considère sa genèse sur le
mode artificialiste, il semble possible d'attribuer à l'idéologie une causalité
plus directe et une fonction « politique ». Puisqu'elle se
définit, dans ce cas de figure, comme un instrument de pouvoir manipulé en
toute clairvoyance, puisqu'elle travaille activement à la perpétuation d'un
type de domination d'une classe sur une autre, puisqu'elle s'efforce d'exercer
une emprise sur la conscience des agents productifs (dominants et aussi sans
doute dominés), l'idéologie semble alors acquérir un pouvoir effectif de
détermination des événements. Un passage de L'Idéologie allemande,
commençons par là, signale d'abord que les pensées de dominés entrent
tendanciellement sous l'emprise des pensées des dominants:
« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominantespirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises [unterworfen] du même coup à cette classe dominante »[31].
Loin donc que le prolétariat demeure imperméable aux idées
dominantes, il se trouve au contraire contraint, par la force des choses (et de
choses bien matérielles comme les appareils de presse[32], « médiatiques » dirait-on
aujourd'hui), contraint donc d'assimiler un certain nombre des idées des
dominants. Il existe donc bien une « transitivité des représentations
idéologiques dominantes »[33], celles-ci ne demeurant pas cantonnées
dans la conscience bourgeoise, mais s'infiltrant jusque dans celle du
prolétariat. Le caractère transclassiste de l'idéologie dominante fournit la
condition de possibilité d'une lutte idéologique visant à perpétuer voire à
accroître la soumission de la classe économiquement exploitée. L'idéologie peut
donc bel et bien revêtir une fonction politique de préservation ou de
conservation de l'ordre existant. Dotée d'un rôle actif et d'une efficacité réelle,
elle apparaît comme un instrument essentiel dans l'exercice d'un pouvoir de
classe.
On pourrait trouver un exemple historique d'une telle
instrumentalisation politique de l'idéologie lorsque Marx suggère que les
prêtres ont été les premiers idéologues de l'humanité[34]. Patrick Tort insiste longuement sur cet
aspect des choses. Selon lui, en considérant la religion comme la première
forme historique d'idéologie, Marx ne pouvait ignorer la fonction
d'assujettissement qu'elle comprenait. Les représentations élaborées par la
caste sacerdotale ne sauraient être restées leur propriété exclusive, puisque,
par définition, elles étaient destinées à être transmises au peuple via les dogmes
et les cultes religieux. La religion est donc solidaire d'un vecteur
idéologique allant des prêtres vers l'ensemble du corps
social. « Dans cette perspective, il n'est plus question de
caractériser l'idéologie dominante comme l'illusion que les représentants de la
classe dominante se procurent sur eux-mêmes et sur leur activité. Il s'agit au
contraire de la définir comme l'illusion que la classe dominante (quitte à en
venir elle-même, dans une mesure qui reste a priori indécidable, à la
partager) produit pour et entretient dans la classe
dominée afin de la contenir dans les limites de son état d'assujettissement
productif »[35]. Si certes, selon Marx, la religion ne
joue plus ce rôle en 1845, rien ne certifie qu'un autre secteur de l'idéologie
(le droit, la politique?) n'ait pas pris le relais. Ce que nous souhaitions simplement montrer,
c'est uniquement ce fait que l'idéologie peut être un instrument
utilisé, plus ou moins consciemment, par les dominants pour maintenir le peuple
dans l'obéissance[36].
La
situation quant à l'effectivité de l'idéologie semble donc, comme nous
l'annoncions d'emblée, relativement tranchée: dans le cas où sa genèse répond à
un modèle naturaliste, elle ne serait dotée d'aucun efficience essentielle; au
contraire, dans l'hypothèse où sa formation est de l'ordre de l'artificialité,
lui serait dévolu un rôle actif dans le maintien d'une domination de classe. Inefficacité
patente contre opérativité conséquente, l'alternative est nette, et la ligne de
fracture se creuse. Un passage cependant vient brouiller cette dualité, ou du
moins nuancer une vision trop unilatérale des implications des modèles
génétiques naturalistes.
« Cette conception de l'histoire [celle que proposent Marx et Engels] a donc pour base le développement du procès réel de la production, et cela en partant de la production matérielle de la vie immédiate; elle conçoit la forme des relations humaines liée à ce mode de production et engendrée par elle, je veux dire la société civile à ses différents stades, comme étant le fondement de toute l'histoire, ce qui consiste à la représenter dans son action en tant qu'Etat aussi bien qu'à expliquer par elle l'ensemble des diverses productions théoriques et des formes de la conscience, religion, philosophie, morale, etc., et à suivre sa genèse à partir de ces productions, ce qui permet alors naturellement de représenter la chose dans sa totalité (et d'examiner aussi l'action réciproque de ses différents aspects) »[37].
Ces quelques lignes affinent considérablement la
théorie marxienne des rapports entre base matérielle et superstructure de la
société. Il ne s'agit pas seulement de reconnaître une action en retour de la
superstructure sur la base (qui demeurerait cependant déterminante « en
dernière instance »), mais de considérer la société dans sa totalité et
dans l'action réciproque de ses composantes. Georg Lukacs, on le sait,
insistera particulièrement, dans Histoire et conscience de
classe (1923), sur cet aspect du matérialisme historique. « Ce n'est
pas la prédominance des motifs économiques dans l'explication de l'histoire qui
distingue de façon décisive le marxisme de la science bourgeoise, c'est le
point de vue de la totalité » écrit-il par exemple en ouverture de son
article « Rosa Luxembourg, marxiste »[38]. Pour en revenir à notre texte, et si
nous le lisons bien, il semble évoquer la possibilité d'un engendrement de
nouvelles formes sociales à partir de la religion, de la philosophie, de la
morale, etc., c'est-à-dire à partir de l'idéologie. Même si elle
provient d'abord de la base matérielle, l'idéologie semble donc
capable dans un deuxième temps d'exercer une causalité
spécifique et inédite dans le devenir historique de la société[39].
Oublions un instant ces derniers raffinements, et venons-en
là où nous souhaitions en arriver, à savoir au face-à-face entre
deux conceptions de l’histoire apparemment inconciliables et qui
achèvent ainsi de creuser la fissure que nous tentons de cartographier. La
genèse naturaliste de l'idéologie renvoie en effet plus profondément à
un modèle causal (qu'il s'agisse d'une causalité mécanique ou d'une
causalité dynamique-expressiviste, laissons pour l'instant ce point de côté)
dans lequel la dialectique entre les forces productives et les rapports de
production joue le rôle déterminant dans le devenir des sociétés humaines. A
l'inverse, la genèse en termes de machination réfère la constitution de
l’idéologie à un modèle motivationnel et insiste ainsi sur le rôle
des individus (de certains du moins) et de leur conscience dans le processus
historique. Le débat porte, on le voit, sur les forces motrices de l'histoire
et sur le rôle qu'y jouent les individus concrets et leur conscience.
Considérons ce problème en nous appuyant sur les
observations qu'apporte Paul Ricœur dans son ouvrage L'Idéologie et
l'utopie[40]. Selon lui, le texte de Marx et d'Engels
peut se prêter à deux lectures différentes en ce qui concerne la question de la
base réelle du processus historique. Une première interprétation,
qualifiée d'objectiviste et de structurale, insiste sur le rôle, dans
le devenir des sociétés humaines, d'entités anonymes telles que forces de
production, modes de production ou classes – de sorte que serait
évacuée toute considération sur les individus et leur conscience. Ricœur dégage
trois grands arguments[41] accréditant cette première lecture
de L'Idéologie allemande. Premier argument: la base réelle de l'histoire
s'énonce sous la forme d'un jeu réciproque entre forces productives et formes
de relation, de sorte qu'il devient tout à fait possible d'écrire « une
histoire de la société sans faire mention des individus mais plutôt en ayant
uniquement recours aux forces et aux formes »[42]. Deuxième argument, solidaire
du premier: les grands acteurs de l'histoire sont des entités abstraites[43],
des structures sans visage, telles que ville, campagne, manufacture, industrie,
division du travail, capital... Ricœur s'appuie sur les textes où ces entités
apparaissent comme les agents historiques privilégiés. Il cite ainsi les
passages suivants: « C'est elle [la
grande industrie] qui créa véritablement l'histoire mondiale, dans la mesure où
elle fit dépendre du monde entier chaque nation civilisée. (...) Elle paracheva
la victoire de la ville sur la campagne »[44] ou encore: « Nous retrouvons
ici la division du travail que nous avons rencontrée précédemment (...) comme
l'une des puissances capitales de l'histoire »[45]. L'histoire peut dès lors se lire comme
une relation agonistique entre des entités abstraites, comme une gigantomachie,
une lutte entre géants sans commune mesure avec les individus humains
singuliers. Troisième et
dernier argument: quand bien même on considère la face subjective du
développement historique (et non plus sa face objective), on n'a jamais affaire
qu'à ces entités collectives que sont les classes sociales[46]. Dès lors, l'idéologie n'est jamais
l'idéologie de sujets particuliers mais toujours une idéologie de classe. Elle
n'est donc pas un phénomène psychologique et individuel, mais plutôt une
structure d'esprit totale, caractéristique d'une classe donnée dans une
formation historique concrète. Ce n'est donc pas de l'individu mais de
la classe qu'il faut partir pour comprendre l'idéologie. Marx et Engels écrivent par exemple:
« La classe devient à son tour indépendante à l'égard des individus, de sorte que ces derniers trouvent leurs conditions de vie établies d'avance, reçoivent de leur classe, toute tracée, leur position dans la vie et du même coup leur développement personnel; ils sont subordonnés à leur classe. (...) Nous avons maintes fois indiqué comment cette subordination des individus à leur classe devient en même temps la subordination à toutes sortes de représentations » [47].
On le voit, en fait d'arguments, Ricœur se contente
d'énoncer les principes de base du matérialisme historique tels qu'une certaine
tradition les a retenus – et tels qu'on peut les reconstituer à partir du texte
même de L'Idéologie allemande. Il s'agit en fait pour lui, dans le cadre
d'un cours universitaire, de rappeler que la conception matérialiste de l'histoire
se fonde sur la primauté accordée à la structure économique de la société. Mais
Ricœur ajoute qu'une seconde lecture est possible dès lors que l'on se tourne
vers les textes où l'accent est mis sur la base réelle que constituent les
individus réels œuvrant dans des conditions spécifiques. Il s'agit alors
d'affirmer que les entités anonymes dont il a été question sont réductibles à
un élément plus originaire que l'on peut identifier à l'individu réel vivant
dans des conditions déterminées. Dans cette perspective, « les classes et
toutes les autres entités collectives (...) ne sont pas considérées comme la
base ultime mais plutôt seulement comme la base d'une science objective »[48].
Elles ne reçoivent donc que le titre d'abstractions méthodologiques dans le
cadre de l'épistémologie marxienne. – Pour appuyer cette seconde
interprétation, Ricœur concentre son analyse sur la notion de classe. Première
remarque: selon Ricœur, le lien entre la classe dominante et les idées
dominantes ne saurait être mécanique. Autrement dit, la genèse de l'idéologie
ne répond pas aux modèles que nous avons qualifiés de naturalistes. Elle
requiert au contraire un processus intellectuel spécifique, un réel travail de
pensée permettant la transposition des intérêts particuliers en intérêts
universels[49] – et donc une certaine autonomie de
la conscience des idéologues. Ricœur fait donc appel à un modèle
motivationnel qui seul serait capable de rendre compte du processus de
légitimation à l'œuvre dans l'idéologie. « Si nous utilisons ce modèle,
nous devons introduire la notion de 'motivation' – ainsi que le rôle joué par les
agents individuels qui ont ces motivations – parce qu'un système de
légitimation est une tentative pour justifier un système d'autorité »[50].
Le lien entre un intérêt et son expression concrète ne pourrait donc être
mécanique et réclamerait une intervention consciente et délibérée des sujets
humains. Le processus de légitimation ne peut, dans cette perspective, être
dissocié d'une intention des idéologues. Et plus largement, loin que la classe soit
un destin, elle ne jouerait au contraire que le rôle de condition, laissant
ainsi une certaine marge de manoeuvre aux individus qui y évoluent et qui y
forgent un certain nombre de représentations. – De sorte que, deuxième
remarque, la notion de classe ne saurait être une catégorie ontologique ultime.
Non seulement elle ne
l'est pas puisque l'appartenance à une classe ne suffit pas à déterminer
entièrement et mécaniquement les représentations de ses membres, mais surtout
elle ne doit pas l'être puisque ce serait là aller à l'encontre de
l'objectif communiste de suppression des classes.
« Soutenir que le but de la révolution communiste est l'abolition de la classe présuppose que celle-ci n'est pas une structure inviolable, qu'elle n'est pas un donné mais plutôt un produit de l'histoire. Elle peut être détruite tout comme elle s'est constituée. La notion d'abolition des classes n'a de sens que si la classe n'est pas un facteur historique irréductible mais le résultat d'une transformation des puissances personnelles en puissances objectives » [51].
Si
l'influence de l'individu est certes diluée, sous le régime de la division du
travail, par son insertion dans une classe donnée, cette situation de fait
n'équivaut pas à une situation de droit. Sans doute, au stade de la division du
travail, les concepts de classe, de forces productives, etc. sont-ils
objectivés[52] et possèdent une efficience
réelle sur le devenir historique et sur les agents productifs. Mais
l'émancipation humaine correspond précisément à la libération de l'individu par
rapport à ces structures collectives, et à son affirmation personnelle. Ricœur
en conclut qu'affirmer que ce sont les entités anonymes qui constituent la base
réelle, « c'est jouer en fait le jeu de l'aliénation »[53]. –
Plus globalement, cette deuxième ligne interprétative se présente donc comme un
effort pour réévaluer le rôle de l'individu vivant dans le processus
historique, et on comprend que Paul Ricœur fasse finalement référence aux
travaux de Michel Henry[54]. La base réelle coïnciderait en fin de
compte avec les individus concrets agissant dans des conditions déterminées (et
pour une part déterminantes), les entités anonymes se voyant alors reléguées au
rang d'abstractions épistémologiques.
L'argumentation de Paul Ricœur n'est peut-être pas
parfaitement convaincante. Aussi ajouterons-nous nos propres arguments pour
étayer le dilemme que nous cherchons à dégager. Considérons pour cela le
problème en nous concentrant sur la notion de conscience. Si l'on adopte une
conception causale du procès historique, il semble que le contenu de la
conscience soit entièrement conditionné par le milieu matériel dans lequel elle
évolue. Inversement, si l'on s'efforce de ménager une place à un modèle
motivationnel au sein du matérialisme historique, la conscience paraît être
redevable d'une certaine indépendance. Formulé brutalement, le dilemme s'énonce
donc ainsi: conscience déterminée ou conscience déterminante ?
Certaines formulations bien connues semblent pouvoir
trancher l’alternative en faveur de la première proposition. Ainsi, il est
fermement affirmé que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie,
mais la vie qui détermine la conscience »[55]. Cependant, Marx et Engels se montrent parfois beaucoup plus nuancés.
Quelques lignes avant le passage que nous venons de citer, ils écrivent en
effet que « ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations,
de leurs idées, etc., mais les hommes réels agissants, tels qu’ils sont
conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du
mode de relation qui y correspond »[56]. Une telle formulation, on le voit,
s’efforce de résoudre le problème, mais ne parvient en fait qu’à le reculer
puisqu’il se réintroduit dans l’indétermination du verbe
« conditionner », ce dernier pouvant renvoyer aussi bien à une détermination
stricte qu’à une simple force d’entraînement qui disposerait à telle ou telle
pensée sans y contraindre implacablement.
En simplifiant au maximum, nous pouvons résumer la situation
ainsi. La nature de l'idéologie? Illusion épiphénoménale ou mensonge instrumental. Sa genèse? Naturelle
ou artificielle. Son effectivité? Nulle ou conséquente. Son extension
sociologique? Interne à la classe dominante ou diffusée à l'ensemble du corps
social. Le tout renvoyant à deux conceptions de l'histoire selon que l'on
considère l'initiative humaine appréciable ou négligeable. Certes, on l'a vu à
l'occasion, cette ligne de fracture se brouille par endroits, mais il s'agit
alors moins d'une réconciliation des deux blocs de significations antagonistes
qu'une indécision supplémentaire qui ajoute au trouble de la situation. La
théorie de l'idéologie que proposent Marx et Engels (si théorie il y a) semble
donc éminemment hésitante voire littéralement contradictoire.
Notons brièvement, pour en finir sur ce premier point, que
le concept de fétichisme qui apparaît dans le premier livre
du Capital (1867) semble pouvoir être compris comme un moyen de
résoudre les apories que nous venons de relever. Ou, plus exactement, il semble
parvenir à formuler une théorisation matérialiste de l’illusion qui
se cherchait encore dansL’Idéologie allemande. En effet, nous l’avons vu, dans
l’œuvre de 1845-1846, ou bien l’illusion possédait une certaine
immanence par rapport à la sphère de la production mais était alors dénuée de
toute fonction puisqu’étant ravalée au rang de symptôme[57] ou d’épiphénomène, ou bien, à
l’inverse, elle pouvait se prévaloir d’une fonction légitimatrice mais en
réinjectant un élément de transcendance puisque les représentations illusoires
étaient alors introduites artificiellement et de l’extérieur via l’intervention
pleinement délibérée de la caste des idéologues. La théorie du fétichisme
semble au contraire concilier l’immanence des représentations et
leur fonctionnalité dans la légitimation du capitalisme. Il faudrait
alors souscrire, quoique pour d’autres raisons que lui, à la thèse défendue par
Etienne Balibar dans La Philosophie de Marx, thèse selon laquelle les apories
traversant le concept d’idéologie auraient précipité son abandon et son
remplacement par celui de fétichisme qui récupérerait ainsi les problèmes
découverts par la première mais insuffisante conceptualisation.
Les travaux d'Isabelle Garo[58] semblent aller dans ce sens. Selon
elle en effet, l'étude de la marchandise capitaliste corrige
« décisivement ce que la notion d'idéologie pensée comme superstructure
risquait de suggérer en matière de causalité mécanique »[59]. Et plus loin elle ajoute: « Que la
représentation, à travers la notion de fétichisme de la marchandise, soit
désormais pensée comme fonction interne au mode de production et non plus comme
superstructure est un grand pas en avant de l'analyse »[60]. La théorie achevée du fétichisme de la
marchandise constituerait donc la relève des faiblesses de la théorie de
l'idéologie. Considérons ce problème à la lumière de notre propre grille
d'analyse. Pour ce qui est de la genèse de l'illusion fétichiste, le
progrès théorique en termes de matérialisme semble substantiel puisque cette
illusion ne s'enracine pas dans une subjectivité particulière, mais trouve sa
source dans la forme marchandise elle-même. Marx, sur ce point, est
particulièrement explicite: « D'où provient donc le caractère énigmatique
du produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise? Evidemment
de cette forme elle-même »[61]. Celle-ci déconnecte totalement les
marchandises des rapports sociaux de production, de sorte qu'elles se présentent,
dans la sphère de la circulation, comme de pures choses, naturelles voire
surnaturelles, et dont la valeur est intrinsèque. Le fétichisme correspond donc
à une occultation de la sphère de la production par la sphère de la circulation
(dans laquelle apparaissent les marchandises sous leur forme marchandise
précisément). Ou, plutôt qu'une occultation, s'opère un renversement puisque la
sphère de la circulation (avec ses marchandises) passe au premier plan et
s'impose comme déterminante par rapport à celle de la production. Dès lors, les
marchandises paraissent établir des rapports entre elles et dicter aux agents
productifs leur comportement. Ce qui est en réalité un rapport social déterminé
entre des hommes revêt ainsi pour ces derniers « la forme fantastique d'un
rapport des choses entre elles »[62]. – On en arrive ainsi à la question de
la fonction et de l'efficacité de l'illusion fétichiste. Car
celle-ci impose la croyance que les rapports sociaux découlent de l'objectivité
des marchandises et possèdent donc une nécessité inflexible. Le fétichisme
participe donc à une naturalisation du système économique, et ce d'autant plus
qu'il structure l'expérience quotidienne des agents de la production et de
l'échange. Comme le remarque Isabelle Garo, « on voit ici que
c'est la réalité elle-même, en tant que monde social construit d'instances
différenciées et dépendantes, qui suscite des représentations s'intégrant à son
fonctionnement et entretenant sa logique [propre] »[63]. Le fétichisme apparaît donc bel et bien
comme une illusion sociale active contribuant à la légitimation spontanée et à
la reproduction continue du système capitaliste. – Par ailleurs, et
cela est impliqué par ce que nous venons de dire, le fétichisme possède la plus
vaste extension sociologique possible puisqu'il concerne aussi bien
les agents individuels dans leur pratique quotidienne que les économistes qui
tentent de décrire le mode de production capitaliste. Marx évoque ainsi «
l'illusion produite sur la plupart des économistes par le fétichisme inhérent
au monde marchand »[64]. – Cette dernière citation nous offre
l'occasion d'ajouter un dernier commentaire (et il aurait peut-être fallu
commencer par là) sur la nature du fétichisme. Marx indique
explicitement qu'il s'agit d'une illusion (et non pas d'un mensonge) et qu'en
tant que telle, elle ne disparaît pas du simple fait de sa dénonciation
(contrairement à l'erreur). L'illusion
possède en effet une persistance due à son engendrement « naturel ».
Elle est certes une apparence trompeuse, mais aussi une apparence nécessaire,
fruit d'une structuration particulière du réel. Par conséquent, et comme
l'écrit Marx, « la découverte scientifique que les produits du travail, en
tant que valeurs, sont l'expression pure et simple du travail humain dépensé
dans leur production (...) ne dissipe point la fantasmagorie qui fait
apparaître le caractère social du travail comme un caractère des choses, des
produits eux-mêmes »[65]. – Enfin et pour en revenir à notre
affirmation de départ selon laquelle le concept de fétichisme fournissait une
théorisation matérialiste de l'illusion, il nous semble utile de
citer une dernière fois Isabelle Garo:
« La rupture la plus nette avec les critiques philosophiques de l'illusion réside bien dans le fait que la représentation n'est plus pensée comme un doublet du monde, en relation d'adéquation ou d'inadéquation avec lui, mais comme une des instances actives du réel qui en assure la reproduction ou en permet la transformation » [66].
Cette
observation nous conduit à d'ultimes remarques. Certes, la théorie du
fétichisme rompt avec l'identification de l'illusion à un double du réel. Mais
surtout, elle évacue le rôle du sujet humain dans la constitution de cette
illusion. On le voit, on se trouve aux antipodes d'une théorie sur l'illusion
telle que celle développée par Clément Rosset et qui se définit par
l'association de ces deux caractéristiques, à savoir, d'une part, un sujet
désirant (désirant mais contrarié dans son désir par l'opiniâtreté du réel), et
d'autre part la création d'un double du réel permettant de se protéger contre
« l'inéluctabilité de l'unique »[67]. Avec Marx au contraire, l'illusion
n'est plus conçue comme production psychologique compensatrice, mais comme
apparence trompeuse émanant de la structure même d'un mode de production donné
(en l'occurrence du mode de production capitaliste). L'apparence est donc
inscrite dans l'objectivité même du réel et de la sorte s'impose
immanquablement aux subjectivités individuelles qui y évoluent. Si bien qu'il
devient possible de dire que l'illusion est première et qu'elle constitue dans
un second temps les subjectivités qui entrent dans son sillage. Ces
conséquences ultimes sont développées par Etienne Balibar dans son ouvrage
synthétique La Philosophie de Marx. Puisque le fétichisme structure le
monde de la pratique, il structure inévitablement les sujets qui y vivent,
pensent et agissent. L'analyse de Balibar mérite d'être ici citée assez
longuement:
« Si la constitution de l'objectivité dans le fétichisme ne dépend pas de la donnée préalable d'un sujet, d'une conscience ou d'une raison, en revanche elle constitue des sujets, qui sont partie de l'objectivité elle-même, c'est-à-dire qu'ils sont donnés dans l'expérience à côté des 'choses', des marchandises, et en rapport avec elles. Ces sujets non pas constituants mais constitués, ce sont tout simplement les 'sujets économiques', ou plus exactement ce sont tous les individus qui, dans la société bourgeoise, sont d'abord des sujets économiques (...). Le renversement opéré par Marx est donc complet: sa constitution du monde n'est pas l'oeuvre d'un sujet, elle est une genèse de la subjectivité (une forme de subjectivité historique déterminée) comme partie (et contrepartie) du monde social de l'objectivité » [68].
Selon Balibar, Marx se dégage donc totalement d'une
conception idéaliste du sujet. Celui-ci n'est plus une donnée primordiale mais
un produit dérivé, une construction historique. Autrement dit, – et,
on le voit, Marx tranche les ambiguïtés qui pouvaient subsister
dans L'Idéologie allemande, – la conscience est
d'abord et avant tout déterminée par le monde social qui l'environne. Ou, pour
être plus précis, elle est littéralement façonnée par lui. La radicalité
matérialiste semble donc s'être considérablement aiguisée depuis le milieu des
années 1840... Concluons en rappelant que le but de cet appendice consacré au
fétichisme était d'émettre l'hypothèse (en suivant en cela une intuition
d'Etienne Balibar) que ce nouveau paradigme théorique se substituait
avantageusement à la « théorie » défaillante et contradictoire de
l'idéologie présentée une vingtaine d'années plus tôt. Ce changement théorique
démontrerait donc ex post que Marx aurait reconnu lui-même
l'insuffisance du concept d'idéologie.
Il existe un second point qui, à nos yeux, nuit à l’évidence
du concept d’idéologie : c’est la désinvolture avec laquelle Marx et
Engels rassemblent sous ce terme des activités aussi différentes que la
théologie, la métaphysique, la philosophie, la morale, le droit, l’histoire
(dans sa version spéculative), la science de la nature, la politique,
l’Etat, la religion ou encore l’art. Justifions d'abord cette énumération par
un jeu de citations de L'Idéologie allemande:
« la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de
l'idéologie (...) n'ont pas d'histoire »[71]
« il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit, de la
science, etc., de l'art, de la religion, etc. »[72]
« expliquer la société civile à ses différents stades et dans son
reflet pratique-idéaliste, l'Etat, de même que tous les produits
différents et les formes de la conscience, religion, philosophie, morale,
etc. »[74]
Sans oublier le condensé délivré par la célèbre Préface de
la Contribution à la critique de l'économie politique de 1859:
« les
formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques,
bref, les formes idéologiques »[77].
Récapitulons: théologie, métaphysique, philosophie, morale,
droit, histoire (dans sa version spéculative), science de la nature, politique,
Etat, religion ou encore art. Dans cette énumération, nous avons tenté
d’ordonner grossièrement les diverses 'activités' en partant des théories les
plus spéculatives et les plus arbitraires, en glissant ensuite vers celles qui
pouvaient prétendre à une certaine positivité quant à leur contenu, en
rencontrant l'activité scientifique qui se meut certes dans l’élément de la
théorie mais qui possède en outre des applications pratiques, pour aboutir
finalement à des activités ou des structures plus profondément ancrées dans la
matérialité et dans la pratique. Aussi perçoit-on difficilement au premier
abord ce qui fonde et justifie l’inclusion de ces divers domaines sous un seul
et unique vocable.
L’idéologie ne semble dès lors par exemple pas pouvoir être
appréhendée à travers les catégories du vrai et du faux, non seulement
parce qu’elle réunit aussi bien des théories arbitraires que des sciences
positives, mais surtout parce que la politique et plus encore l’art échappent
totalement à l’alternative de la vérité et de la fausseté du fait de leur
appartenance à la sphère de la pratique. De sorte que ni l’évaluation
épistémologique du contenu ni la distinction d’une forme particulière
d’activité ne semblent pouvoir délimiter ce qui est du ressort ou non de
l’idéologie. Si nous peinons ainsi à saisir le lien unissant ces multiples
composantes, ce n’est donc pas seulement parce que nous projetons, comme nous
l’avons suggéré, sur le signifiant « idéologie » un magma de
significations héritées de l’histoire complexe du terme, mais, plus profondément,
parce que, comme l’indique Etienne Balibar[78], le concept marxien échappe aux
oppositions traditionnelles de la philosophie occidentale, à savoir
l’opposition du vrai et du faux, de la théorie et de la pratique, du contenu et
de la forme, du conscient et du non conscient…
Doit-on alors tenter de saisir cette notion à partir de
l’opposition, marxienne celle-là, de la base et de la superstructure ?
Possible. Mais il faut alors être conscient que ces catégories ne sont pas
encore parfaitement en place dans L’Idéologie allemande. Par ailleurs, se
pose dans ces conditions le problème de savoir si l’idéologie s’identifie à
l’ensemble de la superstructure. Si c’est le cas, si les termes sont
substituables sans perte, alors l’un des deux paraît superflu. Et l’expression
« superstructure idéologique » [79] ne serait qu’un vulgaire pléonasme.
Si au contraire, comme semble le suggérer cette expression, l’idéologie ne
constitue qu’un domaine de la superstructure, il importe de préciser ce qui
fonde sa spécificité et, réciproquement, de déterminer ce que représente la
part non-idéologique de la superstructure. – Surtout, définir l'idéologie par
opposition à la base matérielle, cela ne contribuera jamais qu'à fournir une
définition négative de l'idéologie, incapable de préciser sa spécificité
propre. Par ailleurs, opposer les divers domaines idéologiques à la base réelle
de la société ne suffit pas à garantir leur homogénéité entre eux. Tout se
passe au contraire comme si l'écriture polémique de Marx et Engels se
contentait, mue par son souci constant de mettre l'accent sur le fondement « matériel »
de l'histoire, de rejeter, dans une catégorie aussi large qu'indécise,
l'ensemble de ce qui ne pouvait se définir immédiatement en termes
« économiques ». Il se pourrait dès lors que nos difficultés à
concevoir le tréfonds unifiant des secteurs idéologiques ne proviennent en fait
que du caractère encore rudimentaire d'une pensée qui se cherche et qui
commence par opérer une dichotomie stricte entre base et idéologies
(superstructure) dans le double but, premièrement, de poser, dans toute leur vigueur
inédite, les principes fondamentaux de la conception matérialiste de l'histoire
et, deuxièmement, d'en présenter leur aspect le plus tranchant dans une
perspective polémique. La controverse, on le sait, n'admet pas, dans un premier
temps du moins, les raffinements de la pensée et pare au plus pressé.
Le croisement des deux axes
problématiques
Nous avons jusqu’ici essayé de dégager deux axes de
problèmes qui paraissent miner l’unité du concept d’idéologie. Mais ce qui
accentue encore la situation de crise qui affecte cette notion, c’est que les
deux axes problématiques mentionnés se croisent, s’enchevêtrent et se coupent
perpendiculairement. Nous avons tenté de montrer que l’idéologie était
traversée verticalement par une ligne de fracture de part et d’autre de
laquelle elle pouvait être définie soit comme une illusion sincère, soit comme
un mensonge hypocrite. Mais cette fissure théorique, il faut le noter, risque
de traverser successivement le domaine de la religion, puis celui de la
philosophie, de la politique, et ainsi de suite. La religion par exemple
constitue-t-elle une expression idéalisée et innocente de la structure de la
société ou bien relève-t-elle au contraire d’une fiction expressément élaborée
par la classe dominante afin d’asseoir sa prééminence ? La même question
pouvant se répéter pour l'art, la morale, le droit, etc. Ainsi, il
semble que le croisement des deux lignes problématiques relevées contribue, en
apparence du moins, à un morcellement accéléré du concept d’idéologie. Et si
effectivement, la ligne de fracture verticale traverse la superposition des
diverses couches idéologiques, l'ensemble de la formation menace fort de
s'écrouler...
De fait, il n’est pas certain que les métaphores employées
par les auteurs de L’Idéologie allemande contribuent à dissiper les
obscurités qui absorbent le concept d’idéologie dans l’indétermination. On peut
avoir au contraire l'impression que la multiplication des images utilisées
(métaphores verbales, optiques, sonores, chimiques, etc.) à la fois brouille l'intelligence
du phénomène idéologique et joue le rôle de brouillard unifiant,
l'indétermination de la pensée se cachant derrière le caractère poétique mais
indécis de l'écriture. Ou plutôt, tout se passe comme si la pensée se cherchait
elle-même à travers le tâtonnement métaphorique. On le sait, L'Idéologie
allemande constituait d'abord pour ses auteurs un exercice de
clarification de leur propre position théorique[80], et on comprend que la métaphore soit
alors un substitut appréciable à une théorisation solide, achevée et
définitive. Reste que, dans la trace écrite de cet effort de pensée, la théorie
risque de demeurer sous la dépendance de l'image – si du moins on se focalise
exagérément sur les passages où la rigueur du concept semble s'effacer sous
l'indécision des métaphores. Comme l'écrit Sarah Kofman, « même lorsque
Marx semble vouloir user d'un langage propre, s'imposent à lui des
métaphores qui font système entre elles: contrainte métaphorique sur laquelle
il conviendra de s'interroger »[81]. Le problème étant que l'un des seuls
passages se donnant à lire comme une « définition » de l'idéologie
regorge de métaphores hétérogènes qui semblent se contrarier ou du moins se
corriger les unes les autres. Citons ce texte célèbre dans son intégralité et
en soulignant la succession des métaphores.
« Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique.
A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle; c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimationsrésultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui est lié à des présuppositions matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie » [82].
Dans son ouvrage Camera obscura – De l'idéologie, Sarah
Kofman a commenté la succession de ces différentes métaphores. Empruntons-lui
un certain nombre de remarques. Première image: celle, éminemment célèbre, de
la camera obscura. Selon Kofman, elle implique deux éléments: d'une part
le processus de renversement, et d'autre part la nécessité de ce processus
(suggérée par le modèle mécaniste). Notre commentatrice ne s'attarde
pas sur la reprise de la métaphore optique au travers de la comparaison avec le
processus rétinien. Il est vrai que cette répétition semble à première vue
n’apporter aucun élément nouveau: on retrouve sans surprise les thèmes de la
nécessité et de l'inversion. Mais il faut noter que la référence au registre
technique se double d'une allusion au registre physiologique, c'est-à-dire
naturel. Si bien que, dans cette double caractérisation (artificialiste et
naturaliste) de l'idéologie, Patrick Tort pense voir – à tort ou à raison – le
signe de l'hésitation entre les deux modèles génétiques que nous avons relevés[83].
Passons.
Au doublet
optique succède immédiatement une analogie religieuse, celle du
renversement entre ciel et terre. Citons Sarah Kofman: « Passer d'un
renversement de haut en bas à un renversement entre ciel et terre, c'est,
semble-t-il, en rester à un renversement de type spatial. Pourtant, la deuxième
métaphore introduit une connotation religieuse supplémentaire. Léger déplacement:
il met en lumière le privilège de l'idéologie religieuse à être exemplaire,
voire même constitutive de l'idéologie comme telle. Il
indique, en outre, que le renversement idéologique est un renversement
hiérarchique qui substitue au fondement réel un fondement imaginaire »[84].
Le motif de la nécessité est donc mis entre parenthèse, tandis que celui du
renversement se trouve repris et enrichi. Premier enrichissement: l'inversion n'est pas une inversion
indifférente, mais exprime une inversion hiérarchique, autrement dit, elle
inverse le sens des déterminations réelles. Le renversement est donc
moins le renversement statique d'une image que le renversement d'une dynamique
des forces. Et, deuxième enrichissement, la métaphore du ciel et de la terre
renverrait implicitement au caractère paradigmatique de la religion dans la
compréhension du phénomène idéologique. Il est ici à nouveau possible de se
demander à quel point ce second enrichissement est l'oeuvre de
l'exégète plutôt que du texte lui-même. Poursuivons.
Sarah Kofman laisse sa plume glisser trop rapidement sur le
papier lorsqu'elle écrit que « reflets et échos renvoient encore à
la camera obscura »[85]. Les reflets, oui, sans doute (et l'on retrouve l'association
inversion/nécessité). Mais les échos, cela est plus contestable. En
passant d'une analogie optique à une analogie sonore, Marx conserve le motif de
la naturalité du processus, mais abandonne celui du renversement. L'écho se
caractérise en effet plutôt par sa fidélité au réel[86]. Par contre, deux nouveaux thèmes font
ici leur apparition: celui du décalage temporel (nous y reviendrons) et celui
de l'inconsistance ontologique. Certes,
rétrospectivement, on peut arguer que ce second motif était déjà présent dans
celui du reflet (vieux thème philosophique...). Mais la ténacité du
reflet contraste avec le caractère particulièrement éphémère de l'écho qui, dès
lors, apparaît comme paradigme et révélateur du thème de la faiblesse
ontologique.
Il est cependant possible de trouver un point commun entre
reflets et échos en les décrivant comme des phénomènes spéculaires offrant au
réel son image dans un miroir. Citons à nouveau Sarah Kofman: « La camera
obscura et les autres métaphores spéculaires impliquent toutes une relation au
réel. Aussi Marx est-il contraint de leur accoler la métaphore chimique de la
sublimation: celle-ci décrit un processus d'idéalisation avec volatilisation
des éléments constitutifs; de là 'l'oubli' du processus de la genèse et
l'illusion d'autonomie. Le processus de sublimation rend compte du caractère
éthéré de l'idéologie, de sa fixation au niveau des nuages, de son incapacité à
rejoindre le sol »[87]. La remarque de Kofman consiste donc à
souligner l'insuffisance de la métaphore de la camera obscura. Celle-ci
doit au contraire être corrigée et réévaluée par le recours au registre de la
chimie (voire de l'alchimie) afin de souligner l'autonomie apparente de
l'idéologie par rapport au réel. La différence phénoménale entre l'état solide
et l'état gazeux peut en effet induire la croyance en leur
hétérogénéité totale. De même, l'idéologie se présente sous une forme à ce
point différente du réel qu'elle peut sembler n'en être absolument pas dépendante.
D'où l'illusion de son autonomie. Ajoutons, pour notre part, que l'image de la
sublimation reprend elle aussi, semble-t-il, le motif de l'inconsistance
ontologique. Et qu'une métaphore voisine, mais atmosphérique celle-là,
réitérera, un peu plus loin, les mêmes thématiques en évoquant la
« formation de nuées théoriques à partir des rapports terrestres
réels »[88].
A la fin de son texte, Sarah Kofman semble cependant se raviser.
A bien y réfléchir, la métaphore de la camera obscura disposerait de
suffisamment de connotations secrètes pour constituer un
équivalent approprié de la notion d'idéologie. Trois éléments retiennent son attention.
D'abord, mais elle ne développe pas ce point, une référence implicite à
l'allégorie de la caverne[89]. Selon nous, l'allusion à Platon
vaut certes comme une indication de l'inconsistance du reflet, mais aussi comme
une reprise ironique: alors que chez Platon, l'illusion résidait dans
l'aveuglement à la détermination du « réel » sensible par les
idéalités, avec Marx elle consiste dans l'oubli de la détermination des
idéalités par le réel. Platon, tout comme Marx, lutte contre une inversion de
perspective. Mais Marx, lui, renverse aussi Platon. – Deuxième
élément qui retient l'attention de Sarah Kofman: le terme de
« camera » lui-même. « Dans l'idéologie, les idées sont
mises en chambre, sous le verrou, coupées de leur base réelle qui, seule,
pourrait leur conférer lumière et vérité »[90] . De sorte que la métaphore de
la camera obscura contiendrait déjà, quoique de façon sous-jacente,
le thème de la séparation et de l'autonomie et que l'image de la sublimation
jouerait moins le rôle de complément que
d'explicitation. – Enfin, l'idée d'obscurité
renforcerait, en le prolongeant, le motif de la coupure et de l'éloignement par
rapport au réel. Sarah Kofman
écrit en effet:
« L'idéologie représente les rapports réels voilés, sous enveloppe. Plutôt que comme copie transparente obéissant aux lois de la perspective, elle fonctionne comme simulacre: elle déguise, travestit, brouille les rapports réels. (...) La camera obscura fonctionne (...) comme un appareil d'occultation qui plonge la conscience dans l'obscurité, le mal, l'erreur, lui donne le vertige, lui fait perdre l'équilibre; appareil qui rend énigmatiques et secrets les rapports réels. (...) La camera obscura isole donc la conscience, la sépare du réel; enfermée, celle-ci édifie une sorte de néoréalité (...). La camera obscura de l'idéologie maintient à la fois un rapport au réel (elle le reflète de façon inversée) et à la fois l'occulte, l'obscurcit » [91]
Coupé du réel et emprisonné dans la camera obscura, le
reflet (inversé par définition) subirait en outre un processus
d'obscurcissement qui achèverait de le rendre méconnaissable. Résumons: la
métaphore de la camera obscura combine les thèmes de la nécessité et
du renversement, et, mais plus allusivement, ceux de l'inconsistance, de
l'autonomie et de l'obscurcissement. Pourtant, et en fin de compte, Sarah
Kofman juge cette métaphore partiellement inadéquate. « Le modèle de la
camera obscura pourrait faire dire à Marx ce qu'il n'a jamais voulu dire; (...)
parce qu'il s'agit d'un modèle mécanique, il ne met pas en lumière le rapport
de l'idéologie au désir »[92].
Il convient cependant de se montrer prudent dans
l’interprétation de ces différentes métaphores et de ne pas leur faire dire
plus qu’elles ne le veulent – la difficulté étant que, pour sélectionner les
éléments pertinents d’une image et les dissocier de ceux qui ne le sont pas, il
faut déjà avoir une précompréhension du phénomène à éclairer.
Examinons ce problème à la lumière de la camera
obscura (et de ce que nous venons de dire sur elle). Les motifs de la
nécessité et de l'inconsistance qu'elle semble comprendre peuvent renvoyer à ce
que nous avons appelé le modèle génétique naturaliste (combiné à l'inefficience
de l'idéologie). Mais, dans cette perspective, on voit plus difficilement à
quoi peuvent renvoyer les thèmes du renversement-obscurcissement (puisque
l'idéologie est alors au contraire conçue comme reflet fidèle des conditions de
vie des dominants – voire également des dominés) et encore moins de l'autonomie
(puisque l'idéologie se présente alors comme un épiphénomène strictement
déterminé et singulièrement inefficace). A l'inverse, si l'on se place dans la
perspective d'une genèse artificialiste, il semble beaucoup plus aisé de la
concilier avec, par exemple, l'idée d'obscurcissement dans la mesure où les
idéologues ont intérêt à opacifier le jeu social pour mieux le
pacifier.
Ainsi, lorsque Sarah Kofman indique que la métaphore de
la camera obscura présente le défaut de ne pas se référer
au désir, elle postule implicitement le modèle artificialiste de formation
de l'idéologie. D'une façon plus générale, la détermination du sens d'une
métaphore dépend en partie de la façon dont on l'interroge. Pour parler comme
Marx, « c'est déjà dans les questions elles-mêmes qu'il y [a]
mystification »[93]. Et une métaphore comme celle de
la camera obscura risque d'être à ce point riche et indéterminée
(riche parce qu'indéterminée) qu'il peut être aisé d'y trouver les éléments que
l'on souhaite afin de corroborer telle ou telle interprétation.
Mais nous
sommes sans doute restés trop longtemps dans la chambre obscure. Quittons-la
un instant afin de voir le problème sous un autre jour. Et considérons une
autre métaphore, celle du « langage de la vie réelle ». Le problème
se joue ici d'abord sur le plan syntaxique avant de concerner le plan
sémantique puisqu'il prend sa source dans l'ambiguïté du génitif[94].
Dans le cas d'un génitif objectif, le langage porte sur la vie
réelle, et on peut alors faire l'hypothèse qu'il possède une certaine
indépendance par rapport à elle. Dans le cas d'un génitif subjectif, l'acte de
langage est effectué par la vie réelle, autrement dit, tout se passe
comme si c'était la vie réelle elle-même qui s'énonçait à travers le langage et
se constituait ainsi en idéologie. On se rapproche ici plutôt du modèle
expressif puisque la vie réelle s'exprime dans et par le langage. De sorte que,
dans une telle perspective, le sujet humain semble complètement éludé. Au
contraire, si l'on postule que le langage conserve une certaine transcendance
par rapport à la vie réelle, on conçoit que les sujets qui le portent ne se
trouvent pas (totalement) absorbés par la pratique et qu'ils disposent d'une
marge de liberté dans leur activité énonciatrice. Une telle conception semble
plus aisément compatible avec une genèse artificialiste de
l'idéologie. – Sans doute ces remarques sont-elles un peu trop
pointilleuses pour être tout à fait convaincantes. Sans doute faut-il ne pas
ratiociner ainsi sur une expression qui manifestement signifie « le
langage appartenant à la vie réelle », « le langage de tous
les jours ». Du moins s'agit-il de se montrer quelque peu circonspect face
aux évidences, même si c'est pour reconnaître ensuite qu'il n'y avait pas lieu
de les suspecter de quelque cachotterie.
Plus généralement, il nous appartiendra de déterminer le
rôle des métaphores utilisées. Obéissent-elles
seulement à un souci décoratif, poétique ou ironique? Sont-elles, dans leur
indétermination, le reflet et comme l’aveu d’une problématique insuffisamment
élaborée ? Ou renvoient-elles à un mode d’écriture particulier
entrant dans un rapport d’homologie avec le phénomène qu’il tente de
circonscrire ? Précisons.
Dans le paragraphe précédent, nous avons tenté de suggérer
qu'il était difficile de conférer un rôle théorique aux métaphores
qu'emploient Marx et Engels dans la mesure où leur interprétation demeure en
partie suspendue à une compréhension préalable du phénomène qu'elles sont
censées éclairer. Dans ce cadre, l'ordre des images viendrait plutôt confirmer,
sur le mode poétique, l'ordre des concepts. Pourtant, nous avons également
vu que les métaphores participaient peut-être de façon consubstantielle à
l'effort de pensée de Marx. Et dès lors, leur ambiguïté même signalerait une
pensée encore à l'état d'ébauche imparfaite. Soyons encore plus sévères: il est
possible de voir dans l'emploi d'images contradictoires entre elles et
ambivalentes en elles-mêmes la marque d'un échec travaillant à sa
propre occultation.
Pour se montrer plus charitable, il est possible de faire
l'hypothèse que le mode analogique relève du provisoire et de l'effort de
clarification. Il serait une médiation en attente d'une formulation plus
conceptuelle de la pensée. Aussi manifesterait-il, mais explicitement, son
statut d'intermédiaire et indiquerait-il plutôt une direction de recherches
qu'un résultat inerte et définitif. Comme l'écrit Jean-Paul Galibert, «
il ne s'agit pas de découvrir les fissures secrètes d'un édifice, car Marx n'en
a bâti aucun, et ce, dans un refus délibéré et constant d'aborder ce champ de
manière strictement conceptuelle. L'écriture marxienne de l'idéologie est un
effort de pensée qui refuse de s'institutionnaliser »[95]. Il s'agirait donc de ne pas prendre à
la lettre une écriture soucieuse de ne jamais se figer dans des formules
rigides ou définitives. Dans son article, Jean-Paul Galibert propose une
approche plus souple du concept d'idéologie en reconstituant « un réseau discursif »
de termes qui entretiendraient des relations mutuelles plus ou moins allusives
et qui circonscriraient un champ de recherche que Marx ouvrirait à notre
sagacité. Les concepts de conscience, de perception, de forme, d'eidolon,
d'idole, de religion, de fétichisme, d'argent, de valeur, de langage
formeraient un « cercle de notions » qui cerneraient ou aideraient à
discerner ce qu'il faut entendre par idéologie. Certains présupposés de
l'article de J-P. Galibert sont contestables d'un point de vue méthodologique,
puisqu'ils mettent sur le même plan l'ensemble des écrits de Marx (de la thèse
de doctorat au Capital) et qu'ils autorisent finalement à « évoquer
l'idéologie dans un passage où le mot n'intervient pas »[96]. Il peut néanmoins être intéressant de
considérer la notion d'idéologie, dans le texte de 1845-1846, comme une
« magnifique notion exploratoire »[97]. Reste malgré tout, en dernière analyse
et dans ce cas, qu'il faut renoncer à trouver un concept unifié et définitif
d'idéologie chez Marx. Celui-ci se serait borné à circonscrire un immense champ
de recherche sans que rien ou presque, à l'intérieur de ce champ, ne soit
précisé. Conscient de l'inachèvement de sa pensée, il se serait contenté de
définitions « essentiellement métaphoriques, entièrement prises dans un
lacis de figures rhétoriques »[98] en attendant la cristallisation à
venir de sa pensée.
Absence de définitions définitives; ornementation poétique
insistante; omniprésence de métaphores indécises au point d'en être suspectes;
réduction, finalement, de l'idéologie à un simple thème: tout se passe comme si
le rôle de cette notion n'avait rien à voir avec la théorie... Rappelons
que L'Idéologie allemande est d'abord un ouvrage de combat: il s'agit
de réfuter les chimères des Bauer, Stirner, Feuerbach, ou encore des
« socialistes vrais ». Aussi le ton est-il volontiers vif et cinglant, railleur à l'occasion,
délibérément provocant même ici ou là. Et ce peut-être parce qu'il
s'agit aussi pour Marx et Engels de lutter contre une part d'eux-mêmes, de se
défaire de leur conscience jeune-hégélienne d'autrefois, de sortir
en fin de compte, et la tâche n'est pas mince, de la philosophie. Aussi,
lorsqu'ils lancent que « la philosophie est à l’étude du monde réel ce que
l’onanisme est à l’amour sexuel »[99] , la métaphore jouerait d'abord le
rôle d'anathème, et les connotations franchement matérialistes celui d'antidote
à l'idéalisme. De même, ce qu'il faudrait retenir du modèle de la camera
obscura, ce serait d'abord son aspect mécaniste, étroitement mécaniste même,
l'exagération étant, on le sait, un des ressorts privilégiés de
l'art polémique. N'est-il pas alors possible de dire que le concept
d'idéologie appartient lui-même et en lui-même au registre de la controverse?
Utilisé par Marx et Engels dans un contexte de polémique
contre les Jeunes Hégéliens, le concept d'idéologie risque de demeurer
prisonnier de ce type de situation sans parvenir à la froide objectivité que
semblent réclamer de prime abord les exigences minimales de la rationalité et
de la scientificité. Aussi
est-ce sa valeur proprement théorique qui semble prêter à caution.
De fait, le « concept » d'idéologie semble
expressément destiné à la polémique. Contre la croyance en une
autonomie des idées, dévoiler le mécanisme psychosociologique de leur
genèse. Contre leur supposée universalité, indiquer leur détermination
par des intérêts matériels particuliers. Contre leur neutralité
affichée, dénoncer leur fonction légitimatrice, etc.
Certes on peut commencer par souligner que l’originalité de
Marx tient sans doute à la liaison établie entre trois types (au moins) de
problèmes, c'est-à-dire entre la question psychosociologique de
lagenèse des représentations, la question épistémologique de
leur contenu et enfin la question politico-sociale de
leur fonction[100]. Une telle « triangulation »
nous permettrait ainsi de délimiter plus précisément et donc de mieux maîtriser
la notion engelso-marxienne d’idéologie. Encore reste-t-il, bien entendu, à
spécifier l’articulation de ces trois problématiques afin de s’assurer qu’il ne
s’agit pas là d’une simple juxtaposition de problématiques qui en réalité
demeureraient distinctes les unes des autres. Nous avons déjà longuement souligné que cette
articulation était loin d'être évidente. De sorte qu'il est possible de
soupçonner le terme d'idéologie de n'être qu'un « cluster concept »[101] dont la richesse et la plurivocité
seraient particulièrement utiles en contexte polémique pour tantôt récuser en
bloc la position de l'adversaire en la réduisant à son origine sociale, tantôt
dénoncer les intérêts qu'elle sert, tantôt mettre en doute ses revendications
universalistes, etc. Inversement,
celui qui prétend identifier l'idéologie s'arroge du même coup le monopole de
la vérité et rejette l'ensemble des positions adverses dans l'erreur ou, pire,
dans l'illusion. Feuerbach, Stirner, Bauer, Grün? Des sous-produits de
la bourgeoisie[102], des « épiciers de la
pensée »[103], des idéologues sans reste... En un
mot, la polysémie du terme d'idéologie semble s'harmoniser plus aisément avec
une fonction polémique qu'avec une ambition proprement théorique.
Nous avons écrit plus haut qu'il paraissait possible de
circonscrire le champ des phénomènes pris en charge par le concept d’idéologie
en supposant qu'il se situait à l’intersection de trois types (au moins) de problèmes. Au
moins, parce qu'il n'est pas aisé de délimiter si précisément le spectre des
référents potentiels du terme. Selon J-P. Galibert, nous l'avons signalé, la
thématique de l'idéologie recevrait son sens d'un vaste réseau sémantique de
termes ou de thèmes entretenant des relations mutuelles.
« Ce réseau discursif pourrait être présenté comme un cercle de notions, autour d'un centre qui serait celle d'idéologie. Le long de ce cercle, nous trouverions la conscience, dont la socialité est toujours affirmée, souvent de plusieurs manières à la fois. Voisine de la conscience, la perception, qui fournit de texte en texte un peuple de mécanismes perceptifs, pris tantôt comme métaphores, tantôt comme modèle des phénomènes idéologiques. Ensuite la notion de forme, qui apparaît dans la quasi totalité des textes, mais dont Marx semble utiliser à fond la richesse sémantique; à cet endroit de notre cercle, c'est évidemment la forme objective qui est privilégiée, telle qu'elle intervient notamment dans les mécanismes perceptifs. La notion d'idole est rendue voisine de celle de forme par l'intermédiaire du grec eidolon, dont nous verrons l'importance dans la thèse de Marx. Des idoles, on passe sans difficulté aux dieux, à la religion, et au fétichisme. Le fétichisme a pour voisin l'argent, à propos duquel il s'exerce notamment. La question donne presque systématiquement lieu à une réflexion sur le signe de la valeur, et celui-ci ouvre toujours une réflexion, fût-elle rapide, sur les autres signes, et donc le langage. Quant au langage, il est le plus souvent associé à la conscience, comme une des principales notions utilisées par Marx pour en dire la socialité. Encore faut-il ajouter à ce cercle la notion de domination, qui y intervient à plusieurs endroits, notamment à propos de la socialité de la conscience, à travers la notion de classe dominante, ou encore à propos des divinités et du fétichisme » [104].
Qu'on
nous excuse cette trop longue citation. Son but était simplement de montrer la
fragilité de tout effort visant à cerner le champ des phénomènes idéologiques.
D'une part, en effet, l'accumulation de tant de notions finit par obscurcir
l'intelligence plutôt que l'éclairer. Et, dans son souci d'exhaustivité,
l'auteur finit par mettre indirectement en lumière la surabondance des thèmes
potentiellement compris sous le vocable d'idéologie. D'autre part, les
relations que Galibert établit entre les différentes notions ne paraissent pas
toujours convaincantes. Son énumération donne plutôt l'impression d'être une
juxtaposition que ne parviennent pas à dissimuler les minces transitions
censées établir la cohérence de l'ensemble. Parler de voisinage ou de proximité
entre certains thèmes n'autorise pas nécessairement à les subsumer sous une
même notion...
Aussi
semble-t-on se trouver devant un embarrassant dilemme: ou bien on
tente de saisir les phénomènes idéologiques à partir de données restreintes
(genèse/contenu/fonction, par exemple) mais on risque de laisser échapper une
part de ce que l'on cherche à circonscrire, ou bien on s'astreint à
l'exhaustivité, mais ce que l'on gagne en extension, on le perd en
intelligibilité. En outre, mais nous nous répétons, il convient de s'assurer de
l'articulation interne des différents thèmes répertoriés afin de s'assurer de
n'avoir pas affaire à un pseudo-concept... D'où la tentation de ne voir
dans l'idéologie qu'un thème polémique d'autant plus apprécié qu'il pourrait
faire montre de son efficacité dans un nombre élevé de situations à caractère
conflictuel.
Mais il ne suffit pas de soupçonner le concept d'idéologie
de n'être finalement sans doute qu'un thème polémique. Plus profondément, il
convient d'affirmer que l'idéologie ne peut pas être une notion
théorique et que dès lors elle se trouve contrainte d'investir le champ
polémique – et lui seul. Précisons ces remarques sans doute quelque peu
sibyllines.
De fait, il n’est pas certain que ce concept ne mène pas
inévitablement à s’auto-contredire. Car, pour pouvoir qualifier telle ou telle
position d’idéologique (c’est-à-dire de déterminée par un contexte, des
intérêts ou des enjeux sociopolitiques), il faut prétendre avoir accédé à un
point d’objectivité pure – ce que précisément le concept d’idéologie rend
difficilement pensable, s’il ne l’interdit pas catégoriquement. Autrement dit,
identifier l’idéologie comme telle suppose de se placer soi-même en position
d’extériorité par rapport au social, c’est-à-dire de s’excepter de ce
qu’implique la notion d’idéologie elle-même. On se heurte ici à ce que certains
auteurs américains ont appelé le paradoxe de Mannheim, à savoir le risque
pour le discours sur l’idéologie d’être lui-même pris ou prisonnier dans son
propre référent. En énonçant que tout discours est conditionné par le milieu
social dans lequel il s’énonce, le concept d’idéologie semble ruiner sa propre
possibilité théorique. Dès lors le terme n’aurait plus d’autre utilité que sa
force polémique et ne pourrait plus désigner, selon l’expression de Raymond
Aron, que « l’idée de mon adversaire »[105].
La solution marxienne à cette aporie est la suivante: en se
plaçant du point de vue du prolétariat (lui-même conçu comme extérieur à toute
emprise idéologique), la conception matérialiste de l'histoire garantirait par
là son indépendance par rapport à toute illusion. Reste qu'il est difficile de
ne pas voir là une pure et simple tentative d'autojustification sans aucune
valeur théorique. En prétendant se placer du point de vue de ceux qui sont
dénués de toute illusion, Marx, par la magie de la double négation, se
trouverait du même coup dans le lieu même de la vérité. Il s'agit donc là de
rien moins que de s'autoproclamer détenteur de la vérité quand les adversaires
seraient eux systématiquement dans l'erreur. Etienne Balibar a fortement souligné cette
difficulté de l'analyse marxienne.
« A relire l'argumentation de Marx, il apparaît aussitôt qu'elle est entièrement commandée par un coup de force théorique aussi spectaculaire que fragile: celui qui pose, face à l'idéologie, comme force ou comme instance antithétique, l'être même du prolétariat. Ou plus exactement, celui qui, prophétiquement, installe le discours critiquant l'idéologie au point même qu'occupe dans la réalité le prolétariat révolutionnaire. (...) Le discours théorique [de Marx] est le seul discours qui, par la vertu de son évidence, n'est pas tenu par des intellectuels, mais par le prolétariat lui-même, en tout cas au lieu même du prolétariat: le discours du communisme » [106].
Les analyses de Marx sont donc commandées par le double
« postulat politico-philosophique »[107] qui d'une part définit le
prolétariat par son extériorité à toute idéologie et qui d'autre part identifie
la perspective du matérialisme historique à celle du prolétariat. Ce double postulat reviendrait donc
finalement à se déclarer dogmatiquement possesseur du vrai.
Notons
enfin (remarque subsidiaire) que cette manière de séparer radicalement la
vérité et l'erreur risque d'emprisonner le discours marxien (et avec lui le
terme d'idéologie) dans une perspective singulièrement binaire. Ce qui
certes, n'est pas particulièrement gênant en contexte polémique. Au contraire
même: une barricade, on le sait, n'a que deux côtés. Mais dès lors, la notion
qui nous intéresse ne se prêterait que difficilement au raffinement de la
pensée. Marx lui-même se serait rendu compte de cette aporie et aurait par la
suite abandonné logiquement le terme même d'idéologie. Cette hypothèse est
avancée, une fois encore, par Etienne Balibar. Selon lui, Marx aurait
finalement perçu
« l'impossibilité de placer dans l'espace théorique ainsi défini [par L'Idéologie allemande] le discours de l'économie politique. Celui-ci n'entrait, en fait, ni dans la catégorie de l'abstraction idéologique (puisqu'il avait précisément pour objet le travail productif, analysé comme rapport social: division du travail et échange), ni dans celle du matérialisme historique ou de la 'science de l'histoire' (puisque, exprimant un point de vue de classe bourgeois – Marx appelle les économistes des 'représentants scientifiques' de la bourgeoisie – il érige toujours un intérêt particulier, la propriété privée, en réalisation de la nature humaine en général) » [108].
Tournée vers la praxis réelle et dotée d'une
certaine objectivité quant à ses résultats, l'économie politique classique ne
pouvait donc être qualifiée d'idéologique. Mais elle ne pouvait pas pour autant
prétendre égaler la scientificité du matérialisme historique en ce qu'elle
postulait l'éternité de l'objet qu'elle décrivait (disons le capitalisme) et
qu'ainsi elle trahissait son caractère de classe (bourgeois). Ni
tout à fait idéologique, ni tout à fait scientifique, à la fois objective et
pourtant partisane, l'économie politique constitue cet entre-deux étrange qui
échappe au cadre théorique défini alors par Marx et Engels. A nouveau donc,
l'inconsistance théorique de la notion d'idéologie semble indiquer que sa
fonction est peut-être avant tout polémique.
Si l'unité théorique de la notion d'idéologie semble déniée
par la multiplication proliférante des terrains de bataille sur lesquels elle
se déploie, et si, d'autre part, son statut purement théorique semble remis en
question par la conception même qu'elle propose de la genèse des idéalités
(conditionnées par le milieu social d'où elles émergent),
si donc cette notion voit son caractère conceptuel contesté par la
tentation polémique qu'elle porte en elle, inversement, le projet
polémique apparaît lui aussi comme pure vanité si on le confronte à
la théorie qu'il est censé défendre. Le projet polémique? Réfuter les
Jeunes Hégéliens, leur démontrer qu'ils mènent une lutte inutile en ne
s'attaquant qu'aux idées. La théorie? Les combats réels ne sont pas des combats
d'idées. Entre les deux? Rien moins qu'une contradiction: car que font Marx et
Engels sinon mener la querelle sur le plan philosophique? Certes les Jeunes Hégéliens
ne réalisent qu'un « combat philosophique contre l'ombre de la
réalité »[109]. Mais Marx et Engels ne s'attaquent-ils
pas en fin de compte qu'à de banals idéologues, qu'à de simples idées?
Plus profondément, on voit mal à quoi servirait de lutter
contre des idées puisque celles-ci s'adaptent spontanément aux intérêts de ceux
qui les professent et dépendent ainsi moins d'une conscience raisonnable que de
la praxis réelle. Raisonner
les dominants? Mais la raison ne peut pas grand chose contre le désir.
Désillusionner les dominés? Mais ils ont perdu depuis longtemps leurs dernières
illusions et ils sont les premiers à être conscients de la domination qu'ils
subissent. Et ils en sont conscients tout simplement parce qu'ils la vivent –
et non parce qu'on la leur a exposée conceptuellement[110]. Dans ce cadre, toute
polémique semble relever de l'inutilité patente.
En réalité, la situation est légèrement plus complexe. Si,
comme nous l'avons supposé jusqu'ici (dans ce paragraphe), la genèse de
l'idéologie ne procède pas directement de la conscience mais plutôt des
circonstances (modèle naturaliste), si son engendrement participe d'une forme
de nécessité, alors effectivement, tout projet de lutte contre l'idéologie
apparaît comme dénué de sens. Patrick Tort repère ainsi « une sorte
de verrouillage: lutter dans la sphère des idées de la classe dominante
est un acte qui ne dépassera pas dans ses effets les limites de la sphère des
idées ni les limites de la classe. Lutter contre l'idéologie dominante en
reconduisant son matriciel idéalisme (idéocentrisme) est un acte qui, d'un
point de vue révolutionnaire, est nul et non avenu »[111]. – Si, au
contraire, la constitution de l'idéologie est solidaire d'un projet
d'assujettissement (modèle artificialiste), si en outre cette idéologie-mensonge
possède une certaine transitivité et parvient à pénétrer la conscience des
dominés, alors le projet de « lutte idéologique »
[112]acquiert une certaine consistance.
Patrick Tort résume bien ce dilemme:
« Si c'est la thèse du verrouillage qui, dans l'interprétation du texte, est appelée à l'emporter, la lutte idéologique ne sera d'aucune utilité pour l'émancipation réelle du prolétariat, qui sécrétera son idéologie révolutionnaire au moment où il aura pris conscience de sa vocation révolutionnaire; si au contraire, c'est la thèse de la communication interclassiste des idées dominantes qui est juste, alors il faudra légitimer une action spécifique de lutte idéologique auprès de la partie du prolétariat influencée dans un sens anti-révolutionnaire par ces mêmes idées » [113].
Nous retrouvons donc une fois encore le clivage entre
les deux grandes représentations possibles de l'idéologie dominante. Mais quand
bien même il faudrait mener une lutte idéologique contre les idées dominantes,
ce serait plutôt aux idées bourgeoises elles-mêmes qu'il faudrait s'attaquer,
et non pas aux illusions de second rang développées à partir d'elles par les
philosophes jeunes-hégéliens. Car loin d'être dangereux, ces derniers sont
parfaitement inoffensifs. On comprend donc mal pourquoi l'ouvrage de Marx et
d'Engels « se propose de démasquer ces moutons qui se prennent et qu'on
prend pour des loups [et] de montrer que leurs bêlements ne font que répéter
dans un langage philosophique les représentations des bourgeois
allemands »[114]. Si les Jeunes Hégéliens, pâles
successeurs de Don Quichotte, affrontent des moulins, Marx et Engels, eux, se
proposent de combattre des moutons... Ne s'agit-il pas en fin de compte d'une
simple polémique destinée à se démarquer dans le champ philosophique de
l'époque? Un sociologue ne reculerait sans doute pas devant une telle
conclusion.
Concluons cette première partie au terme de laquelle nous
risquons d'avoir produit plus de confusions que de clarifications. Nous avons
d'abord essayé de montrer, en nous appuyant sur le travail de Patrick Tort,
mais en tentant de le systématiser et de le prolonger, que le
concept d'idéologie hésitait entre deux grandes lignes de significations qui
s'opposaient pour ainsi dire terme à terme. A cette oscillation fondamentale
s'est en outre ajouté le problème d'une trop grande amplitude (du moins en
apparence) des domaines pris en charge par le concept d'idéologie. De sorte
qu'il est apparu difficile de penser cette notion comme un concept unifié et
achevé. – Ce manque de clarté nous a en outre semblé être
accentué et révélé par la pluralité des images ou des métaphores,
toutes plus ou moins indécises, difficiles à interpréter et parfois peu
compatibles les unes avec les autres. Si bien que leur rôle nous a paru moins
théorique que rhétorique. – D'où finalement la tentation
de ne voir sous le vocable d'idéologie qu'un thème polémique dont l'efficacité
reposerait à la fois sur la multiplicité des attaques qu'il
autorise et sur sa radicalité dichotomique. Mais il a fallu alors
noter que cette fonction polémique phagocytait de l'intérieur la désormais
improbable valeur théorique du terme. Sur ces derniers points la concision des
remarques de Nestor Capdevila mérite d'être signalée.
« La nature polémique de la critique est déterminée par la thèse théorique impliquée par le concept. La détermination vitale de la conscience ne permet pas seulement de critiquer telle ou telle position défendue par un individu, (...) mais de dévaluer et de détruire la totalité de la Weltanschauung de l'adversaire en la réduisant à ses conditions sociales. On l'exclut de la discussion en lui refusant la capacité de penser correctement (...). Le concept prétendument scientifique d'idéologie aurait donc pour principale caractéristique de détruire les conditions de la discussion scientifique. La fonction polémique détruit l'ambition scientifique dans l'exacte mesure où elle en est une conséquence. Mais cela revient à reconnaître l'arbitraire de l'affirmation de la vérité et à vider la notion d'idéologie de toute valeur théorique » [115]
Il faudrait donc conclure à une inconsistance théorique du
concept qui nous a jusqu'ici occupé. Et ce d'autant plus que ce bref résumé de
notre parcours ne restitue pas l'ensemble des problèmes que nous avons
rencontrés... Tout semble finalement concourir à valider la thèse d'Etienne
Balibar: les apories internes au concept d'idéologie auraient précipité son
abandon définitif par Marx lui-même. Passé le moment de son utilité polémique,
le terme devait s'éclipser pour laisser place à la théorie proprement dite.
Nous sommes
partis des prémisses des commentateurs de L'Idéologie allemande, nous
avons accepté leur langage et leurs voix. Nous avons comme eux globalement
supposé que l'idéologie pouvait se définir comme un ensemble d'idées liées aux
intérêts (ou du moins à la pratique) d'une classe sociale. En utilisant leurs
propres termes[116] et leurs propres analyses,
nous avons montré que le concept d'idéologie était ravalé au rang de simple
thème polémique.
Or, quand
ils parlent d'idéologie, Marx et Engels ne prêtent pas à ce terme la signification
que nous venons de signaler. Ils visent en réalité un 'objet' bien plus réduit
et bien plus simple. Un 'objet' si 'pauvre', pourrait-on dire, que tout
s'est passé comme s'il avait fallu à tout prix l'enrichir, et ce en rattachant
à son nom un certain nombre de passages où il n'est en réalité nullement
question d'idéologie. De sorte que la notion a été indûment élargie – et
ce bien au-delà de sa signification initiale. Il n'est dès lors pas étonnant
que l'on ait cru pouvoir y déceler un nombre prodigieux d'incohérences, de
contradictions, etc. Nous pensons en fait qu'il convient de renverser
totalement l'appréciation qu’Henri Lefebvre formulait en 1968
dans Sociologie de Marx: « Le concept d'idéologie est un des plus
originaux et des plus amples que Marx ait introduits. C'est aussi l'un des plus difficiles et des
plus obscurs... »[117]. Pour nous au contraire, le concept
marxien d'idéologie est parfaitement clair, simple et défini. C'est
ce que nous allons désormais tâcher de démontrer.
Et ce non sans nous appuyer sur nos prédécesseurs. Car il ne
faudrait pas se méprendre sur le 'reproche' que nous leur adressons. De fait,
il nous faut avouer que tout a été dit sur le concept marxien
d'idéologie. « Tout »,
au sens où tous les éléments nécessaires à sa compréhension ont été formulés.
Mais « tout » aussi, et c'est ici qu'intervient notre regret, au sens
où tout et n'importe quoi (qu'on nous pardonne cette formulation arrogante) a
été dit sur ce sujet. Aussi, nous ne prétendons rien apporter de neuf.
Seulement retrancher ce qui doit l'être.
L'idéologie
ne doit pas être définie (dans un premier temps du moins) par sa genèse psychosociologique
(fondée sur l'intérêt – conscient ou non – d'un groupe social), par son contenu
épistémologique (un système plus ou moins cohérent d'idées, d'opinions, de
préjugés, d'erreurs, d'illusions, de mensonges, etc.) ou par sa
fonction politico-sociale (maintenir la cohésion ou la domination d'une
classe). L'idéologie n'est pas un corps de représentations exprimant
une position de classe. Ce n'est pas une vision du monde ancrée dans
la matérialité, mais un point de vueidéaliste. Et rien d'autre.
La croyance à l'indépendance des idées: voilà la
signification minimale de
l'idéologie – indépendance des idées ou des
systèmes d'idées (métaphysique, droit, morale, philosophie, science, etc.), de
la conscience qui les formule, mais aussi des activités humaines (art et
politique par exemple) ou des structures de leur vie sociale (Etat, droit).
Indépendance de ces idées (etc.) disons-nous, et plus précisément, indépendance
par rapport à la base réelle de la société et du devenir historique. De nombreux passages vont clairement
en ce sens. Citons seulement:
« Voilà le postulat
typique de l'idéologie allemande: la 'liberté absolue, sans conditions
préalables' qui n'est que la transposition sur le plan pratique de la 'pensée
non conditionnée' »[118].
« Les philosophes ont fait
de la pensée une réalité autonome »[119].
« Les philosophes n'auraient
qu'à transposer leur langage dans le langage ordinaire dont il est abstrait
pour reconnaître qu'il n'est que le langage déformé du monde réel et se rendre
compte que ni les idées ni le langage ne forment en soi un domaine à part,
qu'ils ne sont que les expressions de la vie réelle »[120].
Ces trois citations indiquent clairement la
spécification a minima de l'idéologie: croire que les idées (et la
conscience, les activités humaines, les entités superstructurelles – par souci
de brièveté nous mentionnerons désormais simplement les idées) croire, donc,
que les idées constituent un domaine à part et inconditionné, un domaine
séparé de l'histoire matérielle.
A vrai dire, le terme de croyance n'est pas tout à fait
exact puisqu'il pourrait laisser supposer qu'il s'agit là d'une détermination
positive et réflexive de la psyché. Positive au sens où elle viserait explicitement un « objet ».
Et réflexive au sens où elle saurait qu'elle vise cet objet, où elle en aurait,
sinon pleinement conscience, du moins une conscience frémissante. Autrement
dit, le terme de croyance suggère par trop l'idée que cette croyance
s'identifierait elle-même comme telle. Or dans notre cas, il ne s'agit pas
d'une croyance qui se serait dûment objectivée. Il ne s'agit pas d'une croyance
consciente d'être une croyance, et d'être une croyance à laquelle il serait
possible d'opposer d'autres croyances portant sur le même « objet ».
Si l'on tenait donc à conserver le terme de croyance, il faudrait ajouter qu'il
s'agit d'une croyance naïve et non-réflexive.
Quel est, en l'occurrence, « l'objet » sur lequel
porte, sans vraiment le soupçonner, cette croyance spontanée? Elle porte sur la
question (inquestionnée) de l'origine des idées. Mais elle porte sur cette
question sur le mode de l'inconscience ou, plus précisément, sur le mode de la
dénégation inconsciente. L'idéologie nie que les idées aient une origine. Mais
elle le nie inconsciemment. Elle ne déclare pas explicitement que les idées
n'ont pas d'origine. Elle ne proclame pas haut et fort le caractère a-génétique
des idées. Il ne s'agit pas là pour elle d'une conviction positive et fondée
sur une argumentation rationnelle; il ne s'agit pas même d'un postulat
identifié comme tel. Ce postulat est au contraire implicite: l'idéologie
postule implicitement que les idées (etc.) n'ont pas
d'origine. Insistons: l'idéologie ne thématise pas sa propre
position quant à la genèse des idées. Pour elle, cette question ne se pose même
pas et relève plutôt du domaine de l'inconcevable. Corrigeons donc finalement
notre formule initiale: l'idéologie se définit moins, a minima, comme la
croyance à l'indépendance des idées, que comme l'inconscience de la dépendance
des idées (etc.) vis-à-vis de la base matérielle de la société[121].
Il faut dès lors distinguer une seconde dimension
constitutive de l'idéologie, seconde dimension qui est en fait intimement liée
à la précédente, qui en est même la conséquence immédiate: la croyance à
l'autonomie des idées. Leur autonomie, c'est-à-dire leur engendrement les unes
à partir des autres, leur développement dans la sphère idéelle et selon une
logique qui leur est propre. Trois citations tenteront de justifier notre
propos.
« Il considère la politique comme un domaine autonome ayant une évolution propre, autonome, et il partage cette croyance avec tous les idéologues » [122].
« Chez les philosophes, du fait qu'ils séparent les pensées des individus des conditions empiriques qui leur servent de base, pouvaient naître un développement et une histoire de la pensée pure. Ainsi peut-on tout aussi bien couper le droit de sa base réelle et en tirer une 'volonté souveraine' qui se modifie selon les époques et possède dans ses créations, l'ensemble des lois, sa propre histoire autonome. De la sorte, l'histoire civile et politique se résout idéologiquement en une histoire de la domination des lois successives. C'est là l'illusion spécifique des juristes et des politiciens » [123].
« Comprises en tant que pensées pures et simples, [ces pensées] deviennent des différenciations de soi, des distinctions que produit la pensée elle-même » [124].
Par autonomie, il faut donc entendre le fait que les idées
se donnent à elles-mêmes leurs propres lois, qu'elles évoluent selon une
nécessité intérieure en obéissant à une logique purement idéelle. De sorte
que les idées sont censées avoir une histoire qui leur est propre. Marx et Engels remettent
radicalement en cause cette croyance en soulignant l'influence des conditions
de vie des individus sur leurs idées.
C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre les formules
récurrentes sur l'absence d'historicité de l'idéologie:
« la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie (...) perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement » [125]
« il n'y a pas d'histoire de la politique, du droit, de la science, etc., de l'art, de la religion, etc. » [126]
« il n'existe pas la moindre histoire du 'christianisme' et (...) les diverses formes que sa conception prit à différentes époques, loin d'être autant d' 'autodéterminations' et de 'développements' 'de l'esprit religieux', eurent pour origine des causes tout à fait empiriques, échappant à toute influence de l'esprit religieux » [127]
La signification de ces déclarations a été maintes fois
soulignée. Dire que les domaines idéologiques n'ont pas d'histoire, c'est dire
qu'ils n'ont pas d'histoire propre. Comme l'écrit Patrick Tort, « ce que
Marx et Engels entendent signifier en déclarant que l'idéologie n'a pas
d'histoire, c'est qu'elle n'a pas d'aptitude propre à s'auto-engendrer et à
produire pour elle-même, d'une manière autonome, un déterminisme purement interne
suffisant à expliquer toute éventuelle mutation de ses formes
historiques »[128].
En fait,
selon nous, il n'est pas tout à fait exact d'affirmer que, pour Marx et Engels,
c'est l'idéologie qui n'a pas d'histoire. Il faudrait plutôt dire que
c'est pour l'idéologie que les divers domaines de la pensée et de
l'activité humaines n'ont pas d'histoire. Selon nous en effet, l'idéologie est
un point de vue, une perspective idéaliste sur l'art, le droit,
l'Etat, la politique, l'histoire, l'économie, la morale, etc. L'art en lui-même
(du point de vue de son contenu) n'est pas une idéologie. Le droit en lui-même
n'est pas une idéologie. L'économie en elle-même n'est pas une idéologie.
Seulement, la perspective idéologique qui accompagne ces divers domaines
postule inconsciemment que ceux-ci sont parfaitement indépendants de la base
matérielle et qu'ils possèdent en eux-mêmes les lois de leur évolution.
La thèse que nous avançons pourra sembler faire violence à
un certains passages de L'Idéologie allemande. Nous pensons cependant
qu'il est fécond et éclairant de distinguer la perspective idéologique d'une
part, et les domaines auxquels elle s'applique d'autre part. Cette dissociation
permet de surmonter ce qui apparaissait comme une des difficultés du concept
tel qu'il est habituellement conçu, à savoir la difficulté à subsumer sous un
même terme des activités « théoriques », des activités
« pratiques », des structures réelles, etc. Ces différents domaines
ne constituent donc pas en eux-mêmes des idéologies, mais ils peuvent donner
lieu à un point de vue idéologique. Ainsi la science de la nature peut être
considérée idéologiquement dès lors que l'on postule que son développement est
uniquement guidé par la nécessité interne de ses concepts.
Notre intuition nous semble confirmée par le fait qu'Engels
lui-même utilisera l'expression de « point de vue idéologique »[129] dans sa lettre à Conrad
Schmidt du 27 octobre 1890. Et
c'est le même Engels qui donnera, dans son Ludwig Feuerbach... (1888),
la définition minimale de l'idéologie que nous avons pu reconstituer à partir
de L'Idéologie allemande:
« Une idéologie, c'est-à-dire le fait de s'occuper d'idées prises comme entités autonomes, se développant d'une façon indépendante et uniquement soumises à leurs propres lois » [130].
On le voit,
dans cette définition (dans sa traduction française du moins), l'emploi des
adjectifs « indépendant » et « autonome » est inversé par
rapport à l'usage que nous en avons fait. Mais cela ne change évidemment
rien au fond de la question. L'idéologie se caractérise bien, a minima,
par l'association (ou plutôt l'enchaînement) de ces deux
coordonnées: croyance (non thématisée) à l'indépendance et à
l'autonomie de la conscience, de ses représentations (systématisées ou non),
des pratiques humaines (art, politique, religion) et de la superstructure
juridico-politique. En fin de compte l'idéologie se confond donc avec
l'idéalisme. Mais cette définition minimale (qui concerne
l'origine des idées etc.) se spécifie, nous allons le voir, en deux
directions selon que l'on considère l'efficacité historique des idées ou
leur contenu épistémologique.
De l'autonomie des idées, on passe sans difficulté à
leur hégémonie sur le monde historique. Nous ne prenons pas ce terme
d' « hégémonie » au sens que lui donnera Gramsci, mais au sens
que Marx et Engels eux-mêmes lui conféraient lorsqu'ils constataient:
« saint Bruno et saint Max (...) proclament (...) l'hégémonie de la
théorie »[131]. Proclamer l'hégémonie de la théorie,
cela équivaut à la considérer comme le vecteur du mouvement historique
lui-même. Pour Bauer et Stirner, comme pour tous les idéologues, le cours de
l'histoire est guidé par les idées, les théories et les représentations des
hommes. Là encore de nombreux passages vont dans ce sens.
« Les idéologues affirmèrent que les idées et les pensées avaient dominé l'histoire jusqu'à nos jours, et que toute l'histoire avait des idées et des pensées; ils s'imaginèrent que les rapports réels s'étaient modelés sur l'Homme et ses rapports idéaux, c'est-à-dire sur ses déterminations conceptuelles: ils prirent comme base de l'histoire réelle des hommes l'histoire de la conscience que les hommes eurent d'eux-mêmes » [132].
« Aucune différence spécifique ne distingue l'idéalisme allemand de l'idéologie de tous les autres peuples. Cette dernière considère, elle aussi, que le monde est dominé par des idées, que les idées et les concepts sont des principes déterminants » [133].
« Nous avons parlé plus haut de la conception allemande de la philosophie de l'histoire. Saint Max nous en offre un éclatant exemple. L'idée spéculative, la représentation abstraite deviennent le moteur de l'histoire, si bien que l'histoire est réduite à l'histoire de la philosophie » [134].
L'idéologie se caractérise donc bien par la croyance à
la direction idéelle du procès historique. L'idéologie allemande (la conception
allemande de l'histoire) constitue comme un grossissement, une forme exacerbée
de l'idéologie en général, un cas particulier exemplaire de la généralité à
laquelle il renvoie. Marx et Engels donnent ainsi le titre suivant à l'une des
sous-parties de leur manuscrit: « A. L'idéologie en général et en
particulier l'idéologie allemande »[135]. La philosophie de Hegel elle-même
apparaît comme la variante la plus pure de cette manière d'écrire l'histoire[136]. Aussi a-t-elle pu constituer la
matrice des conceptions de Bauer, Stirner et autres épigones hégéliens.
Cependant, tandis que la philosophie hégélienne de l'histoire, fondée sur une
documentation et même une érudition importantes, reflétait assez fidèlement le
devenir de l'humanité, les versions de Bauer et plus particulièrement de
Stirner laissent place quant à elles à un haut degré d'arbitraire et
d'ignorance. « Le seul point qui distingue saint Max de tous ses
prédécesseurs, c'est qu'il ne sait rien de ces représentations, même une
fois isolées arbitrairement de la vie réelle dont elles ont été les produits,
et qu'il limite son apport, par ailleurs inexistant, à un plagiat de
l'idéologie hégélienne, qui atteste à quel point il peut ignorer ce qu'il
plagie » [137]. Notons au passage que l'expression
« idéologie hégélienne » atteste bien que l'idéologie ne renvoie pas
au contenu gnoséologique des représentations (considérées en termes de vérité
ou de fausseté). Car
l'idéologie hégélienne possède une certaine positivité. Seulement, sa
perspective est inversée puisqu'elle prend les idées pour des causes premières
et agissantes, et non pour des effets seconds et dérivés.
Et puisque l'idéologie prend les idées pour des
principes déterminants, elle inverse ainsi le sens des déterminations réelles,
à savoir la détermination des idées par la base matérielle.
L'idéologie inverse le sens de la causalité historique.
« N'était-ce pas déjà une mode chez les théoriciens allemands que de donner à l'effet le nom de la cause? » [138]
« Dans le montage historique de Sancho, selon la méthode hégélienne, l'événement ultérieur devient la cause » [139].
C'est dans ce cadre qu'il faut d'abord comprendre les
métaphores du renversement des images (dans la camera obscura, sur la
rétine) et surtout les multiples occasions où Marx ne manque pas de rappeler la
propension de l'idéologie à tout mettre « la tête en bas »[140]. Mettre la tête en bas, c'est bien
entendu inverser les rapports de détermination entre la base et la
superstructure. Surtout, c'est mettre la tête (c'est-à-dire le lieu de
production des idées) au fondement du développement historique. Or ce n'est pas
l'esprit des hommes qui guide le cours de l'histoire, mais d'abord leur corps
et ses besoins, ainsi que le mode de production qui permet de satisfaire ces
besoins et qui les détermine. Les
hommes, sans doute, sont les agents concrets du développement historique. Mais
ils n'œuvrent jamais que dans un système productif donné qui conditionne leur
vie et leurs pensées. Les idées sont donc déterminées et non
déterminantes. Et il relève précisément de l'idéologie d'affirmer le contraire.
Aussi l'idéologie correspond-t-elle à une méconnaissance des forces véritables
qui dirigent l'évolution historique. Inversant le sens de la causalité, elle
constitue une incompréhension de l'histoire réelle. « Presque toute
l'idéologie se réduit ou bien à une conception fausse de cette histoire, ou
bien aboutit à en faire totalement abstraction »[141]. L'idéologie se définit ici comme un
idéalisme (la seconde des trois citations produites un peu plus haut le
confirme), et nous l'appellerons pour notre part, « idéalisme fort »
(croyance à la détermination du réel par l'idéel) afin de le distinguer de ce
que nous appellerons rétrospectivement « idéalisme faible » (croyance
à l'indépendance de l'idéel par rapport au réel).
Notons qu'il existe plusieurs degrés dans la façon
idéologique d'écrire l'histoire. Le plus haut degré coïncide, on l'a dit, avec la conception allemande de
l'histoire. Pour celle-ci en effet toute l'histoire est une histoire des idées
philosophiques ou théologiques[142]. Ce sont elles qui
déterminent le devenir de l'humanité et qui lui impriment leur marque. Au
contraire, on se tient moins éloigné de la réalité lorsque, avec les historiens
français ou anglais, on considère que ce sont les idées politiques qui mènent
l'histoire.
« Tandis que les Français et les Anglais s'en tiennent au moins à l'illusion politique, qui est encore la plus proche de la réalité, les Allemands se meuvent dans le domaine de l' 'esprit pur' et font de l'illusion religieuse la force motrice de l'histoire. La philosophie de l'histoire de Hegel est la dernière expression conséquente, poussée à sa 'plus pure expression' de toute cette façon qu'ont les Allemands d'écrire l'histoire et dans laquelle il ne s'agit pas d'intérêts réels, pas même d'intérêts politiques, mais d'idées pures » [143].
Une philosophie de l'histoire comme celle que propose Hegel
résorbe la conflictualité dans le déploiement et l'auto-détermination de
l'Idée. Cette dernière se manifeste certes sous des formes contradictoires,
mais il ne s'agit pas tant d'antagonismes réels que d'autodifférenciations de
l'Un. Une telle conception
produit donc une histoire d'idées pures qui se rectifient mutuellement plus
qu'elles ne s'entrechoquent, qui s'enrichissent progressivement plus qu'elles
ne s'affrontent. Les historiens français réintroduisent deux éléments qui font
signe vers la réalité. Premièrement, il ne s'agit plus d'idées, mais d'hommes
ou de groupes d'hommes. Et deuxièmement, il ne s'agit plus d'une détermination
progressive de l'Idée à travers une série de négations qui finalement dépassent
et conservent plus qu'elles n'abolissent réellement; il s'agit d'une
conflictualité réelle et qui ne se résout pas dans une pacification acquise
d'avance, mais plutôt dans la victoire d'un des camps sur l'autre. Autrement
dit, le rapport de force (et donc la dualité) prime sur la pacification (et
donc l'unité). L'histoire anglaise et son homologue française
repèrent l'existence de conflits d'intérêts, de luttes concrètes,
d'affrontements entre camps rivaux. En cela, elles sont assurément moins
mystiques que la conception allemande. Reste cependant qu'elles prennent encore
les idées politiques pour des facteurs déterminants. Les luttes qu'elles
invoquent demeurent en fin de compte suscitées par le heurt des idées ou des
valeurs politiques. Une telle conception de l'histoire accepte donc comme
telles les illusions qu'entretient chaque époque sur elle-même.
« Par conséquent, cette conception n'a pu voir dans l'histoire que les grands événements historiques ou politiques, des luttes religieuses et somme toute théoriques, et elle a dû, en particulier, partager pour chaque époque historique l'illusion de cette époque. Mettons qu'une époque s'imagine être déterminée par des motifs purement 'politiques' ou 'religieux', bien que 'politique' et 'religion' ne soient que des formes de ses moteurs réels: son historien accepte alors cette opinion. L' 'imagination', la 'représentation' que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle, se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et détermine la pratique de ces hommes »[144].
En somme, une telle conception de l'histoire continue
d'ignorer la base réelle du développement historique et succombe à l'illusion
idéologique typique, à savoir le renversement du sens de la détermination
réelle entre base et superstructure. Historiens français et historiens anglais
persistent donc à ne voir dans le devenir des peuples que l'affrontement de
certaines idées (politiques, religieuses, etc.). Il ne s'agit donc certes plus
d'idées pures et immaculées; mais les idéalités continuent néanmoins à être
tenues pour les ultimes facteurs agissants[145]. Les idées exercent leur hégémonie sur
le devenir historique, et on ne sort pas de l'idéologie...
Le « durcissement » de la signification de
l'idéologie à partir de sa définition minimale peut s'effectuer selon une
seconde direction dès lors que ce n'est plus tant le rapport de direction des
idéalités sur le devenir historique qui est considéré, mais le rapport de
transcendance que conservent ces idéalités par rapport au devenir historique.
Indépendantes de l'histoire, les idéesse trouvent alors extérieures au
devenir et donc éternelles, universelles, anhistoriques. Leur contenu
gnoséologique paraît validé une fois pour toutes, intouchable et soustrait à
toute modification. En 1845-1846, Marx et Engels écrivent par exemple que
« les socialistes vrais et les idéologues allemands (...) jugent
tout sub specie aeterni »[146]. Mais c'est surtout Misère de la
philosophie qui insistera, l'année suivante, sur ce point:
« Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en ceci aux théologiens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une émanation de Dieu. En disant que les rapports actuels – les rapports de la production bourgeoise – sont naturels, les économistes font entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les forces productives conformément aux lois de la nature. Donc ces rapports sont eux-mêmes des lois naturelles indépendantes de l'influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. Il y a eu de l'histoire, puisqu'il y a eu des institutions de féodalité, et que dans ces institutions de féodalité on trouve des rapports de production tout à fait différents de ceux de la société bourgeoise, que les économistes veulent faire passer pour naturels et partant éternels » [147].
On le voit, ce deuxième point (l'éternité des idées)
entre tendanciellement en contradiction avec le premier (direction du devenir
historique par l'évolution des idées), et ce n'est pas, pour l'idéologie, la
moindre de ses inconséquences que de juxtaposer ces deux thèses. « Il y a
eu histoire, mais il n'y en a plus ». Précisons cependant que l'idéologie
ne se définit pas nécessairement par la conjonction de ces deux points. Elle
peut se caractériser seulement par la croyance à la direction idéelle du procès
historique (illusion des 'historiens' allemands) ou seulement par la foi en
l'éternité de ses catégories (illusion religieuse par exemple). Les
économistes, eux, combinent les deux coordonnées sans se rendre compte de
l'incohérence de cette association. Nous ne croyons donc pas, contrairement à
Etienne Balibar, que Marx éprouvait des difficultés à classer l'économie
politique sous la catégorie d'idéologie. Car la positivité de son contenu
n'exclut pas une perspective fondamentalement idéaliste sur celui-ci. Et c'est
bien d'un problème de perspective dont il s'agit: dans sa lettre du 24 janvier
1865 à J.-B. Schweitzer, Marx indique que Proudhon retrouve
« le point de vue de l'économie bourgeoise »[148] ainsi que « les illusions de
la philosophie 'spéculative' » lorsqu'il transforme les catégories
économiques en « idées éternelles, préexistantes à toute réalité »[149]. Encore une fois donc, ce n'est pas la
question de la vérité ou de la fausseté qui attribue à un discours ou à une
théorie sa facture idéologique: « la théorie des valeurs de Ricardo est
l'interprétation scientifique de la vie économique actuelle, [tandis que] la
théorie des valeurs de M. Proudhon est l'interprétation utopique de la théorie
de Ricardo »[150] ; mais malgré cette différence,
toutes deux demeurent tributaires d'une perspective idéaliste, idéologique, qui
fait prendre le transitoire et l'historique pour l'éternel et
l'anhistorique. – Mais revenons un instant
à L'Idéologie allemande. Celle-ci suggérait déjà que, malgré ses progrès
en direction d'une conception matérialiste de l'histoire, l'économie politique
ne parvenait pas totalement à s'affranchir d'une perspective idéologique.
« L'économie politique (...), en tant que science spécialisée, engloba les rapports politiques, juridiques, etc., dans la mesure où elle les réduisait aux rapports économiques. Mais elle considéra cette subordination de tous les rapports à elle-même comme un aspect parmi d'autres de ces rapports et elle leur laissa par ailleurs une signification propre, indépendante de l'économie » [151].
On le voit, l'économie politique continue malgré tout à
croire à l'indépendance de la politique, du droit, etc. En cela, elle conserve
une dimension idéologique. – Notons enfin brièvement, pour clore
cette démonstration, que dans Le Capital, Marx évoquera
« le capitaliste et son idéologue, l'économiste »[152].
Remarque subsidiaire: on devine le potentiel effet de
légitimation que peut receler le fait de croire que les catégories et les
lois économiques (mais aussi juridiques ou morales) qui expriment le mode de
vie bourgeois (ou autre) sont éternelles. Car leur (prétendue) éternité va de
paire avec une autorité et une inexorabilité accrue. On ne discute pas avec
l'éternité. On ne révoque pas l'intemporel. – Sur quels individus
joue cet effet de justification? Apparemment sur les idéologues et les membres
de la classe dominante seulement. Faut-il alors voir dans cette situation le paradoxe intenable d'une
« domination sans dominés »[153]? Pas selon nous. Car le fait
que les premières victimes de l'illusion idéologique soient les idéologues et
les dominants eux-mêmes n'enlève rien à son caractère de justification. Marx
innove en comprenant que la domination est d'abord un effet de
structure et non le produit d'une volonté. Les bourgeois se représentent
inévitablement comme les porteurs de l'universel et de l'éternel, et cela sans
qu'il y ait nécessairement malice de leur part.
« Tant qu'on est bourgeois, on ne peut faire autrement que de voir dans ce rapport d'antagonisme un rapport d'harmonie et de justice éternelle, qui ne permet à personne de se faire valoir aux dépens d'autrui. Pour le bourgeois, l'échange individuel peut subsister sans l'antagonisme des classes: pour lui ce sont deux choses tout à fait disparates » [154].
« L'expression sur le plan des idées, sous forme de lois, de morale, etc., des conditions d'existence de la classe dirigeante (conditionnées par le développement antérieur de la production), conditions d'existence dont, plus ou moins consciemment, les idéologues de cette classe ont fait une théorie autonome et qui peuvent se présenter dans la conscience des individus qui en font partie comme vocation, etc., ou encore, proposées comme règle de vie aux individus de la classe dominée, elles enjolivent cette domination ou bien en font prendre conscience, à moins qu'elles n'en constituent un instrument moral. Ici, comme en général chez les idéologues, il est à remarquer qu'ils ne peuvent faire autrement que de mettre la chose la tête en bas et qu'ils considèrent leur idéologie comme la force génératrice et comme la fin de tous les rapports sociaux, alors qu'elle n'en est que l'expression et le symptôme » [155].
Ces deux
citations indiquent clairement que les bourgeois et les idéologues ne peuvent
ne pas consentir à l'illusion, que celle-ci s'impose à eux par le simple fait
de leur position dans le jeu social. Nous allons développer un peu plus avant
ce point dans un instant. En attendant, on aura remarqué que la seconde
citation évoque la possibilité pour les idéologues de proposer leurs théories
idéologiques aux dominés. Rien
ne dit ici que ceux-ci y consentent. Mais rien ne dit qu'ils les refusent
nécessairement. Là encore nous reviendrons plus longuement sur ce point plus
tard. Retenons seulement qu'il n'est pas inintéressant de comprendre
qu'en éternisant à leurs yeux le mode de vie dans lequel ils évoluent,
l'illusion idéologique empêche les dominants de prendre conscience de leur
domination ou pour le moins de la questionner et de la remettre en cause. Mais
surtout, en ce qui nous concerne, retenons que l'effet de justification n'est
pas un élément définissant intrinsèquement l'idéologie. Il ne s'agit pas d'un
de ses critères internes, mais d'un effet dérivé et, pour ainsi dire, externe.
L'illusion idéologique semble d'abord être le propre des
idéologues, entendons par là juristes, politiciens, moralistes, ecclésiastiques
et bien entendu philosophes. Un texte deL'Idéologie
allemande, particulièrement éclairant, se propose d'expliquer l'origine de
l'inversion idéologique:
« Pourquoi les idéologues mettent tout la tête en bas.
Hommes de religion, juristes, politiques.
Juristes, politiques (hommes d'Etat en général), moralistes, hommes de religion.
Hommes de religion, juristes, politiques.
Juristes, politiques (hommes d'Etat en général), moralistes, hommes de religion.
A propos de cette subdivision idéologique à l'intérieur
d'une classe: accession de la profession à l'autonomie par suite de la
division du travail; chacun tient son métier pour le vrai. Au sujet du lien de
leur métier avec la réalité, ils se font d'autant plus nécessairement des
illusions que la nature du métier le veut déjà. En jurisprudence, en politique,
etc., ces rapports deviennent – dans la conscience, – des concepts;
comme ils ne s'élèvent pas au-dessus de ces rapports, les concepts qu'ils en
ont sont dans leur tête des concepts fixes: le juge, par exemple, applique le
code, et c'est pourquoi il considère la législation comme le véritable moteur
actif. Respect de chacun pour
sa marchandise; car leur occupation est en rapport avec l'universel »[156].
Ce fragment a été commenté par de nombreux exégètes et nous
ne pouvons prétendre apporter autre chose qu'une synthèse. Patrick Tort[157] a proposé de lire la succession
des deux listes (situées à l'ouverture de ce fragment) comme le décalque d'une
chronologie, et d'interpréter l'ordre des professions évoquées dans chacune des
énumérations comme le signe d'une hiérarchisation. Ainsi, il semble qu'à l'origine ce soit la
fonction religieuse qui ait concentré au plus haut point l'illusion
idéologique. On a déjà remarqué qu'en marge du manuscrit, Marx notait
« Première forme des idéologues, prêtres, coïncide »[158]. Et les ecclésiastiques exerçaient
alors aussi les fonctions juridiques et politiques, ou du moins se les
subordonnaient. La seconde énumération remanie l'ordre des
prépondérances. Le droit en premier lieu (validé ensuite et de surcroît par
l'Etat puis par la morale) acquiert une forme de primauté, tandis que la
religion paraît reléguée à un rang plus auxiliaire. Le juriste est donc devenu
l'idéologue central d'une société fondée sur la propriété privée.
Quoi qu'il en soit sur ce point de détail, venons-en au
coeur de l'argumentation: la division du travail comme origine de
l'illusion idéologique. Comme
l'écrivent Marx et Engels, « la division du travail ne devient
effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division
du travail matériel et intellectuel »[159], autrement dit lorsque les
professions intellectuelles s'autonomisent et accèdent à une forme d'indépendance.
Mais par indépendance, il faut seulement comprendre le fait que les
idéologues sont coupés de la production matérielle et qu'ils se
retirent, en apparence, dans les sphères de la pure pensée, de la pure
théorie. En réalité, la profession des idéologues demeure dépendante
de l'organisation-distribution du travail dans la société et des exigences d'un
système économique qu'en fin de compte ils ne font que servir.
Reste que, coupés de la sphère de la production, les
idéologues prennent les matériaux idéels sur lesquels ils travaillent pour les
forces ultimes qui régissent le monde social. Ne fréquentant que des idées, ils
sont nécessairement amenés à croire que celles-ci sont déterminantes.
Ainsi du juge qui applique les lois sans jamais s'interroger sur l'origine de
celles-ci. Si donc les idéologues mettent tout la tête en bas, c'est qu'ils
pensent leur activité comme déterminante et non comme déterminée, ou plutôt
parce qu'ils pensent être guidés par les exigences des idées et non par celles
de la production matérielle. Comme le précise Patrick Tort, avec sa
vigueur habituelle, « chaque catégorie d'idéologues 'oublie' le
fonctionnement organique de la société sur cette base [matérielle] et perd le
souvenir de sa propre généalogie, tout en sacralisant sa propre activité comme
premier moteur de l'ordre dont elle n'est en fait qu'une composante dépendante:
la parcellisation issue de la division du travail s'accompagne ainsi
d'une partialisation des consciences »[160]. C'est l'étroitesse et la
partialité du point de vue qui sont pourvoyeuses d'une perspective idéaliste
quand, au contraire, le matérialisme historique se place du 'point de vue' de
la totalité.
Nous
n'avons pas encore parlé du philosophe. C'est qu'il se situe lui à un
degré supérieur d'illusion. Les remarques de Georges Labica sont ici les plus
intéressantes. « Le
philosophe, écrit-il, c'est l'idéologue qui en remet: c'est l'idéologue au
carré »[161]. Le philosophe travaille en effet
sur des catégories déjà constituées: philosophie du droit,
philosophie de la religion, philosophie de l'Etat,
philosophie de l'art, philosophie morale, etc. Encore plus
éloigné de la pratique réelle que les juristes, politiciens et autres
idéologues, il accepte comme telles les catégories que ceux-ci élaborent et
opère une seconde dérivation à partir de ces idées déjà dérivées. Aussi se
trouve-t-il au plus loin de la vérité. Tandis que le juriste élaborait des
catégories juridiques qui correspondaient aux rapports de production existants,
le philosophe, lui, qui ne se trouve pas directement obligé et contraint par la
production, peut (il n'y a là aucune nécessité) s'adonner aux
théorisations les plus fantaisistes. « Du même coup, on a éliminé tous les
éléments matérialistes de l'histoire et l'on peut tranquillement lâcher la
bride à son destrier spéculatif »[162]. Dans L'Idéologie allemande, Stirner
constitue sans conteste l'exemple type de l'abstraction philosophique. Il
incarne même une position extrême puisqu'il se contente de plagier, avec un
sens consommé de l'arbitraire, la philosophie de Hegel. Idéologue au cube donc,
pour filer la métaphore de Labica.
« Toutes ses réflexions sur l'histoire (...) ne sont qu'une mixture dont Hegel a fourni les ingrédients » [163].
« Saint Max (...) a pris pour argent comptant toutes les illusions de la philosophie spéculative allemande, en les rendant même plus spéculatives et plus abstraites encore. Pour lui, seule existe l'histoire de la religion et de la philosophie – celle-ci n'existant pour lui que par le truchement de Hegel » [164].
« Jacques le bonhomme accepta en toute candeur les illusions de la philosophie, (...) il prit pour la réalité même l'expression idéologique spéculative de cette réalité, séparée de sa base empirique » [165].
« Hegel idéalisait la représentation que les idéologues politiques se faisaient de l'Etat, eux qui partaient encore des individus particuliers, quoique seulement de la volonté de ces individus; (...) Jacques le bonhomme, lui, prend bona fide cette idéalisation de l'idéologie pour la conception juste de l'Etat » [166].
Cessons là
l'énumération. Elle suffit à comprendre le risque de pure gratuité qu'encourent
les systèmes philosophiques. Se prétendant arbitre universel et
surplombant, le philosophe à la puissance trois qu'est Stirner se trouve en
fait réduit à l'arbitraire de son point de vue étriqué. Et lorsque Marx et
Engels évoquent « l'esprit de clocher parfaitement borné de tout ce
mouvement jeune-hégélien »[167], ils se réfèrent à la fois à leur
perspective religieuse (culte des idées[168] censées gouverner le monde) et à
l'étroitesse de ce point de vue. Loin donc que les philosophes puissent se
revendiquer de leur largeur de vue, loin de pouvoir adopter un regard plénier
et totalisant, ils en sont au contraire réduits, pour employer une expression
nietzschéenne, à des « perspectives de grenouilles »[169] (de bénitier, serions-nous tentés
d'ajouter, non sans perfidie) [170].
Notons rapidement que la démonstration que nous venons d'exposer
à propos de Stirner et de L'Idéologie allemande vaudrait aussi pour
Proudhon et Misère de la philosophie. Deux citations suffiront à indiquer
que Proudhon ne tient pas compte de l'histoire réelle et qu'il se contente
d'édifier un système plus ou moins arbitraire à partir des résultats de
l'économie politique.
« M. Proudhon ne s'est même pas assez avancé sur le chemin de traverse que prend l'idéologue pour gagner la grande route de l'histoire » [171].
« [M. Proudhon construit] avec les catégories de l'économie politique l'édifice d'un système idéologique » [172].
Concluons: l'illusion idéologique (c'est-à-dire
essentiellement la croyance à l'autonomie et à l'hégémonie des idées) est une
conséquence de la division du travail, et plus particulièrement de la division
entre travail manuel et travail intellectuel. La fréquentation exclusive des
idées finit inévitablement par convaincre les idéologues qu’elles seules
gouvernent et dirigent le monde réel. Et plus l'on s'éloigne de la pratique
concrète, plus l'illusion devient prégnante (et potentiellement arbitraire quant
à son contenu).
La lutte des classes
Est-ce à dire que seuls les idéologues sont soumis à
l'illusion idéologique? Sont-ils les seuls à adopter une perspective idéaliste
sur le monde et sur leur action? La lutte des classes semble contredire cette
version des choses. En effet, les différentes classes sociales (dominantes et
dominées) s'affrontent au nom de certaines valeurs ou de certaines idées. La
célèbre Préface de 1859 évoque en effet « les formes juridiques,
politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref les formes
idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le
mènent jusqu'au bout »[173]. Le conflit est alors idéologique non
pas parce que les parties antagonistes luttent en se référant à des doctrines
intéressées (ce qu'on appelle ordinairement des idéologies), mais parce
qu'elles adoptent un point de vue idéaliste sur cet affrontement, parce
qu'elles sont convaincues de lutter au nom de certaines idées ou de certains
idéaux. Le caractère idéologique du combat ne réside pas dans
le contenu des doctrines qui justifient la lutte, mais dans le fait
que des formes politiques, religieuses, etc. recouvrent cette lutte.
Il ne faut donc pas, selon nous, parler d'une idéologie dominante et d'une
idéologie dominée (ces deux expressions ne sont, à notre
connaissance, jamais employées ni par Marx ni par Engels); en réalité,
dominants comme dominés adoptent un point de vue idéologique (c'est-à-dire dans
les deux cas un point de vue idéaliste) sur le conflit. L'Idéologie
allemande s'exprimait déjà en des termes similaires:
« Toutes les luttes à l'intérieur de l'Etat, la lutte entre la démocratie, l'aristocratie et la monarchie, la lutte pour le droit de vote, etc., etc., ne sont que les formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes effectives des différentes classes entre elles » [174].
Il reste cependant à comprendre pourquoi la lutte des
classes revêt ainsi des formes idéologiques et ne se présente pas dans toute sa
'pureté'. Sur ce point, nous devons avouer n'avoir pas trouvé de réponse
parfaitement satisfaisante dans L'Idéologie allemande. Citons néanmoins les deux passages suivants
(redondants à bien des égards):
« Chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l'intérêt commun de tous les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées: cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité, de les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement valables. Du simple fait qu'elle affronte une classe, la classe révolutionnaire se présente d'emblée non pas comme classe, mais comme représentant la société tout entière, elle apparaît comme la masse entière de la société en face de la seule classe dominante. Cela lui est possible parce qu'au début son intérêt est vraiment encore intimement lié à l'intérêt commun de toutes les autres classes non dominantes » [175].
« Tout au long de l'histoire notamment, qui a toujours vu jusqu'ici le règne d'une classe, (...) où la mission pratique de toute classe montante devait donc apparaître à chacun de ces individus comme une missionuniverselle et où, réellement, chaque classe ne pouvait renverser la précédente qu'en libérant les individus de toutes les classes de telle ou telle entrave antérieure – tout au long de cette histoire, il était nécessaire que la mission des individus d'une classe aspirant à la domination fût présentée comme la mission valable pour tous les hommes » [176].
La nécessité, pour la classe dominée montante, de donner à
son combat une forme idéologique (et partant universelle) s'explique par son
besoin d'obtenir le soutien des autres classes dominées. Aussi lui faut-il
présenter son combat comme universellement valable. La manoeuvre est de fait
indispensable si elle souhaite bénéficier d'un soutien suffisamment puissant
pour renverser le statu quo politique existant. La nécessité de
la forme idéologique s’ancre donc ici dans un problème de rapport de forces. La
forme idéologique de l'universalité provient de l'impératif de solidarité entre
classes dominées et du besoin de construire cette solidarité sur un facteur de
cohésion. Cette cohésion ne pouvant pas tout à fait se faire sur le
fond, elle s'édifie alors sur la forme (celle de l'universalité). En
réalité, et là encore, il nous faut avouer notre embarras: dire que l'accord ne
peut pas tout à fait se construire sur le fond relève de l'hypothèse.
Car de fait cet accord sur le
fond existe bel et bien, et nous devons postuler qu'il n'est pas tout à
fait suffisant et qu'il requiert par conséquent un complément idéologique.
La dernière phrase de la première des deux citations mentionnées
ci-dessus indique que, dans un premier temps, l'intérêt des classes
dominées 'passives' coïncide réellement avec celui de la classe
révolutionnaire. Ce n'est sans doute que par la suite qu'est véritablement
requise une forme idéologique qui puisse assurer l'unité de classes disparates
et dissimuler des divergences potentielles. Ultime hypothèse: la forme
idéologique est peut-être sollicitée dès le départ en prévision des futures
dissensions, ou tout simplement pour consolider une unité réelle, certes fondée
sur un ensemble d'intérêts communs quoique non totalement congruents.
Nous venons de voir que la conscience idéologique peut
s'étendre aux membres de toutes les classes (notamment les classes
dominées) en contexte de bouleversement social imminent, autrement dit en
situation 'extraordinaire '. Mais un fragment de L'Idéologie
allemande semble suggérer que l'illusion idéologique prévaut également
dans la quotidienneté la plus commune. « Idée du droit. Idée de l'Etat.
Dans la conscience ordinaire la chose est placée la tête en
bas »[177]. Il ne s'agit bien sûr là que d'une
note très sommaire jetée par Marx sur l'une des dernières pages de son
manuscrit. Son interprétation mérite donc une certaine prudence de notre part.
Tentons-la malgré tout.
Et commençons par la question du droit. Rappelons que le
droit n'est pas en lui-même une idéologie et qu'il convient plutôt
de dire qu'il existe une illusion juridique, c'est-à-dire une illusion
idéologique à propos du droit: celui-ci est dans ce cas considéré comme
indépendant de la base matérielle et des rapports de force de la société. Dès lors, il peut apparaître comme
déterminant et comme universel. Cette illusion idéologique, on l'a souligné,
est d'abord le propre des magistrats et des juristes[178]. Cependant, on peut soupçonner le
droit de posséder une certaine force illusoire sur les membres de la fraction
active de la classe dominante ainsi que sur ceux des classes dominées. En
effet, les uns comme les autres vivent, pensent et évoluent dans un monde
structuré par le droit. Les rapports juridiques dirigent leur pratique réelle
de sorte que peut s'incruster dans les consciences la croyance à leur caractère
intangible. Un passage de L'Idéologie allemande semble aller dans ce
sens:
« Les rapports de production antérieurs des individus entre eux s'expriment nécessairement aussi sous forme de rapports politiques et juridiques. Dans le cadre de la division du travail, ces rapports ne peuvent que devenir autonomes vis-à-vis des individus. Dans le langage, tout rapport ne peut s'exprimer que sous forme de concept. Si ces concepts généraux prennent valeur de puissances mystérieuses, c'est la conséquence nécessaire du fait que les rapports réels, dont ils sont l'expression, sont devenus autonomes. Outre la valeur qu'ils prennent dans la conscience commune, ces concepts généraux sont affectés d'une valeur spéciale et développés par les politiciens et les juristes qui, chargés par la division du travail du culte de ces concepts, voient en eux et non dans les rapports de production, le fondement véritable de tous les rapports de propriété réels » [179].
Dans
cette citation, c'est d'abord l'expression « conscience commune » qui
nous intéresse. Elle rappelle la « conscience ordinaire » que nous
avons déjà citée et accrédite ainsi la thèse selon laquelle la conscience
immédiate des agents productifs possède une dimension idéologique: en prenant
les rapports juridiques pour le point de départ de leur activité, ils accordent
à ceux-ci une indépendance et une autonomie proprement
idéalistes. Et il nous semble qu'il ne s'agit pas là d'une erreur de
leur part, mais bien d'une illusion. Si les agents productifs prennent les
rapports juridiques pour des « puissances mystérieuses », c'est que
les rapports réels, dont ils sont l'expression, sont eux-mêmes devenus
autonomes. Ainsi, dès L'Idéologie allemande, Marx s'efforce de penser
l'illusion aussi comme une apparence fondée, comme une apparence objective, et
non comme un simple phénomène subjectif enraciné dans une position sociale
particulière. Evidemment, ce point n'est pas encore suffisamment développé en
1845-1846. Mais on aurait tort de croire qu'il est totalement absent. Tout se
passe comme si la perspective idéaliste était « chevillée » à un
certain nombre de structures objectives (le droit, l'Etat). Ou, pour le dire
autrement, ces structures possèdent une forme idéologique. Encore
une fois, ce n'est pas dans son contenu que réside le caractère idéologique
d'une réalité quelconque, mais dans sa forme, forme qui appelle ou qui suscite
une perspective idéaliste sur elle.
En outre, l'illusion juridique est renforcée par sa validation
politique. L'intégration du droit dans l'Etat lui confère en effet une
légitimité et comme une aura supplémentaires.
« L'Etat étant donc la forme par laquelle les individus d'une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d'une époque, il s'ensuit que toutes les institutions communes passent par l'intermédiaire de l'Etat et reçoivent une forme politique. De là, l'illusion que la loi repose sur la volonté et, qui mieux est, sur une volonté libre, détachée de sa base concrète. De même, on ramène à son tour le droit à la loi » [180].
La forme politique qui recouvre le droit d'une
apparence de neutralité se définit donc bel et bien comme une forme
idéologique. La véritable assise du droit (autrement dit, la force) est
escamotée au profit d'une entité idéologique (indépendante, autonome,
universelle), en l'occurrence la volonté. L'Etat se présente en effet comme un
arbitre séparé (c'est-à-dire indépendant) de la société civile
bourgeoise et de la multitude d'intérêts contradictoires qui s'y affrontent.
Marx et Engels évoquent précisément cette « illusion qui fait de
l'Etat une entité autonome en face de la vie privée »[181]. Ils précisent par ailleurs:
« C'est justement cette contradiction entre l'intérêt particulier et l'intérêt collectif qui amène l'intérêt collectif à prendre, en qualité d'Etat, une forme indépendante, séparée des intérêts réels de l'individu et de l'ensemble et à faire en même temps figure de communauté illusoire. (...) Précisément parce que les individus ne cherchent que leur intérêt particulier – qui ne coïncide pas pour eux avec leur intérêt collectif, l'universalité n'étant somme toute qu'une forme illusoire de la collectivité, – cet intérêt est présenté comme un intérêt qui leur est 'étranger', qui est 'indépendant' d'eux et qui est lui-même à son tour un intérêt 'universel' spécial et particulier (...). Par ailleurs le combat pratique de ces intérêts particuliers, qui constamment se heurtent réellement aux intérêts collectifs et illusoirement collectifs, rend nécessaire l'intervention pratique et le refrènement par l'intérêt 'universel' illusoire sous forme d'Etat» [182].
L'Etat
possède donc deux faces. Il est d'abord une institution réelle, dotée du
pouvoir de contraindre, et qui se réduit au mode d'organisation politique que
s'est donnée la classe dominante afin d'assurer sa domination. « La
classe dominante constitue sa domination collective en force publique, en
Etat »[183]. Il s'agit donc d'une structure
réelle et qui détient le pouvoir d'intervenir pratiquement dans
la vie sociale, afin par exemple de réfréner le heurt des intérêts individuels
(en fait, de contrôler et de réprimer tout ce – et tous ceux – qui menacent
l'ordre établi). Mais l'Etat
possède une seconde face, qui est comme sa face visible, apparente. Il
se présente en effet dans une position de transcendance par rapport aux
intérêts particuliers, de sorte que chacune de ses interventions se pare des
oripeaux de l'universel. L'Etat prétend à l'indépendance et à la neutralité
parfaites. Il se recouvre donc d'une forme idéologique qui tend à s'imposer à
la conscience de chacun, et notamment à celle des dominés.
« Dans les succédanés de communautés qu'on a eus jusqu'ici, dans l'Etat, etc., (...) la communauté apparente, que les individus avaient antérieurement constituée, acquit toujours une existence indépendante vis-à-vis d'eux et, en même temps, du fait qu'elle représentait l'union d'une classe face à une autre, elle représentait non seulement une communauté tout à fait illusoire pour la classe dominée, mais aussi une nouvelle chaîne »[184].
L'Etat politique constitue une communauté illusoire et abstraite
qui prétend instituer une véritable égalité entre citoyens en dehors de la vie
sociale. Mais il faut bien noter que cette illusion, véhiculée par laforme
politique que prend l'Etat, possède un certain nombre d'effets réels,
notamment et en premier lieu celui d'entériner le statu quo en
empêchant toute remise en question du monde tel qu'il fonctionne[185].
Résumons: l'Etat est à la fois un
instrument réel au service de la classe dominante[186] et une instance en
apparence impartiale. Marx et Engels insistent bien sur cette double face
de l'Etat lorsqu'ils écrivent que celui-ci est le « reflet pratique-idéaliste »[187] de la société civile. Il est un
reflet parce qu'il est, en dernière instance, déterminé et requis par le
système économique en vigueur. Il est pratique puisque sa capacité
d'intervention est réelle. Et il est idéaliste parce qu'il se présente comme
indépendant, autonome et garant du bien commun (de l'universel)[188].
Ces remarques éclairent peut-être la Préface de
1859 et son résumé des résultats acquis en 1845-1846. Retenons, en ce qui
nous concerne, la phrase suivante:
« L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure [Bau] économique de la société, la base [Basis] concrète sur laquelle s'élève un édifice [Überbau] juridique et politique auquel correspondent des formes déterminées de la conscience sociale » [189].
Ce passage suggère que l'édifice (ou la superstructure)
juridico-politique possède une correspondance dans la conscience des agents du
monde social. La conscience commune des individus est donc façonnée par leur
évolution dans un univers que structure tel ou tel type d'édifice juridico-politique.
Et, pour en revenir au texte de L'Idéologie allemande, celui-ci mentionne
par deux fois le terme de superstructure. La première occurrence parle de
« superstructure idéaliste »[190], la seconde de « superstructure
idéologique »[191]. Encore une fois, il ne faut pas
comprendre que la superstructure n'est que nuées inconsistantes, pure illusion
sans efficace, etc. Le juridique et le politique possèdent une consistance et
un contenu propres. Mais ils
possèdent en outre une forme idéaliste qui leur donne une apparence illusoire
ou trompeuse. Déjà, L'Idéologie allemande évoquait la
« communauté apparente et qui est devenue autonome en face des individus
(Etat, droit) »[192]. Etat et droit
possèdent donc un rôle analogue, celui d'investir la pratique d'apparences
idéologiques.
Oublions un instant ces dernières précisions, et revenons un
peu en arrière. Si l'idéologie se définit, comme nous le proposons, comme
une perspective idéaliste et anhistorique, il apparaît alors qu'elle
constitue l'exact négatif (au sens photographique) du matérialisme
historique[193]. Cette opposition entre idéologie et
conception matérialiste de l'histoire apparaît très clairement dans les lignes
rédigées par Marx, dans sa Préface de 1859, à propos du manuscrit des
années 1845-1846:
« Et quand, au printemps 1845, [Engels] vint lui aussi s'établir à Bruxelles, nous résolûmes de travailler en commun à dégager l'antagonisme existant entre notre manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande » [194].
Engels se montrera encore plus explicite lorsqu'il
reprendra, en 1888, dans l'Avant-propos de son Ludwig Feuerbach et la fin
de la philosophie allemande, ce passage de la Préface marxienne en y ajoutant
une parenthèse explicative:
« Dans sa préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, Berlin, 1859, Marx raconte comment nous entreprîmes tous deux, à Bruxelles en 1845, ' de travailler en commun à dégager l'antagonisme existant entre notre manière de voir (il s'agissait de la conception matérialiste de l'histoire élaborée surtout par Marx) et la conception idéologique de la philosophie allemande' » [195].
Le recul permit à Marx et Engels de formuler très nettement
cette opposition entre idéologie et matérialisme historique. Mais on aurait
tort de croire qu'elle ne se donnait pas déjà à lire dans L'Idéologie
allemande. Citons par exemple:
« Cette conception de l'histoire (...) n'est pas obligée, comme la conception idéaliste de l'histoire, de chercher une catégorie dans chaque période, mais elle demeure constamment sur le sol réel de l'histoire; elle n'explique pas la pratique d'après l'idée, elle explique la formation des idées d'après la pratique matérielle » [196].
« Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience. (...) C'est là où cesse la spéculation, c'est dans la vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l'exposé de l'activité pratique, du processus de développement pratique des hommes. Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit les remplacer. Dès lors qu'est exposée la réalité, la philosophie cesse d'avoir un milieu où elle existe de façon autonome » [197].
De fait, cette opposition de l'idéologie et du matérialisme
historique a souvent été aperçue, mais présentée comme l'opposition de
l'idéologie et de la science. Ce
qui évidemment n'est pas faux puisque, dans un passage biffé du manuscrit, Marx
et Engels indiquent: « Nous ne connaissons qu'une seule science, celle de
l'histoire »[198]. Cependant, dire que
l'idéologie s'oppose à la science peut conduire à un certain nombre de
malentendus. D'abord, Marx et Engels évoquent aussi la science de la nature à
plusieurs reprises dans leur manuscrit; aussi pour éviter toute confusion, nous
préférons parler de « matérialisme historique » ou de conception
matérialiste de l'histoire (et non de science) afin de désigner l'apport
spécifique des auteurs de L'Idéologie allemande. Mais surtout, dire que
l'idéologie s'oppose à la science risquerait de laisser croire que l'idéologie
se trouve tout entière, quant à son contenu, dans l'erreur, le faux,
l'illusoire – ce qui, on l'a vu, n'est pas le cas, puisque la perspective
idéaliste peut se conjuguer avec une certaine positivité du contenu.
Notons au
passage que nous ne partageons donc pas l'avis des commentateurs qui opposent
l'idéologie à la réalité. Ainsi de Michel Henry lorsqu'il affirme que
« c'est la réalité qui détermine comme idéologie tout ce qu'elle n'est
pas »[199]. Selon Michel Henry, l'idéologie se
compose de l'ensemble des représentations individuelles ou collectives qui sont
produites par la réalité et qui surnagent au-dessus d'elle. Mais ces
représentations ne possèdent aucune consistance propre et sont comme frappées
d'irréalité. « Le lieu de l'idéologie, c'est la dimension ontologique
d'irréalité à laquelle appartient toute simple représentation comme telle et
qui lui confère son statut propre »[200]. Ceci paraît somme toute
logique: si l'idéologie s'oppose à la réalité, elle occupe le lieu même de
l'irréalité. Et, selon Michel
Henry, ce qui confirme cette irréalité des idéalités ou des
représentations idéologiques, c'est leur totale
« impuissance »[201]. Mais on voit mal dans ces
conditions comment il est possible de classer le droit dans l'idéologie (dans
l'irréalité) et en même temps de le définir comme une « forme de
régulation »[202], c'est-à-dire de lui prêter un rôle
effectif. Si le droit n'est qu'un ensemble de représentations irréelles, on ne
voit pas comment celles-ci pourraient rétro-agir sur la réalité. Et plus
généralement, c'est l'ensemble de la superstructure qui tend à n'être pensé que
sous les catégories de l'imaginaire, de la représentation, de l'irréalité...
Les apories auxquelles mène une telle position se laissent
percevoir de façon encore plus nette chez Paul Ricœur. Celui-ci oppose
également et sans ambages l'idéologie et la réalité: « le concept
d'idéologie que Marx utilise [en 1845-1846] ne s'oppose pas à la science mais à
la réalité. (...) L'idéologique est l'imaginaire en tant qu'il s'oppose au
réel »[203]. Définie positivement, l'idéologie
apparaît comme le monde des représentations (Vorstellungen) qui reflètent
la praxis réelle des individus. Et Ricœur en vient finalement à
identifier idéologie et superstructure: « La base réelle devient
l'infrastructure, et l'idéologie lui est rapportée au titre de superstructure.
(...) Le concept [d'idéologie] est étendu à toutes les formes de production qui
ne sont pas spécifiquement économiques, comme le droit, l'Etat, l'art, la
religion et la philosophie »[204]. On aboutit finalement à un résultat
voisin de celui auquel menaient les réflexions de Michel Henry: idéologie =
ensemble de représentations = superstructure. Il devient dès lors difficile de
penser la consistance de la superstructure. A la limite, celle-ci n'aurait
d'existence que représentative, c'est-à-dire n'existerait que dans la
conscience des individus...
N'insistons pas. Ou plutôt si, insistons et martelons notre
propre définition de l'idéologie en prenant le contre-pied des deux auteurs que
nous venons de citer brièvement: selon nous, l'idéologie est l'autre du
matérialisme historique et non pas l'autre de la matérialité
historique. Autrement dit, l'idéologie ne fait pas réellement partie
des concepts internes à la théorie que proposent Marx et Engels. Elle
est plutôt le point de vue idéaliste que le matérialisme historique
rejette hors de lui afin de se constituer en théorie scientifique.
Bien entendu, cette nouvelle théorie doit finalement rendre compte de
l'idéalisme, c'est-à-dire l'englober, le réintégrer dans la vision du monde
qu'elle propose. Mais dans un premier temps, l'idéologie joue le rôle de
repoussoir. Elle constitue ce type de théorie qui représente les hommes et
leurs pratiques la tête en bas, ce type de théorie avec lequel il faut en
finir. Elle est donc avant tout une perspective faussée sur la
réalité et non pas une structure de la réalité. Il nous semble que
l'on peut lire ce double mouvement (rejet de l'idéologie, en tant que
théorie rivale, hors du matérialisme historique,
puis réintégration de l'idéologie, en tant qu'élément de la réalité,
dans le matérialisme historique) dans le fragment suivant:
« Nous ne connaissons qu'une seule science, celle de l'histoire. (...) Presque toute l'idéologie se réduit ou bien à une conception fausse de cette histoire [l'histoire des hommes], ou bien aboutit à en faire totalement abstraction. L'idéologie elle-même n'est qu'un des aspects de cette histoire. » [205]
– Et si l'on accepte les remarques qui précèdent,
il ne semble plus étonnant que le concept d'idéologie se raréfie ensuite dans
les oeuvres de Marx[206]. L'idéologie est laissée à sa place, à
l'extérieur du matérialisme historique, dans le passé et dans l'erreur. Le
concept d'idéologie a rempli son office: il s'agissait pour Marx et Engels de
nommer l'autre de la conception matérialiste de l'histoire pour mieux s'en
dégager.
Dans La Crainte des masses[207], Etienne Balibar relève la double
signification que peut revêtir l'expression « idéologie dominante ».
D'abord, un sens extensif: l'idéologie dominante désigne alors
la dominance d'un corps de représentations dans l'ensemble de la
société. Ces représentations expriment les conditions de vie de la classe
dirigeante. Et elles se diffusent dans l'ensemble de la société pour cette
raison toute matérielle que les dominants possèdent le monopole des moyens de
production intellectuelle. Citons L'Idéologie allemande:
« Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l'un dans l'autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises [unterworfen] du même coup à cette classe dominante. Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l'expression idéale des rapports matériels dominants saisis sous forme d'idées, donc l'expression des rapports qui font d'une classe la classe dominante; autrement dit, ce sont les idées de sa domination » [208].
L'idéologie dominante possède alors une certaine unicité (il
n'existe qu'une et une seule idéologie dans l'ensemble de la société) et une
grande visibilité. Seulement, ajoute Balibar, cette idéologie tend à demeurer
extérieure à la conscience des dominés (car trop hétérogène à cette dernière). Elle ne peut dès lors jouer aucun
rôle d'unification sociale. Aussi le concept d'idéologie, selon Balibar,
se dissout-il. – Mais le verbe « dominer » ne signifie pas seulement
« régner », « s'étendre universellement ». Il renvoie
également à l'exercice d'un pouvoir. L'expression « idéologie
dominante » acquiert alors un sens intensif: elle se réfère à
la domination d'un corps de représentations sur un autre.
Autrement dit, cette domination implique une lutte entre l'idéologie
dominante et des idées dominées. L'idéologie n'est plus dominante par le fait
d'un simple mécanisme sociologique (les moyens de production matériels et
intellectuels sont entre les mêmes mains). Elle réclame au contraire, pour se
maintenir en place, une intervention (politique) toujours recommencée. Il
s'agit pour elle d'affronter les représentations critiques des dominés et
d'étouffer leurs arguments. Reste que, selon Etienne Balibar, cette seconde
interprétation demeure aporétique: elle implique l'existence d'un (ou de
plusieurs) ensemble(s) d’idées dominées, voire d’une (ou plusieurs)
idéologie(s) dominée(s) – ce que Marx justement semble
exclure. – Notons brièvement que nous retrouvons
ici peu ou prou la ligne de fracture que nous avons tenté de dégager
dans notre première partie: d'un côté une genèse « naturaliste » et
une absence d'efficacité de l'idéologie, de l'autre une genèse
« artificialiste » combinée à une fonctionnalité plus décisive.
Etienne Balibar conclut ainsi son propos: « pour Marx
le problème est insoluble »[209]. Il s'agit en fait, selon nous, d'un
faux problème. Car, à notre connaissance, Marx n'a jamais parlé d'idéologie
dominante. Il ne faut pas dès lors s'étonner de ne pas trouver dans son texte
l'expression jumelle d' « idéologie dominée ». Et si l'on
suppose que notre propre définition de l'idéologie est correcte, on conçoit
alors que l'expression d' « idéologie dominante » perd toute
signification. Si l'idéologie s'identifie à l'idéalisme, on ne voit pas comment
il serait possible de la qualifier de surcroît de « dominante ». En
somme, l'expression d' « idéologie dominante » laisse penser que
l'idéologie est un système de représentations liées à une classe sociale ou à
une époque bien définies. Cette opinion nous paraît répandue chez un grand
nombre de commentateurs. Citons-en quelques uns.
« Pour Marx et Engels, [l'idéologie est] un ensemble de représentations caractéristiques d'une époque et d'une société ».: Henri Lefebvre, Sociologie de Marx, 1968, p.50.
« Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d'une existence et d'un rôle historiques au sein d'une société donnée »: Louis Althusser, Pour Marx, 1965, p.238.
« Marx et Engels désignent par idéologie les représentations qui expriment, sous la forme de l'universalité, des intérêts de classe »: Michèle Bertrand, Le Statut de la religion chez Marx et Engels, 1979, p.145.
« Une idéologie toujours réfère à une classe et sert une classe ». Georges Labica, Dictionnaire critique du marxisme,1985, p.567.
« [Chez Marx, l'idéologie] est pensée de la domination du sujet ou de la classe qui en développe le discours, en tant qu'elle représente, dissimule et légitime des intérêts économiquement et politiquement dominants; elle domine l'ensemble de la société dans le sens où elle règne sur toutes les consciences ». B.Thiry, « Idéologie » in Les Notions philosophiques, 1990, p.1217a.
« La notion d'idéologie a pour caractéristique première de diriger le regard vers la mission sociale des représentations ». Isabelle Garo, Marx, une critique de la philosophie, 2000, p.290.
« L'idéologie peut donc être identifiée aux idées dominantes au sens des idées dominantes à une époque déterminée, au sens des idées produisant une domination et au sens des idées justifiant une domination ». Emmanuel Renault, Vocabulaire de Marx, 2001, p.26.
« L'idéologie se présente alors comme l'ensemble des idées caractéristiques d'une époque, c'est-à-dire comme la conscience de la vie commune aux dominants et aux dominés. Dans ces conditions, la soumission des idées des dominés à celles des dominants prend plutôt la forme d'une intégration dans le langage dominant ». Nestor Capdevila, Le Concept d'idéologie, p.62.
Notre procédé est assurément bien peu élégant: il est
facile d'isoler une citation de son contexte et d'occulter ainsi les précisions
ou les nuances qu'apporte l'auteur. Mais nous souhaitions montrer que même les
auteurs qui soulignent l'opposition idéologie/matérialisme historique[210] (et parmi ceux que nous venons de
citer: L. Althusser, G. Labica, B. Thiry, E. Renault) finissent par identifier
l'idéologie à un ensemble de représentations ou d'idées évoluant au niveau
de la superstructure. Ainsi
ces auteurs réintroduisent subrepticement dans leurs analyses, sous une
forme ou sous une autre, l'opposition idéologie/ « réalité ».
Précisons pour éviter tout malentendu: dans un premier temps, les auteurs dont
nous parlons (on pourrait également ajouter Patrick Tort et Nestor Capdevila)
indiquent, plus ou moins fermement, que l'idéologie est une
perspective théorique idéaliste. Mais dans un second temps,
ils l'identifient à un corps de représentations qui s'inscrivent dans
la pratique et qui surplombent la « réalité » entendue en un
sens très strict (la base matérielle de la société).
Insistons une dernière fois: Marx ne parle jamais
d'idéologie dominante, mais de « pensées dominantes » ou encore
d' « idées dominantes ». Et c'est parce qu'on a cru que ces
expressions pouvaient se rattacher à la thématique de l'idéologie que l'on a
introduit artificiellement un certain nombre de problèmes dans ce concept.
Comme nous l'annoncions au début de cette partie, tout s'est passé comme si
l'on avait inconsciemment jugé le concept marxien d'idéologie trop étroit et
qu'on y avait rattaché des problématiques ou des textes qui lui étaient en
réalité étrangers. D'où le constat que nous émettions: tout a déjà été dit sur
l'idéologie, mais aussi trop a été dit.
Récapitulons une dernière fois. Le socle minimal qui fonde
l'idéologie est l'inconscience de la dépendance de la conscience, des idées
(métaphysique, théologie, philosophie, morale, science, etc.), des pratiques
humaines (religion, art, politique) et de la superstructure (juridico-étatique)
par rapport à la base matérielle. L'idéologie croit à l'indépendance de ces
diverses « entités ». Dès lors, elle postule un développement
autonome de ces différents domaines: la philosophie trouve le principe de son
développement en elle-même, les courants artistiques se succèdent par le simple
jeu des apports des différents génies, le droit se perfectionne en s'approchant
de façon asymptotique de la justice éternelle, etc. Chacune de ces disciplines
possède donc, selon l'idéologie, une évolution purement interne. L'idéologie se
présente alors comme ce que nous avons appelé un « idéalisme
faible ». A partir de cette définition minimale, le concept se différencie
selon deux directions.
Première direction: l'idéalisme faible se mue en « idéalisme
fort ». Il ne s'agit plus seulement d'affirmer que les différentes entités
que nous avons nommées se développent en suivant leur logique propre, mais
d'ajouter que ces entités déterminent le cours de l'histoire: la conscience
humaine détermine le devenir de l'humanité, les idées mènent le monde, la
politique[211] change les choses, l'Etat et le
droit structurent souverainement la réalité sociale et économique, etc. Bref, l'idéologie
adopte une perspective idéaliste en ce qu'elle inverse les rapports de
détermination entre la base matérielle et la superstructure. Elle croit alors à
l'hégémonie des idées sur le monde historique.
Deuxième spécification de l'idéologie: puisque les idées
(etc.) sont indépendantes du devenir historique, puisqu'elles possèdent et
conservent une transcendance et une pureté par rapport à lui, elles sont alors
considérées comme éternellement et universellement valides. Autrement dit, parfaitement anhistoriques,
elles laisseraient le cours de l'histoire se déployer hors d'elles. La
morale ou la religion? Eternelles. Les résultats scientifiques ou le droit?
Universels. La conscience? Rien à voir avec l'historicité, etc. Une forme
d'idéalisme platonicien en somme.
Nous pensons donc que l'idéologie est un point de vue
idéaliste sur l'ensemble de la réalité. Notons qu'une telle définition de l'idéologie permet une certaine
finesse dans l'analyse. Ainsi le droit n'est pas condamné comme étant
idéologique en lui-même. C'est plutôt l'illusion juridique (la croyance à
l'éternité et à la neutralité du droit) qui est remise en question. Ce cadre
théorique « n'engage pas tant une critique du droit qu'une critique du
juridisme entendu comme la croyance en une autonomie des relations
juridiques »[212]. Autrement dit, le caractère
idéologique du droit réside dans sa forme et non dans
son contenu (contenu de classe)[213]. – Le fait que le droit ou
encore l'Etat aient une forme idéologique nous oblige finalement à
nuancer quelque peu notre définition de l'objet qui nous préoccupe. Tout se
passe en effet comme si le droit ou l'Etat suscitaient ou appelaient une
perspective idéologique sur eux. L'idéologie se présente alors comme
un métadiscours implicite que ces structures sociales tiennent sur
elles-mêmes, sur leur neutralité, leur indépendance, leur universalité, etc.
Cette
dernière précision nous permet d'insister sur le fait que l'idéologie est
une illusion et non pas une erreur. Elle est en effet fondée soit
dans une position sociale et subjective particulière (la fonction d'idéologue),
soit dans une structure objective (droit, Etat), soit enfin dans l'effort pour
faire jouer le rapport de force en sa faveur dans la lutte des classes.
Autrement dit, le point de vue idéologique s'enracine toujours dans l'ordre de
l'objectivité. La perspective idéologique est alors faussée mais ne relève pas
d'une faute. Il s'agit au contraire d'une illusion nécessaire ou d'une
apparence fondée.
Dans la partie précédente, nous avons développé le discours
que tient l'idéologie sur les idéalités: celles-ci seraient transcendantes par
rapport au réel, voire en règleraient le cours historique. Pour l'idéologie
donc: pureté de la conscience et de la volonté, pureté de la science, de la
philosophie ou de la morale, pureté de l'art et de la religion, pureté du droit
et de l'Etat, etc. – La conception matérialiste de l'histoire
souligne au contraire l'influence qu'exerce la base matérielle (la structure
économique) de la société sur les diverses entités que l'on vient de
mentionner. Reste que cette influence ne peut être pensée sous un seul et
unique concept (reflet, expression, etc.) : elle recouvre différentes formes et
mérite donc d'être élucidée à l'aide d'une analyse
différenciée. C'est ce discours nuancé que tient le matérialisme
historique que nous nous proposons de reconstituer, au moins dans ses grandes
lignes, à partir de L'Idéologie allemande. Certes, le manuscrit
ne développe pas une théorie achevée de ce conditionnement différencié des
idéalités par la base matérielle. Existent plutôt des fragments dispersés dans
la polémique menée contre Stirner et consorts – fragments dont il serait
téméraire de postuler a priori l'implacable systématicité ou la
nécessaire cohérence. Nous ne nous interdirons pas, à l'occasion, de faire
référence à d'autres œuvres afin de compléter nos remarques ou de montrer
l'évolution de la pensée de Marx. Surtout, les quelques développements qui
suivent seront l'occasion de souligner en creux l'impensé de l'idéologie.
L'Idéologie allemande s'ouvre sur le passage suivant:
« Jusqu'à présent, les hommes se sont toujours fait des idées fausses [falsche Vorstellungen] sur eux-mêmes, sur ce qu'ils sont ou devraient être. Ils ont organisé leurs rapports en fonction des représentations [Vorstellungen] qu'ils se faisaient de Dieu, de l'homme normal, etc. Ces produits de leur cerveau ont grandi jusqu'à les dominer de toute leur hauteur. Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres créations. Libérons-les donc des chimères, des idées [Ideen], des dogmes, des êtres imaginaires sous le joug desquels ils s'étiolent. Révoltons-nous contre la domination de ces idées [Gedanken]. Apprenons aux hommes à échanger ces illusions [Einbildungen] contre des pensées [Gedanken] correspondant à l'essence de l'homme, dit l'un, à avoir envers elles une attitude critique, dit l'autre, à se les sortir du crâne, dit le troisième [214] et – la réalité actuelle s'effondrera.
Ces rêves innocents et puérils [unschuldigen und kindlichen Phantasien] forment le noyau de la philosophie actuelle des Jeunes-Hégéliens » [215].
Commençons par noter la finesse de la stratégie
argumentative adoptée par Marx et Engels: ouvrir leur ouvrage en feignant
d'adopter la rhétorique révoltée des Jeunes-Hégéliens, avant de la faire
déchoir de sa superbe. Laisser le lecteur s'imprégner une dernière fois d'un
langage idéaliste et galvanisant, le laisser épouser les méandres séduisants de
l'idéologie, avant de le ramener brusquement à la réalité. Marx et Engels, virtuoses accomplis dans l'art
du contre-pied. Mais passons de la stratégie à la visée argumentative. Ce
premier paragraphe présente succinctement le coeur des théories jeunes hégéliennes
et il s'agit pour Marx et Engels de s'en séparer radicalement. Trois
composantes de ce noyau jeune-hégélien sont ici énoncées.
Premier point: les Jeunes-Hégéliens supposent que les
illusions sont générées dans la sphère close et autonome de la conscience:
elles sont des produits arbitraires du cerveau humain, des créations libres,
indépendantes de toute influence matérielle. La conscience humaine est donc
présentée comme souverainement démiurgique. On reconnaît là la première
caractéristique de l'idéologie: la croyance à l'indépendance de la conscience
et des idées. Ces dernières seraient sans rapport aucun avec la réalité
matérielle et procéderaient au contraire d'une forme de génération spontanée
s'effectuant dans l'élément de la conscience humaine. Evidemment, tout l'effort
de Marx et Engels consistera à montrer qu'au contraire les contenus discursifs
ne peuvent être séparés de la situation sociale de celui qui les énonce. Avec
eux, les idéalités trouvent leurs racines dans le monde concret. Mais, premier
aspect des théories jeunes-hégéliennes donc: un idéalisme quant à la génération
des idées.
Deuxième point: selon les Jeunes-Hégéliens, les
représentations de la conscience humaine se sont toujours retournées contre
leurs propres producteurs, et ce au point d'en venir à les dominer. La doctrine
jeune-hégélienne est ici prise en flagrant délit de contradiction: elle
commence par postuler l'indépendance et la souveraineté de la conscience, et,
l'instant d'après, elle affirme sa soumission. Les hommes produisent leurs idées mais sont
dominées par elles. « Créateurs, ils se sont inclinés devant leurs propres
créations ». Ce renversement demeure inexpliqué: on ne comprend donc pas
comment les hommes peuvent être à la fois les auteurs et les victimes de leurs
représentations. Mais surtout, les Feuerbach, Bauer et autres Stirner sont
convaincus que ce sont les idées qui dominent le monde réel ainsi que les
hommes concrets. L'illusion l'emporte donc sur la réalité. On voit ici à
quel point les Jeunes-Hégéliens inversent les rapports de causalité véritables
en dotant les idées d'un pouvoir de détermination effective sur les événements.
Il s'agit bien là de ce que nous avons appelé la croyance à l'hégémonie des
idées sur le monde historique, ou « idéalisme fort ».
Dernière caractéristique: puisque les idées dominent le
monde, il s'agit (et il suffit) de s'affranchir de leur emprise. La domination
s'exerce sur la seule conscience? La libération s'effectuera donc sur le
terrain des idées. Evidemment, ce ne sont là pour Marx et Engels que
« rêves innocents et puérils » en ce sens que les Jeunes-Hégéliens se
contentent de lutter contre les illusions de la conscience sans s'attaquer aux
causes réelles (matérielles) de la domination. Quelques pages plus loin, Marx
et Engels écriront: « il n'est pas possible de réaliser une libération
réelle ailleurs que dans le monde réel et autrement que par des moyens
réels »[216]. Les Jeunes-Hégéliens sont finalement
conduits à ne formuler que des voeux pieux, ineffectifs, inefficients,
inefficaces... Leur appel pressant à se défaire de l'illusion ne touche en rien
la structure de la domination. Leur
idéalisme philosophique se commue dès lors en idéalisme politique (aussi
ambitieux qu'impuissant)[217]. Sous l'apparence d'ardents
révolutionnaires, se dissimulent en fait de bien modérés conservateurs. Comme
le remarque Patrick Tort, leur «philosophie, comme (étant) l'idéologie,
est innocente, et, en tant que telle, nocive »[218]. Car elle les condamne à ne
jamais se donner les moyens de transformer la réalité que pourtant ils
dénoncent.
Un passage situé quelques pages plus loin reprend les mêmes
critiques contre le mouvement jeune-hégélien en les explicitant davantage:
« Chez les Jeunes-Hégéliens, les représentations, idées, concepts, en un mot les produits de la conscience, qu'ils ont eux-mêmes promue à l'autonomie, passent pour les chaînes réelles des hommes (...). Il va donc de soi que les Jeunes-Hégéliens doivent lutter uniquement contre ces illusions de la conscience (...). Exiger ainsi la transformation de la conscience revient à interpréter différemment ce qui existe, c'est-à-dire à l'accepter au moyen d'une interprétation différente. En dépit de leurs phrases pompeuses, qui soi-disant 'bouleversent le monde', les idéologues de l'école jeune-hégélienne sont les plus grands conservateurs » [219].
On retrouve bel et bien les mêmes éléments: 1/ l'autonomie
de la conscience, 2/ l'efficace historique des idées, concepts,
représentations, etc., et 3/ une lutte illusoire contre l'illusion. En somme,
et pour le dire rapidement, Marx et Engels s'efforcent d'inverser chacune de
ces positions. Mais il s'agit avant tout pour eux de s'attaquer à la racine de
l'illusion jeune-hégélienne: la croyance à la pure indépendance de la
conscience et à sa spontanéité créatrice.
C'est donc à une relativisation de l'importance donnée à la
conscience que s'emploient Marx et Engels.
Cette relativisation s'opère d'abord sur le plan
épistémologique. Contrairement à la philosophie jeune-hégélienne, la conception
matérialiste de l'histoire ne part pas de la conscience comme donnée première
de l'analyse ou de la théorie. Il s'agit plutôt de partir des hommes concrets
produisant leurs propres conditions d'existence afin de satisfaire leurs
besoins. La donnée première de l'analyse est l'être vivant et non l'être
pensant: l'homme est avant tout un être de besoins et un être besogneux. Par
ailleurs, la conception matérialiste de l'histoire énonce clairement ses
présupposés, et ce à rebours de toute position idéologique dont les postulats
demeurent implicites. Notons d'ailleurs que ce silence méthodologique sur les
présupposés de la théorie (ou plutôt la croyance à l'absence de tout présupposé)
est en relation d'homologie avec la thèse ontologique portant sur le caractère
inconditionné de la conscience. A pensée autonome, théorie souveraine et pure.
Les auteurs de L'Idéologie allemande exposent eux
avec insistance les présuppositions de leur théorie. Premier présupposé:
l'existence des être humains est d'abord ordonnée à la satisfaction des besoins
et donc à la production de la vie matérielle. La vie humaine requiert la
production des moyens matériels permettant de satisfaire un certain nombre de
besoins fondamentaux. C'est donc la vie (et non la conscience) qui est à la
base de l'histoire. Deuxième présupposé: la satisfaction du besoin suscite de
nouveaux besoins, et par conséquent la production de moyens de satisfaction
inédits (qui eux mêmes relanceront cette dialectique). L'histoire est donc avant
tout histoire des besoins (et non histoire de la conscience). Troisième
présupposé: les hommes produisent leur propre vie mais aussi produisent
d'autres hommes. Est alors donné le rapport social fondamental: celui de
la famille. Plus largement, il faut comprendre que la satisfaction des besoins
s'effectue donc en relation avec d'autres hommes. Autrement dit (quatrième
présupposé), le mode de production est indissociable d'un mode de coopération
déterminé: les hommes entrent d'emblée dans des rapports sociaux indépendants
de leur volonté.
« Et c'est maintenant seulement, après avoir déjà examiné quatre moments, quatre aspects des rapports historiques originels, que nous trouvons que l'homme a aussi de la 'conscience'. Mais il ne s'agit pas d'une conscience qui soit d'emblée conscience 'pure'. Dès le début, une malédiction pèse sur 'l'esprit', celle d'être 'entaché' d'une matière qui se présente ici sous forme de couches d'air agitées, de sons, en un mot sous forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, – le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d'autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n'apparaît qu'avec le besoin, la nécessité du commerce avec d'autres hommes. La conscience est donc d'emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des hommes » [220].
On le voit, la relativisation de la conscience sur le plan
méthodologique est indissociable de sa relativisation sur le plan
ontologique. La conscience n'est plus une structure première, invariante et
autonome, mais un élément dérivé et de part en part historique. Le texte cité est extraordinairement
riche. Essayons seulement de répertorier ses principaux apports.
Dès
l'entrée, le terme de « conscience » n'est utilisé qu'avec
précaution, voire suspicion, comme l'indique l'emploi des guillemets. On
remarquera d'ailleurs qu'un traitement similaire est réservé au terme
d' « aliénation » en d'autres endroits du manuscrit[221]: il s'agit dans les deux cas pour
les auteurs de L'Idéologie allemande de prendre leurs distances avec
des notions très largement liées à la philosophie idéaliste (et donc
idéologique). Surtout, Marx n'écrit pas que l'homme possède « une
conscience », mais qu'il a « de la conscience ». La formulation
est évidemment provocatrice, mais elle marque aussi un refus proprement
théorique de présenter la conscience comme une entité substantielle. La
conscience apparaît au contraire comme une modalité certes spécifique de l'être
vivant mais susceptible de variations en termes de degrés: l'homme pourrait
avoir plus ou moins de conscience[222]. Celle-ci est donc moins entité que
quantité. Les variations l'emportent sur l'invariance: la conscience n'est
pas éternelle.
Cette conscience n'est par ailleurs pas « pure ».
Autrement dit, elle ne constitue pas une pure intériorité, close sur elle-même
et indépendante de tout élément externe à elle-même. Elle est au contraire
d'emblée « entachée » par la matérialité et le caractère social du
langage. La thèse ne souffre pas l'ambiguïté: conscience et langage sont
consubstantiels, et il serait erroné d'imaginer une conscience pure qui
s'extérioriserait dans un second temps par l'acte de la parole. La conscience
n'ex-iste au contraire d'abord que dans les rapports discursifs
qu'entretiennent les individus entre eux. Ainsi, comme l'écrit Nestor
Capdevila, « Marx défend très clairement la thèse de l'extériorité de
l'esprit. La conscience n'est pas définie comme la propriété intérieure d'un
sujet »[223], mais se déploie dans les rapports
entre individus. Façonnée dans l'extériorité du langage et des rapports
sociaux, la conscience n'est donc ni pure ni indépendante.
Le langage lui-même ne procède pas d'une volonté de pure
communication entre esprits désincarnés, mais est requis par la nécessité, pour
satisfaire ses besoins, d'entrer en relation avec les autres producteurs. Il
fait donc figure d'instrument pratique avant d'être l'élément de la théorie. Ce
sont le corps et ses besoins qui suscitent le langage et qui créent donc la
conscience. Celle-ci n'obéit donc pas à une logique interne et qui lui serait
propre, mais dépend des exigences de la corporéité. Produite par le
besoin, la conscience n'est donc pas autonome.
Aussi, et finalement, l'affirmation selon laquelle la
conscience est un produit social doit être comprise au moins en deux sens.
La conscience est un produit social d'abord au sens où
sa genèse obéit à une logique du besoin, logique historiquement et
socialement déterminée. Loin d'être autonome, la conscience est au contraire
toujours-déjà insérée dans un monde social lui-même structuré par un système
productif spécifique. La conscience est donc produite par une société
déterminée. Mais on comprend alors immédiatement que ce n'est pas seulement par
son origine que la conscience est un produit social, mais aussi dans
sa nature même. Car le corps de la conscience est constitué par la
chair du langage, d'un langage socialement situé et déterminé. L'esprit ne peut
par conséquent plus prétendre être une instance séparée, indépendante de la
société et de l'histoire.
Notons brièvement qu'est déjà acquis, dès L'Idéologie
allemande, le thème d'une constitution de la subjectivité par le monde
social. Simplement, la théorie du fétichisme de la marchandise la spécifiera
pour le régime capitaliste. – Surtout, et Etienne Balibar l'a très
nettement souligné, cette thématique s'inscrit dans une violente polémique avec
l'idéalisme allemand qui, depuis Kant, pensait le sujet comme une
« conscience universelle » possédant la faculté de constituer le
monde, « c'est-à-dire de le rendre intelligible au moyen de ses propres
catégories ou formes de représentations »[224]. Avec Marx, la conscience n'est plus
transcendante ou transcendantale, elle n'est plus un préalable intangible et
éternel, mais apparaît plutôt comme une réalité dérivée, instable,
historiquement et socialement marquée. – L'ensemble de ces remarques
souhaite illustrer le combat engagé par Marx et Engels contre une conception
idéologique de la conscience, de la pensée et du langage. Certains passages du
texte de 1845-1846 explicitent cette lutte théorique.
« Pour les philosophes, c'est une tâche des plus difficiles qui soient que de quitter le monde de la pensée pour descendre dans le monde réel. La réalité immédiate de la pensée est le langage. De même que les philosophes ont fait de la pensée une réalité autonome, ils ne pouvaient faire autrement que d'attribuer au langage une réalité autonome pour en faire leur domaine réservé. Voilà le secret du langage philosophique où les pensées ont en tant que mots un contenu propre. Le problème: descendre du monde des idées dans le monde réel se ramène au problème: passer du langage à la vie» [225].
Le philosophe, on s'en souvient, représente la forme ultime
de l'idéologue. Et en tant que tel, il postule l'autonomie de la conscience,
des idées et du langage. Ces présupposés, fautifs en eux-mêmes, sont en outre
la source de faux problèmes[226]. A traiter le langage comme un domaine
à part, on en vient à ne raisonner que sur lui et à perdre totalement de vue le
monde réel. Ainsi de Stirner dont les jeux de mots ou les acrobaties
étymologiques le dispensent de tout savoir positif concernant l'économie ou
l'histoire. Contre ces élucubrations arbitraires, le remède consistera à
quitter « le monde des idées » (la référence platonicienne est
transparente) et à se maintenir dans le monde réel, autrement dit à quitter le
langage (y compris celui que tiennent les individus) pour rejoindre la vie et
la praxisréelles. D'où les multiples appels à ne plus partir « de ce
que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils
sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation
d'autrui »[227]. Une explication véritable ne doit plus
se fonder sur des réalités dérivées, sur de simples produits (conscience,
pensées, langage), mais atteindre le coeur de la production. Seule une démarche retournant aux faits (par
opposition aux représentations) donnera accès à l'histoire réelle. Il nous
reste quant à nous à examiner le lien qu'entretiennent ces faits avec les
représentations.
Il nous
faut alors revenir, au moins brièvement, au texte canonique que nous avons déjà
cité plus haut:
« La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle [Sprache des wirklichen Lebens]. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode de relations qui y correspond, y compris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre. La conscience [das Bewusstsein] ne peut jamais être autre chose que l'Etre conscient [das bewusste Sein] et l'Etre des hommes est leur processus de vie réel. (...) Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience» [228].
Première observation: l'expression « langage de la vie
réelle » ne se rapporte pas à l'idéologie, mais à la production des idées.
Par ailleurs, les remarques que nous avons formulées dans le paragraphe
précédent semblent nous donner l'occasion de trancher certains problèmes
interprétatifs rencontrés dans notre première partie. Nous nous interrogions
alors sur l'ambiguïté de l'expression « langage de la vie réelle » en
soulignant l'indétermination introduite par le génitif (objectif ou subjectif).
Faut-il comprendre qu'il est question d'un langage portant sur la vie réelle ou
d'un langage effectué par la vie elle-même? Si l'on s'appuie sur ce que Marx recommande
lui-même, à savoir la nécessité de partir de la vie et non du langage, la
seconde hypothèse semble devoir s'imposer. La production des idées correspond
alors à une expression de la vie dans l'élément du langage. Les idées et les
représentations expriment donc la pratique réelle, ou plutôt c'est la pratique
qui s'exprime dans les idées et les représentations. – L'enjeu
polémique est le suivant: contrairement aux Jeunes-Hégéliens qui postulent le
caractère arbitraire des idées, Marx et Engels s'efforcent de montrer leur
nécessité, leur lien en tout cas avec le réel. Les représentations des hommes
ne proviennent pas d'une imagination déréglée ou désordonnée; elles ne sont pas
gratuites ou fantasques. Elles sont la traduction « directe » et
nécessaire de la pratique des hommes réels agissant dans des conditions
déterminées. Aussi est-il parfaitement vain de lutter contre les idées
elles-mêmes, de réclamer que les hommes se les extirpent de la tête. Les
Jeunes-Hégéliens ne prennent pas le problème à la racine et se condamnent dès
lors à un « combat philosophique contre l'ombre de la
réalité »[229].
Revenons un instant sur le statut de la conscience dans ce
passage. L'énumération présente dans la première phrase place la
conscience sur le même plan que les idées et les représentations. Lui
est dénié par là tout caractère substantiel: elle ne constitue pas une
entité dans laquelle évolueraient de multiples pensées.
Mieux: la conscience apparaît comme le troisième et dernier terme de
l'énumération – ce qui, selon nous, suggère qu'elle est un effet, un
résultat, et non un préalable. La conscience ne précède pas les représentations
que se font les individus, mais au contraire se constitue à partir d'elles
selon une logique de l'émergence. Le jeu de mots sur Bewusstsein mime
cette survenance de la conscience à partir de l'être, c'est-à-dire à partir de
la praxis.
Mais revenons aux représentations et à leur rapport avec la
réalité (ce que l'idéologie, précisément, ignore ou dénie). De fait, on l'aura compris, la réalité fournit
son contenu aux représentations. S'établit en effet entre elles un rapport
d'expression dont nous avons déjà parlé plus haut. Rappelons
seulement que ce type de rapport implique qu'une identité de contenu se donne
dans deux éléments différents. Cette identité de contenu instaure donc une
forme de continuité entre le réel et sa représentation. Ceci certes ne signifie
pas que l'idée soit nécessairement la copie exacte, le décalque parfait du réel
– cela n'aurait d'ailleurs aucun sens. Citons un passage biffé du manuscrit:
« Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature. Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l'expression consciente – réelle ou imaginaire – de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur (organisation) comportement politique et social. Il n'est possible d'émettre l'hypothèse inverse que si l'on suppose en dehors de l'esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier » [230].
L'expression consciente de la vie pratique peut donc être fidèle ou imaginaire. Mais dans les deux cas, le contenu de la représentation est fourni par l'activité réelle. Ceci s'explique tout simplement par lecaractère fonctionnel de la conscience et des idées: elles ne possèdent pas d'emblée une dimension théorique, mais sont au contraire immergées dans la pratique et ordonnées à son service. Elles accompagnent donc l'activité réelle, s'adaptent à elle et à ses exigences. Pour le dire très simplement, « le paysan a une conscience et des idées de paysan »[231]. Croire que l'inverse est possible revient à postuler l'existence d'une autre conscience dans l'individu, une conscience déliée de la pratique, une conscience pure... L'hypothèse, on l'a vu, relève de l'idéologie. Et les présupposés de la conception matérialiste de l'histoire proscrivent catégoriquement cet « individu 'pur' au sens des idéologues » [232].
Nous l'avons déjà noté: si les idéologues manient les
idéalités comme des entités autonomes, cela est dû à la division du travail, et
plus particulièrement à la division entre travail manuel et travail
intellectuel. Eloignés et pour ainsi dire coupés de la production matérielle,
les idéologues n'ont affaire qu'à des matériaux intellectuels dont le lien à la
réalité n'est pas interrogé. Aussi les idées apparaissent-elles comme des
produits de l'auto-engendrement de la pensée elle-même.
« La division du travail ne devient effectivement division du travail qu'à partir du moment où s'opère une division du travail matériel et intellectuel. A partir de ce moment, la conscience peut vraiment s'imaginer qu'elle est autre chose que la conscience de la pratique existante, qu'elle représente réellement quelque chose sans représenter quelque chose de réel. A partir de ce moment, la conscience est en état de s'émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie 'pure', théologie, philosophie, morale, etc. » [233].
« Si les philosophes et les idéologues s'occupent exclusivement et systématiquement des idées, ce qui aboutit à la systématisation de ces idées, c'[est] là une conséquence de la division du travail » [234].
C'est « l'idiotisme du métier »[235], comme le dira Misère de la
philosophie, qui fait perdre de vue le rapport entre le réel et l'idéel. Reste
cependant que le conditionnement des représentations par la réalité ne s'exerce
pas de la même façon selon le domaine idéel concerné (philosophie, religion,
science, art, etc.). C'est ce
conditionnement différencié que nous nous proposons d'examiner, au moins dans
ses lignes de force les plus saillantes.
Cet aspect de la conception matérialiste de l'histoire est
bien connu; aussi nous permettrons-nous de ne pas trop insister.
Avec L'Idéologie allemande, la philosophie perd toute substance
propre et se réduit à n'être que l'idéalisation de comportements ou d'intérêts
matériels. Et puisque la philosophie est le privilège des dominants, elle
idéalise le comportement et les intérêts de la classe dominante. La
détermination de l'idéel par le réel se joue ici au niveau du contenu. Un
passage éminemment provocateur du texte de 1845-1846 exprime cela avec vigueur:
« L'état de l'Allemagne à la fin du siècle dernier se reflète intégralement dans la Critique de la Raison pratique de Kant. (...) Kant se satisfaisait de la simple 'bonne volonté', même si elle n'a aucun résultat, et rejetait dans l'au-delà la réalisation de cette bonne volonté, l'harmonie entre elle et les besoins, les instincts des individus. Cette bonne volonté de Kant est le reflet exact de l'impuissance, de l'accablement et de la misère des bourgeois allemands, dont les intérêts mesquins ne réussirent jamais à se développer pour incarner les intérêts nationaux communs à une classe. (...) Kant et les bourgeois allemands, dont il était le porte-parole en enjolivant leurs idées, ne se rendaient pas compte qu'à la base de ces idées théoriques de la bourgeoisie il y avait des intérêts matériels et une volonté déterminée et motivée par les conditions matérielles de production. C'est pourquoi Kant isola cette expression théorique des intérêts qu'elle exprimait. La volonté des bourgeois français et ses déterminations qui étaient motivées par la situation matérielle, il en fit de pures autodéterminations de la 'volonté libre', de la volonté en soi et pour soi, de la volonté humaine, les transformant ainsi en déterminations conceptuelles purement idéologiques » [236].
Le processus idéologique (l'idéalisation) consiste, on
le voit une fois de plus, à couper les idées de la base matérielle qui les produit
et à leur offrir un milieu autonome dans lequel elles évoluent selon une
logique propre. De même la volonté apparaît comme purifiée de toute influence
de la situation économique d'où elle tire en réalité sa substance et sa force
(ou sa faiblesse). Quant à la moralité kantienne, elle ne fait que refléter
l'apathie de la bourgeoisie allemande. Ce type de réduction de la
philosophie (et de son contenu) au mode de vie de la classe dominante est
sans cesse repris dansL'Idéologie allemande. L'utilitarisme? L'expression des
intérêts de la bourgeoisie montante[237]. La philosophie du plaisir, des
cyrénaïques à la noblesse féodale et à la bourgeoisie révolutionnaire? Un langage spirituel à l'usage de
certains milieux sociaux qui ont le privilège des jouissances[238]. Les revendications égoïstes
de Stirner? Rien de plus que rodomontades de petit-bourgeois allemand:
« Sancho (...) ne fait qu'affubler d'un vêtement idéologique prétentieux
les façons de sentir les plus banales des petits bourgeois »[239]. – Notons pour finir que
l'on trouvera des considérations similaires dans le Ludwig
Feuerbach... d'Engels:
« De même que toute la Renaissance, depuis le milieu du XVe siècle, fut un produit essentiel des villes, par conséquent de la bourgeoisie, il en va de même pour la philosophie renaissant elle aussi à cette époque. Son contenu n'était, pour l'essentiel, que l'expression philosophique des idées correspondant au développement de la petite et de la moyenne bourgeoisie devenant la grande bourgeoisie » [240].
La même démonstration pourrait bien entendu être répétée
pour la morale ou encore le droit:
« La morale bourgeoise constitue une des expressions générales de ce rapport du bourgeois à ses conditions d'existence » [241].
« Vos idées sont le produit de rapports bourgeois de production et de propriété, de même que votre droit n'est que la volonté de votre classe érigée en loi, une volonté dont le contenu est donné dans les conditions matérielles de la vie de votre classe » [242].
Normes morales et normes juridiques ne font qu'exprimer sur
le mode du devoir-être ce qui relève en fait du registre de l'être. Mais la
différence introduite par l'énonciation ne modifie en rien l'énoncé lui-même,
celui-ci n'étant que la verbalisation des conditions de vie de la classe
dominante. Mais insistons une nouvelle fois: ce n'est pas leur contenu de
classe qui confère à la morale et au droit leurcaractère idéologique, mais
seulement leur forme rationnelle-universelle voire anhistorique. Et cette
forme résulte d'un point de vue idéaliste (d'une énonciation idéaliste) qui
oublie la détermination du contenu de la morale et du droit par
les intérêts historiques d'une classe déterminée.
Inversement, la conception marxiste conduit à historiciser les normes éthiques
ou juridiques en les rapportant à la situation socio-historique de ceux qui les
proclament. Et cette
historicisation conduit de fait à un « scepticisme moral »[243]. Le passage suivant est exemplaire
de cette historicisation du droit:
« Les idéologues (...) ont pu se figurer que le droit, la loi, l'Etat, etc. émanaient d'un concept général, par exemple, en dernière instance, du concept d'homme (...). Or, l'histoire du droit nous dit que, dans les temps primitifs les plus barbares, c'était cet état de fait individuel qui, sous sa forme la plus brutale, constituait purement et simplement le droit. Avec le développement de la société bourgeoise et la transformation des intérêts personnels en intérêts de classe, les rapports juridiques se modifièrent et prirent une expression civilisée. Ils ne furent plus considérés comme individuels, mais comme universels. En même temps, la division du travail transférait à un petit nombre de personnes le soin de défendre les intérêts opposés des individus, tandis que disparaissait le mode barbare de faire prévaloir son droit. (...) Quant aux idées que se font les juges, ces valets de la division du travail, et à plus forte raison les professores juris, elles sont rigoureusement sans importance » [244].
L'exposé historique, aussi sommaire soit-il, permet de
constater que le droit n'est en somme que le droit du plus fort, qu'il n'est
que la reconnaissance du fait accompli. « Le droit n'est que la
reconnaissance officielle du fait »[245] indiquera bientôt Misère de
la philosophie. Autrement dit, le droit trouve son assise dans la force et non
dans la volonté. Ce dernier point nous conduit à la seconde face du droit: non
plus son caractère simplement représentatif, mais son aspect pratique
et institutionnel qui n'existe qu'en liaison avec un pouvoir d'Etat.
A nouveau, on peut constater que la volonté de l'Etat se réduit à celle de la
classe dominante et, plus profondément, que le contenu de son
action ne fait que répondre aux sollicitations économiques.
« La vie matérielle des individus, (...) leur mode de production et leurs formes d'échanges, qui se conditionnent réciproquement, sont la base réelle de l'Etat (...). Ces conditions réelles ne sont pas du tout créées par le pouvoir d'Etat, ce sont au contraire elles qui créent ce pouvoir. Les individus qui exercent le pouvoir dans ces conditions ne peuvent donc, abstraction faite de ce que leur pouvoir doit se constituer en Etat, que donner à leur volonté déterminée par ces conditions précises, l'expression générale d'une volonté d'Etat, d'une loi, – et le contenu de cette expression est toujours donné par les conditions de leur classe. (...) L'expression de cette volonté déterminée par leurs intérêts est la loi. (...) Au reste, cette 'volonté' n'existe, avant que le développement des conditions sociales ne puisse la produire réellement, que dans l'imagination des idéologues. Une fois les conditions susceptibles de la produire suffisamment développées, l'idéologue peut alors se représenter cette volonté comme purement arbitraire et donc concevable en tous temps et en toutes circonstances » [246] .
Première leçon: l'Etat, pas plus que le droit, n'est une
instance originelle. Il tire au contraire sa substance de l'économie. Ce qui ne
veut pas dire qu'il ne s'agit là que d'apparences inefficientes[247]. L'Etat et le droit structurent
réellement la société (certes, dans le sens que celle-ci lui prescrit) et leurs
interventions ne demeurent pas sans effet. Un fragment du manuscrit note
ainsi: « rôle de larépression dans l'Etat, le droit, la
morale, etc. »[248]. Ce que remettent en question Marx et
Engels, ce n'est pas la réalité de l'Etat ou du droit, mais leur indépendance,
leur autonomie. Ce qu'ils
démystifient, ce sont (deuxième leçon) les conceptions idéologiques qui
présentent le droit ou l'Etat comme les incarnations d'une volonté préexistante
et purement rationnelle [249].
Les observations sur la religion sont étonnamment peu
nombreuses dans L'Idéologie allemande. Aussi partirons-nous d'un texte
de L'Anti-Dühring (1878), avant de constater que la théorie qu'Engels
y développe était déjà esquissée en 1845.
« Toute religion n'est que le reflet fantastique, dans le cerveau des hommes, des puissances extérieures qui dominent leur existence quotidienne, reflet dans lequel les puissances terrestres prennent la forme de puissances supra-terrestres. Dans les débuts de l'histoire, ce sont d'abord les puissances de la nature qui sont sujettes à ce reflet et qui dans la suite du développement passent, chez les différents peuples, par les personnifications les plus diverses et les plus variées. (...) Mais bientôt, à côté des puissances naturelles, entrent en action aussi des puissances sociales, puissances qui se dressent en face des hommes, tout aussi étrangères et au début, tout aussi inexplicables, et les dominent avec la même apparence de nécessité naturelle que les forces de la nature elles-mêmes. Les personnages fantastiques dans lesquels ne se reflétaient au début que les forces mystérieuses de la nature, reçoivent par là des attributs sociaux, deviennent les représentants de puissances historiques » [250].
La conscience religieuse, c'est-à-dire conscience de la
transcendance, est une conscience fantastique de ce qui réellement
transcende l'être humain: la nature et l'organisation sociale. L'individu est
d'abord dépassé par les forces de la nature au double sens où il ne les
maîtrise pas (sur le plan de la pratique) et où il ne les comprend pas (sur le
plan de la théorie). Et le même processus vaut pour les puissances
sociales. Ce sont donc l'impuissance et l'incompréhension humaines qui créent
les entités religieuses. Ainsi la religion n'exprime pas un contenu de
classe mais la finitude humaine – finitude qui n'est pas un prédicat éternel
de l'homme mais sa situation réelle tant que la révolution communiste n'a pas
eu lieu. Dominé par les forces naturelles ou par les puissances sociales,
l'individu humain tend à objectiver ces différentes sortes de transcendance
sous la forme d'entités imaginaires. Mais dès lors qu'il est libéré du joug de
la nature comme du joug social, dès lors qu'il maîtrise ses conditions
d'existence, dès lors donc que toute forme de dépendance s'est
évanouie, la conscience religieuse se dissipe nécessairement. Voilà pour l'Anti-Dühring. Mais
deux passages de L'Idéologie allemande présentaient déjà une ébauche
de cette généalogie de la religion:
« Bien entendu, la conscience n'est d'abord que la conscience du milieu sensible le plus proche et celle d'une connexité limitée avec d'autres personnes et d'autres choses situées en dehors de l'individu qui prend conscience; c'est en même temps la conscience de la nature qui se dresse d'abord en face des hommes comme une puissance foncièrement étrangère, toute-puissante et inattaquable, envers laquelle les hommes se comportent d'une façon purement animale et qui leur en impose autant qu'au bétail; par conséquent, une conscience de la nature purement animale (religion de la nature) » [251].
« La religion est de prime abord conscience de la transcendance, [conscience qui] naît de l'obligation réelle » [252].
Dans tous les cas, la religion ne tire pas son contenu
d'elle-même, mais d'une situation historique dans laquelle les forces
productives ne sont pas suffisamment développées. Contrairement à ce que
peuvent penser les idéologues, la religion n'est donc pas indépendante de
l'histoire et de la société et ne possède pas davantage d'essence propre.
« La religion, en tant que religion, n'a ni être ni royaume. Dans la religion, les hommes métamorphosent leur univers empirique en un pur produit de la pensée, en une représentation qui apparaît comme une réalité étrangère. Ici encore, ce ne sont pas du tout les concepts qui peuvent expliquer ce fait, non plus que la 'conscience de soi', ni aucune divagation de ce genre, mais bien l'ensemble du mode de production et d'échanges tel qu'il a existé jusqu'à maintenant » [253].
« Saint Bruno croit encore, sans rire, que la religion possède une 'essence' propre » [254].
Notons succinctement que, en un sens, Marx et Engels
inversent la conception feuerbachienne de l'aliénation religieuse. Pour
Feuerbach, les entités religieuses confisquent les puissances de l'homme en
tant que genre (raison, amour et volonté). A l'inverse, chez les auteurs
de L'Idéologie allemande, elles expriment plutôt l'impuissance de l'homme
tant qu'il n'est pas parvenu à organiser collectivement sa vie
sociale. – A cela il faudrait ajouter que, chez
Feuerbach, la genèse de la religion résulte d'un simple processus
psychologique. C'est parce que « chaque individu prend conscience de soi
comme une finitude incompatible avec son essence [générique] infinie »[255] qu'il attribue cette essence
infinie à un être divin distinct de lui. La naissance de la conscience
religieuse est donc interne à la psyché: elle procède d'une démarche
intellectuelle comparative humiliante. Chez Marx et Engels au contraire, c'est
la confrontation de l'homme avec l'extériorité naturelle ou sociale qui
engendre le sentiment de la transcendance.
Enfin, ces indications trop brèves sur l'origine de la
conscience religieuse ne doivent pas dissimuler que les évolutions que
subissent les divers contenus des croyances religieuses s'enracinent
dans la lutte des classes. Cet aspect de la question sera développé plus
précisément par la suite et notamment par Engels. Citons à ce sujet quelques
passages de son Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique
allemande.
« Le moyen âge avait annexé à la théologie toutes les autres formes de l'idéologie: philosophie, politique, jurisprudence et en avait fait des subdivisions de la première. Il obligeait ainsi tout mouvement social et politique à prendre une forme théologique; pour provoquer une grande tempête, il fallait présenter à l'esprit des masses nourri exclusivement de religion leurs propres intérêts sous un déguisement religieux » [256].
« [En Angleterre], le calvinisme s'avéra être le véritable déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie de l'époque » [257].
« La religion, une fois constituée, a toujours un contenu traditionnel, et, dans tous les domaines idéologiques, la tradition est une grande force conservatrice. Mais les changements que subit ce contenu ont leur source dans les rapports de classe, par conséquent dans les rapports économiques entre les hommes qui procèdent à ces changements » [258].
On comprend donc que les formes religieuses dissimulent des
luttes de classe et que, plus généralement, la religion possède
une plasticité suffisante pour servir d'étendard aussi bien à des
mouvements révolutionnaires qu'à des entreprises conservatrices. La fonction
sociale de la religion n'est donc pas définie une fois pour toutes. Comme le
remarque Michèle Bertrand, la religion peut s'associersuccessivement à un
mouvement révolutionnaire et à la lutte pour le maintien de l'ordre établi,
mais elle peut également assumer ces deux rôles simultanément lorsque
par exemple une hérésie affronte la hiérarchie ecclésiale en place[259]. Elle constitue donc exemplairement
une forme idéologique capable de prendre en charge différents
contenus eux-mêmes déterminés par les exigences de la lutte des classes. On ne peut donc affirmer que, pour
Marx et Engels, la religion s'identifie nécessairement à l' « opium
du peuple ». Cette thèse a déjà disparu, semble-t-il,
dans L'Idéologie allemande: les auteurs y affirment en effet que la
religion ne possède pas d'essence propre et qu'il convient d'étudier
concrètement le rôle qu'elle joue dans chaque contexte historique et de dégager
les causes réelles de ses évolutions « internes ».
« Dans cette conception [celle de Stirner], on s'en tient sans problème à la religion, dont on fait une causa sui (...), au lieu de l'expliquer à partir des conditions empiriques et de montrer comment certains rapports industriels et d'échanges sont nécessairement liés à une forme de société déterminée, donc à une certaine forme d'Etat, et, partant, à une forme déterminée de la conscience religieuse. Si Stirner avait examiné un peu l'histoire réelle du moyen âge, il aurait pu voir pourquoi la conception que les chrétiens avaient du monde au moyen âge prit justement cette forme, et comment il se fit qu'elle céda la place à une autre par la suite. Il aurait pu découvrir qu'il n'existe pas la moindre histoire du 'christianisme' et que les diverses formes que sa conception prit à différentes époques, loin d'être autant d''autodéterminations' et de 'développement' ' de l'esprit religieux', eurent pour origine des causes tout à fait empiriques, échappant à toute influence de l'esprit religieux » [260].
Ni l'art ni la science de la nature ne sont des idéologies.
Tout au plus peut-il y avoir sur ces deux disciplines un regard idéologique qui
oublie que leur déploiement historique s'appuie sur un système productif
déterminé.
Commençons par la science. Là encore, les indications
figurant dans L'Idéologie allemande sont peu nombreuses et allusives.
Mais elles permettent néanmoins d'avancer quelques hypothèses.
« Mais où serait la science de la nature sans le commerce et l'industrie? Même cette science de la nature dite 'pure' n'est-ce pas seulement le commerce et l'industrie, l'activité matérielle des hommes qui lui assignent un but et lui fournissent ses matériaux? » [261].
Ce qui est remis en cause dans ce passage, c'est la
conception idéologique des sciences de la nature, conception qui considère que
l'évolution de ce secteur du savoir s'opère dans le pur élément de la pensée,
indépendamment de tout conditionnement matériel. Or ce conditionnement joue au
moins à deux niveaux. Premièrement, les progrès de la recherche s'appuient sur
les matériaux que lui fournissent le commerce et l'industrie (certaines
substances chimiques par exemple). L'activité matérielle des hommes est
donc condition de possibilité du développement de la
science. – Et deuxièmement, les exigences du commerce et
de l'industrie prescrivent aux chercheurs certains champs d'investigation,
certains domaines de recherches. Ce sont donc des intérêts éminemment matériels qui guident le développement
des représentations scientifiques. Ce sont eux qui fournissent une source
d'impulsion et une orientation à la science. L'influence de la
matérialité sur les idéalités s'exerce donc ici au niveau des programmes
de recherche. Marx note ainsi que « la grande industrie (...) subordonna
la science au capital »[262]. – Ce qu'il est
important de remarquer ici, c'est que l'influence du système productif sur la
science ne s'exerce pas dans l'ordre des concepts: autrement dit, elle laisse
intact le contenu du savoir scientifique. Comme l'écrit Emmanuel Renault, Marx
« constate qu'à l'époque de la grande industrie, les sciences sont
enrôlées au service de la production, mais il n'en conclut pas pour autant que
le savoir scientifique porte intrinsèquement la trace du capitalisme »[263]. Par ailleurs, si le système productif
capitaliste stimule les progrès de la recherche, en retour, les découvertes
scientifiques autorisent certaines applications technologiques qui favorisent
le développement de la production. De sorte qu'existe une détermination
réciproque entre science et industrie. Ce que Marx s'est employé à décrire,
c'est le « rapport fonctionnel »[264] qui s'est établi entre elles.
Ainsi, ce qui est remis en cause, c'est l'idée selon
laquelle les représentations scientifiques s'engendreraient et se
développeraient d'elles-mêmes selon une nécessité purement intérieure. Ce
développement est au contraire conditionné et guidé par
l'activité matérielle des hommes. Il ne bénéficie donc d'aucune autonomie quant
à son mode d'existence (même si son contenu n'est pas remis en question).
Enfin, si la science reçoit de
l'extérieur (c'est-à-dire de l'industrie) certains de ses matériaux ainsi
que les orientations de recherche qu'elle doit suivre, elle-même doit
s'organiser en interne afin d'accroître son efficacité. De sorte que
la science ne constitue pas seulement un rouage dans la division du travail en
régime capitaliste, mais qu'elle-même se trouve organisée par la division
du travail. Marx peut donc parler à juste titre de l'« influence de la
division du travail sur la science »[265]. Voyons sur un exemple.
« En astronomie, des gens comme Arago, Herschel, Encke
et Bessel ont éprouvé le besoin de s'organiser pour effectuer des observations
coordonnées et ce n'est qu'à partir de ce moment qu'ils sont arrivés à quelques
résultats appréciables. (...) Bien entendu, toutes ces organisations, reposant
sur la division du travail à l'époque moderne, ne conduisent encore qu'à des
résultats extrêmement limités et ne constituent un progrès que par rapport à
l'isolement borné qui était la règle jusqu'ici »[266].
L'enjeu de l'argumentation réside dans une polémique à
l'encontre des conceptions qui font reposer les progrès de la science sur les
apports fulgurants de quelques génies « uniques ». Les avancées
scientifiques sont devenues des oeuvres collectives et requièrent que les scientifiques
sortent de leur « isolement borné ».
Le même type de polémique est mené à l'encontre de la
conception « génialiste » de l'art telle qu'elle se trouve par
exemple chez Stirner.
« Sancho s'imagine que Raphaël a peint ses tableaux indépendamment de la division du travail qui existait à Rome en son temps. (...) Raphaël, aussi bien que n'importe quel autre artiste, a été conditionné par les progrès techniques que l'art avait réalisé avant lui, par l'organisation de la société et la division du travail qui existaient là où il habitait, et enfin par la division du travail dans tous les pays avec lesquels la ville qu'il habitait entretenait des relations. Qu'un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus, dans ces conditions.
Stirner, là encore, reste bien au-dessous du niveau de la bourgeoisie lorsqu'il proclame le caractère 'unique' du travail scientifique ou artistique » [267].
On le voit, le parallèle entre l'art et la science se trouve
esquissé par Marx et Engels eux-mêmes. Aussi nous semble-t-il possible de
transposer à l'activité artistique les remarques formulées à propos des
sciences de la nature. Premièrement, le système productif fournit aux artistes
un certain nombre de matériaux (marbre pour le sculpteur ou
l'architecte, pigments pour le peintre, etc.) sans lesquels son activité ne pourrait
évidemment s'exercer. Deuxièmement, la réalisation des œuvres dépend, en partie
au moins, des commandes qui sont effectuées. Et enfin,
la division du travail organise la production artistique elle-même
et, plus profondément, ne conditionne le développement des capacités créatrices
que chez un petit nombre d'individus.
« La concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail. A supposer même que dans certaines conditions sociales chaque individu soit un excellent peintre, cela n'exclurait en aucune façon que chacun fût un peintre original. (...) Dans une société communiste, il n'y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture » [268].
Encore une fois, l'enjeu consiste à démystifier la
production artistique en levant le voile sur les conditions matérielles qu'elle
présuppose. L'art non plus ne constitue pas un domaine indépendant de
l'organisation productive de la société. Et la polémique menée contre les
conceptions idéologiques qui affirmeraient le contraire autorise des
formulations aussi brutales que celles qu'emploiera plus tard Engels dans
son Anti-Dühring: « Sans esclavage, pas d'Etat grec, pas d'art et de
science grecs »[269]. Bien entendu, cela ne remet pas en
question le contenu proprement artistique des œuvres produites, pas
plus que cela leur confère un caractère de classe et par conséquent éphémère ou
périssable. Ainsi Marx écrira que « la difficulté n'est pas de comprendre
que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes sociales de
développement. La difficulté réside dans le fait qu'ils nous procurent encore
une jouissance esthétique et qu'ils gardent pour nous, à certains
égards, la valeur de normes et de modèles inaccessibles »[270]. Ni l'artistique ni le scientifique ne
se résorbent donc dans l'économique. Mais ils ne forment pas non plus des
domaines parfaitement autonomes par rapport à la base matérielle de l'histoire.
Il nous faut au moins dire quelques mots, pour finir, des
difficultés que nous avons relevées dans notre première partie. Et en
particulier de la ligne de fracture verticale qui traversait le concept
d'idéologie. Notre première réponse consiste à avancer que les commentateurs
ont souvent appelé « idéologie dominante » ce que Marx appelait
« idées dominantes ». La prise de conscience de cette erreur
terminologique permet de dissoudre un certain nombre de paradoxes (en
particulier celui de l'introuvable « idéologie dominée »). Mais
toutes les difficultés ne s'en trouvent pas éliminées pour autant: les
hésitations qui affectaient la pseudo-idéologie échoient simplement aux idées
dominantes. Celles-ci
doivent-elles être pensées comme mensonges ou comme illusions? Etc. Ce type de
problèmes peut être résolu dans une perspective diachronique autant que dans
une perspective synchronique. Considérons ces deux sortes de solutions.
La perspective diachronique d'abord. Il s'agit de constater
que le statut des idées portées par une classe sociale déterminée varie en
fonction de la conjoncture historique dans laquelle cette classe se trouve
prise. Et il est possible à nos yeux de distinguer trois phases historiques au
cours desquelles la genèse, la nature et la fonction des idées de classe
diffèrent.
Dans un premier temps, la classe montante s'efforce de
renverser la domination de la classe dominante, et pour cela, on l'a vu plus
haut, elle doit à la fois se représenter son action comme une tâche historique
(au sens « noble » du terme) et obtenir le soutien des
autres classes dominées. La classe montante s'auto-illusionne alors sur la
pureté de ses objectifs et partage cette illusion avec les classes qui la
soutiennent. Lors de cette
phase historique, l'unité des diverses classes dominées s'enracine
objectivement dans l'intérêt commun qu'elles ont à renverser l'actuelle classe
dominante. Les idées sous la bannière desquelles elles combattent (ce
qu'il convient d'appeler des « formes idéologiques ») constituent
donc des illusions sincères produites par les nécessités de la lutte. Ainsi,
lors de cette phase offensive, la genèse de ces représentations
collectives relève de l'innocence et de la naturalité, leur nature de l'illusion,
et leur fonctionnalité est réelle puisqu'il s'agit de produire de l'unité avec
du disparate.
Dans un deuxième temps, lorsque la classe montante est
devenue classe dominante, ses idées s'adaptent et s'ajustent à son activité et
à sa domination. Elles ne constituent donc qu'une émanation directe et
spontanée des conditions matérielles et se contentent de traduire, dans l'ordre
de la représentation, les rapports de force concrets. Ces idées continuent
d'illusionner les dominants qui ne peuvent faire autrement que de croire à la
légitimité et à la justice du type d'organisation sociale dont ils sont en
réalité les seuls bénéficiaires. Les classes dominées, quant à elles, ont cessé d'être dupes de ces
représentations qui ne parviennent plus à masquer l'oppression ou
l'exploitation qu'elles subissent. Les idées dominantes s'imposent alors
non pas en vertu de leur potentiel de séduction, mais par le simple fait de
leur diffusion massive, de leur omniprésence « médiatique ». Lors de
cette phase de stabilité de la domination de classe, les idées
dominantes continuent à être générées innocemment et à faire figure
d'auto-illusions, mais elles ont perdu toute efficacité et sont donc devenues
inoffensives.
Enfin, dans un dernier temps (qui n'est que le revers du
premier), lorsque la classe dominante se trouve menacée dans son existence par
la montée d'une nouvelle classe révolutionnaire, les idées dominantes tendent à
être artificiellement produites afin de maintenir l'état d'asservissement des
classes dominées et de les empêcher de rallier la classe révolutionnaire.
« Plus la forme normale des relations sociales et, avec elle, les conditions d'existence de la classe dominante accusent leur contradiction avec les forces productives avancées, plus s'accusent le fossé au sein de la classe dominante elle-même et celui qui la sépare de la classe dominée, plus naturellement, dans ce cas, la conscience qui correspondait originellement à cette forme de relations sociales devient inauthentique; autrement dit, elle cesse d'être la conscience qui lui correspond, et les représentations antérieures, traditionnelles de ce système de relations, celles mêmes où les intérêts personnels réels, etc., étaient présentés comme intérêt général, se dégradent de plus en plus en simples formules idéalisantes, en illusion consciente, en hypocrisie délibérée. Or, plus elles sont démenties par la vie et moins elles ont de valeur pour la conscience elle-même, plus elles sont délibérément valorisées, et le langage de cette société normale se fait de jour en jour plus hypocrite, plus moral et plus sacré » [271].
Lors de cette phase défensive[272], les idées dominantes s'identifient à
des mensonges consciemment élaborés et s'organisent avec une intention
d'efficacité dans la lutte pour le maintien de l'ordre établi. La situation de
crise produit donc une modification dans le type de genèse ainsi que dans la nature
des idées dominantes. Quant à leur efficacité réelle, si toutefois elle existe,
elle est condamnée – à terme – à s'incliner devant l'émergence d'une nouvelle
classe dominante.
Notons que cette évolution du discours d'une classe
particulière « se reflète » (pour parler comme Marx) dans les
doctrines philosophiques (par exemple) qui idéalisent, théorisent,
systématisent les idées de cette classe. Nous nous permettons ici de citer
assez longuement les passages de L'Idéologie allemande où il est
question de l'utilitarisme et de ses rapports avec la bourgeoisie.
Chez Helvétius et chez d'Holbach déjà, on rencontre
une idéalisation de cette doctrine [la théorie de l'utilité] qui correspond
tout à fait à l'attitude oppositionnelle de la bourgeoisie française avant la
Révolution.(...) La théorie de d'Holbach est donc l'illusion philosophique,
historiquement justifiée, sur le rôle de la bourgeoisie dont c'est
précisément l'avènement en France et dont la volonté d'exploitation pouvait
être encore interprétée comme une volonté de voir les individus s'épanouir
complètement dans des échanges débarrassés des vieilles entraves féodales.
Cette libération, du point de vue de la bourgeoisie, c'est-à-dire la
concurrence, c'était certes la seule façon possible au XVIIIe siècle d'ouvrir
aux individus la voie d'un plus libre développement. La proclamation théorique
de cette prise de conscience correspondant à la pratique bourgeoise, prise
de conscience de l'exploitation réciproque en tant que rapport universel des
individus entre eux, constituait, elle aussi, un progrès hardi et manifeste,
une mise en lumière sacrilège de l'exploitation, dépouillée ainsi des
déguisements politiques, patriarcaux, religieux et sentimentaux qu'elle avait
sous la féodalité; cette idéalisation correspondait à la forme d'exploitation
de l'époque féodale dont spécialement les écrivains de la monarchie absolue
avaient tiré tout un système. (...) L'utilitarisme avait d'emblée le caractère
de la théorie du bien commun »[273].
« Le contenu économique transforma peu à peu l'utilitarisme en simple apologie de l'ordre existant, tendant à démontrer que, dans les conditions actuelles, les rapports des hommes entre eux, sous leur forme présente, sont les plus avantageux et les plus utiles à tous. C'est ce caractère que l'utilitarisme présente chez tous les économistes modernes »[274].
Ces passages indiquent clairement les modifications que
subit une théorie philosophique en fonction du contexte politique dans lequel
elle est énoncée. L'utilitarisme, d'abord simple idéalisation de la pratique
bourgeoise et expression, sous la forme de l'universalité, de ses intérêts,
l'utilitarisme, donc, s'est peu à peu transformé en vulgaire doctrine
apologétique. Alors que ses premières formes possédaient encore une indéniable
dimension théorique[275], ses derniers soupirs se perdaient
en « phrases de catéchisme »[276]. On retrouve ici les mêmes thèses déjà
rencontrées à propos de la religion.
Cette explication diachronique de la plasticité des idées
dominantes est proposée par Patrick Tort dans la conclusion de son ouvrage déjà
abondamment cité[277]. Mais sans doute peut-elle être
enrichie par l'élucidation synchronique (si l'on peut dire) que suggère Nestor
Capdevila.
« La division relative de la classe dominante donne une justification à l'ambiguïté de l'usage d' 'idéologie' comme illusion et comme mensonge, en montrant leur complémentarité. L'idéologie est fondamentalement une illusion, mais elle n'existe pas sans la forme opposée du mensonge. Les intellectuels ont plus de chances d'être des 'fanatiques' pris dans l'illusion idéologique que les capitalistes car leur contact avec la réalité prosaïque empêche ces derniers de se faire des illusions sur la réalité. Leur position les prédispose à faire un usage 'cynique' du discours idéologique qu'ils reçoivent passivement des idéologues. Mais comme ces deux groupes appartiennent à la même classe, l'opposition du mensonge et de l'illusion risque d'affecter chaque individu » [278].
Nous ne
souscrivons pas à l'usage que l'auteur fait du terme d'idéologie, mais l'idée
qu'il défend reste particulièrement intéressante. Il s'agit d'estomper
la dichotomie trop rigide qui existe entre les termes d'illusions et de
mensonge en indiquant qu'ils ne sont pas incompatibles mais qu'au contraire,
les positions théoriques défendues par les membres de la classe dominante
relèvent, selon des proportions diverses, des deux modalités en question. En un
sens, le nominalisme de Stirner aura au moins servi à manier avec plus de
finesse les universaux véhiculés par le langage. Et à comprendre que les individus
d'une même classe peuvent présenter « des degrés de
conscience différents »[279]. On peut donc faire
l'hypothèse que ce qui nous était apparu comme un ensemble d'hésitations
voire de contradictions relève en fait d'une conscience (quoique non théorisée
explicitement) du mélange en proportions variables de l'illusion et de la
mauvaise foi, de la sincérité et de l'hypocrisie chez les membres de la classe
dominante.
Quoi qu'il en soit de ces dernières remarques, ce que nous
souhaitions montrer, c'est que ce qu'on appelle d'ordinaire
« idéologie » (ensemble de représentations collectives, pour le dire
rapidement) ne peut être pensé comme une structure figée, anhistorique, etc. – ce
serait là retomber précisément dans l'illusion idéologique! Il s'agit au
contraire d'une réalité mouvante, historique, déterminée par tel ou tel stade
de la lutte des classes, et enfin en interaction avec la totalité sociale. Ce
que l'on nomme ordinairement « idéologie » chez Marx n'est un concept
contradictoire que si l'on oublie l'instabilité historique de la réalité qu'il
désigne. Autrement dit, la thèse générale d'une détermination des idéalités par
la réalité économique et sociale ne peut dispenser de procéder dans chaque cas
à une analyse concrète de la situation concrète. Laissons, sur ce point de
méthode essentiel, la parole à Marx et à Engels.
« A sa place [celle de la philosophie], on pourra tout au plus mettre une synthèse des résultats les plus généraux qu'il est possible d'abstraire de l'étude du développement historique des hommes. Ces abstractions, prises en soi, détachées de l'histoire réelle, n'ont absolument aucune valeur. Elles peuvent tout au plus servir à classer aisément la matière historique, à indiquer la succession de ses stratifications particulières. Mais elles ne donnent en aucune façon, comme la philosophie, une recette, un schéma selon lequel on peut accommoder les époques historiques. La difficulté commence seulement, au contraire, lorsqu'on se met à étudier et à classer cette matière, qu'il s'agisse d'une époque révolue ou du temps présent, et à l'exposer dans sa réalité. (...) Nous allons ici expliquer par des exemples historiques quelques-unes de ces abstractions dont nous nous servirons vis-à-vis de l'idéologie » [280].
CONCLUSION
Nous avons essayé de montrer, dans cette étude, que
l'idéologie n'était pour Marx ni un magma de représentations collectives qui
possèderaient une fonction sociale d'intégration ou de cohésion du groupe, ni
un corps d'idées relevant d'une fonction politique de justification du pouvoir.
L'idéologie ne réside ni dans un contenu particulier, ni dans les effets que
celui-ci produit. Elle s'identifie plutôt, dans un premier temps du moins, à
une perspective idéaliste dont la conception matérialiste de
l'histoire s'efforce de prendre le contre-pied. Pourquoi, dans ces conditions, avoir parlé
d'idéologie et non, plus simplement, d'idéalisme ? Plusieurs
raisons peuvent être indiquées. Il s'agit d'abord, bien entendu, de récupérer
la dimension polémique d'un terme qui, à l'époque, désignait toutes les formes
de spéculations nébuleuses. L'œuvre de la « coupure » recommande au
contraire de regagner la terre ferme et de se tourner vers une étude concrète
et détaillée de l'histoire. Surtout, le terme d'idéologie permet d'englober les
différentes formes d'idéalisme (sont visés, plus ou moins directement, Platon
et sa caverne, Kant et son impuissance, Hegel et ses épigones) ainsi
que (et c'est là le point important) les philosophies qui se sont
réclamées du matérialisme.
Mais une
autre raison, plus décisive peut-être, mérite d'être signalée. C'est que
l'idéologie ne se ramène pas seulement à une perspective idéaliste théorique,
mais qu'elle imprègne, selon diverses modalités, la sphère de la pratique
elle-même au sens où les mouvements et les institutions politiques prennent
une forme idéologique[281] – c'est-à-dire une
forme qui renvoie aux attributs idéologiques que nous avons relevés
(indépendance et autonomie; hégémonie historique; universalité et
anhistoricisme). Ainsi, on pourrait dire que l'idéologie est une mais pas
indivisible. Une, parce ce sont les mêmes attributs qui qualifient la
perspective comme la forme idéologique. Mieux, la forme et la
perspective s'appellent l'une l'autre. Car la forme idéologique ne vaut que si
elle s'insinue dans la conscience d'un sujet, et réciproquement, la perspective
idéologique est suscitée, en partie au moins, par les formes idéologiques
qu'elle considère. Mais l'idéologie n'est pas indivisible au sens où elle peut
revêtir de son idéalisme matriciel un certain nombre de théories, de pratiques
ou de structures.
Enfin, si notre propos a été suffisamment clair, il sera
apparu que l'idéologie n'est pas systématiquement liée au conservatisme ou à la
négation de la politique. Au contraire, les formes idéologiques accueillent les
différents vecteurs qui s'affrontent dans la lutte des classes. Aussi
l'idéologie est-elle pour ainsi dire nécessaire à la politique: elle
permet d'unifier pratiquement chacune des différentes classes en lui présentant
ses combats comme indépendants de tout intérêt partisan et comme universels. Comme l'écrit
Marx, « toute classe qui aspire à la domination (...) doit
conquérir d'abord le pouvoir politique pour représenter à son tour
son intérêt propre comme étant l'intérêt universel, ce à quoi elle est contrainte dans
les premiers temps »[282]. Les expressions que nous
soulignons dans ce passage indiquent que l'idéologie politique[283] possède un rôle déclencheur
dans la lutte des classes. De même, le droit est appelé à jouer un rôle
dans le processus d'unification du prolétariat[284]. L'utilité des représentations
idéologiques réside alors dans la représentation de l'unité. Ramassons les
remarques précédentes: l'idéologie donne à la fois leur impulsion et leur unité
aux mouvements politiques.
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modèle égyptien (1986), Paris, L'Harmattan, 2006.
Notas
Notas
[1] Karl
Marx, Préface de la Contribution à la critique de l’économie
politique (1859), Paris, Editions sociales, 1977. p.5.
[2] C'est ainsi, en
tout cas, qu'Etienne Balibar présente les choses. Voir La Philosophie de
Marx, p.41.
[3] Voir à ce sujet
les exemples donnés par Nestor Capdevila dans son livre Le Concept
d’idéologie, Paris, PUF, 2004, pages 7-8 notamment.
[4] Cité par
Jacques Guilhaumou, « Séquence historique : les usages du terme
d’idéologie (1796-1967) ».
[5] Patrick
Tort, Marx et le problème de l’idéologie. – Le modèle
égyptien (1988), réédition 2006, Paris, L’Harmattan.
[6] Nestor
Capdevila, Le Concept d’idéologie, Paris, PUF, 2004.
[8] Hyondok
Choe, Ideologie. Eine Geschichte der Entstehung des
gesellschaftskritischen Begriffs, Frankfurt/M./Berlin/Bern, 1997.
[9] Marx
et Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Editions sociales, 1976. p.41.
Font notamment référence à ce passage Patrick Tort (op.cit. p.42), Emmanuel
Renault (Le Vocabulaire de Marx, p.27), Nestor Capdevila (Le Concept
d'idéologie, p.63)...
[10] Marx, Contribution
à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Introduction, in recueil Sur
la religion, Paris, Editions sociales, 1972, p.42.
[11] Marx et
Engels, Manifeste du part communiste (1848), Paris, Le Livre de
poche, 1973, p.66.
[12] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Editions sociales, 1976, p.45.
[13] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.172. Marx évoque également « toutes
les illusions hypocrites, toutes les tartuferies de la bourgeoisie »,
p.235.
[14] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.288. Nous soulignons.
[15] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20.
[16] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.20
[17] Notons cependant, et
comme le remarque Etienne Balibar, que Marx n'a jamais invoqué cette expression
de « fausse conscience » que Lukacs et d'autres par la suite
utiliseront. Voir Etienne Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La
Découverte, 1993. p.53. On
peut néanmoins citer la lettre qu’Engels adresse à Mehring le 14 juillet 1893:
« L'idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans
doute consciemment, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices
véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne
serait point un processus idéologique », in K. Marx et F.
Engels, Etudes philosophiques, p.249.
[19] Nous pensons
évidemment ici aux formules de Louis Althusser: « L'idéologie fait
organiquement partie, comme telle, de toute totalité sociale. Tout se passe
comme si les sociétés humaines ne pouvaient subsister sans ces formations
spécifiques, ces systèmes de représentations (de niveau divers) que sont les
idéologies. Les sociétés humaines sécrètent l'idéologie comme l'élément et
l'atmosphère même indispensable à leur respiration, à leur vie
historique »; Pour Marx (1965), Paris, La Découverte 2005, « Marxisme
et humanisme » IV p.238. Notons cependant qu'Althusser opère un double
déplacement. D'une part, il donne à l'idéologie une extension sociologique
maximale puisqu'elle concerne selon lui l'ensemble de la formation sociale
(prolétariat compris donc). D'autre part, il lui confère une
indispensabilité spécifique et une efficacité propre (voir par exemple
« l'idéologie est indispensable à toute société pour former les hommes,
les transformer et les mettre en état de répondre aux exigences de leurs
conditions d'existence » p.242) alors que chez Marx (le Marx de la thèse
n°1) l'idéologie n'est qu'un effet secondaire et de surface. Nous n'avons pas
la place, dans cette note, de développer plus amplement la comparaison que nous
laissons esquissée. Nous souhaitions seulement indiquer comment, chez un
lecteur aussi attentif que Althusser, le thème de l'idéologie s'inspirait en
partie du texte de Marx, mais s'en éloignait aussi subrepticement (et sans
doute inconsciemment). Une
semblable démonstration pourrait concerner la majorité des commentateurs ou des
auteurs marxistes. On comprend que la multiplication de ces emprunts
partiellement infidèles ait pu entraîner une situation de confusion autour d'un
thème très fréquenté. Il est des fois où les sentiers battus finissent par être
méconnaissables.
[20] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20.
[21] Sarah Kofaman, Camera
obscura – De l'idéologie, Paris, Galilée, 1973, p.17.
[22] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20.
[23] Georges
Labica, Le Statut marxiste de la philosophie, Bruxelles, Complexe, 1976,
p.307.
[24] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.19. Nous soulignons.
[25] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20. Nous soulignons.
[26] On se souviendra par
exemple que le concept néoplatonicien d'émanation constitue l'une des sources
historiques de la notion d'expression. Gilles Deleuze a par exemple rappelé
l'influence de l'émanationnisme sur la conception spinoziste de l'expression.
Voir Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris,
Minuit, 1968.
[27] Michel
Henry, Marx I Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard,
1976, p.408.
[29] Patrick
Tort, Marx et le problème de l’idéologie, p.34.
[30] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.9.
[31] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.44.
[32] Dans le 18 Brumaire, Marx
évoquera « les orateurs et les écrivains de la bourgeoisie, sa tribune et
sa presse, bref, les idéologues de la bourgeoisie », Karl Marx, Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Paris, Mille et une nuits, 1997.
p.137.
[33] Patrick
Tort, Marx et le problème de l’idéologie, p. 43.
[34] Il écrit en effet en
marge du manuscrit: « Première forme des idéologues, prêtres,
coïncide » [coïncide avec la première division du travail matériel et du
travail intellectuel], L’Idéologie allemande, p.29.
[35] Patrick
Tort, Marx et le problème de l’idéologie, p.46.
[36] En 1892, Engels
écrira plus clairement: « Le marchand ou le manufacturier (...) était
lui-même religieux, la religion avait été le drapeau sous lequel il avait
combattu le roi et les seigneurs; il ne fut pas long à découvrir les avantages
que l'on pouvait tirer de cette même religion pour agir sur l'esprit de ses
inférieurs naturels et pour les rendre dociles aux ordres des maîtres que, dans
sa sagesse impénétrable, il avait plu à Dieu de placer au-dessus d'eux. Bref,
la bourgeoisie anglaise avait à prendre sa part dans l'oppression des 'classes
inférieures', de la grande masse productrice de la nation, et un de ses
instruments d'oppression fut l'influence de la religion ». Socialisme
utopique et socialisme scientifique, in recueil Sur la
religion, p.297.
[38] Georg
Lukacs, Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit, 1960, p.47. On
peut également citer le passage suivant: « C'est dans ce contexte
seulement qui intègre les différents faits de la vie sociale (en tant
qu'éléments du devenir historique) dans une totalité, que la connaissance
des faits devient possible en tant que connaissance de la réalité. » p.26
dans l'article « Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe? ».
[39] Commentant
ce passage, Isabelle Garo écrit: « Cette totalité historique est le lieu
dialectique de toutes les différenciations, voire des scissions, qui donnent
naissance à des instances spécifiques, à la fois subordonnées et rétroagissant
sur l'ensemble de la vie sociale. Si schéma il y a dans L'Idéologie
allemande, celui-ci consiste dans un modèle dynamique qui décrit l'articulation
historique de plusieurs instances associées et non, comme on le croit parfois,
dans la thèse de leur superposition mécanique, qui permettrait la réduction du
supérieur à l'inférieur, sans que soient considérées la spécificité et la
nécessité propres à chacun de ces niveaux », Isabelle Garo,Marx, une
critique de la philosophie, Paris, Seuil, 2000. p.72-73.
[40] Paul
Ricœur, L'Idéologie et l'utopie (cours prononcés en 1975 à
l'université de Chicago, publiés pour la première fois en anglais en 1986),
Paris, Seuil, 1997. Nous nous reportons aux chapitres 5 et 6 consacrés
à L'Idéologie allemande.
[41] Nous nous permettons
de remanier et de ramasser la démonstration de Ricœur qui est parfois quelque
peu redondante à notre goût. Aussi réduisons-nous à trois les cinq
arguments qu'il répertorie. Cela ne change évidement rien au fond de son
argumentation.
[42] Paul
Ricœur, L'Idéologie et l'utopie, p.131. Et Ricœur cite le passage suivant:
« Selon notre conception, tous les conflits de l'histoire ont leur origine
dans la contradiction entre les forces productives et le mode
d'échanges », L’Idéologie allemande, p.60.
[44] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.58.
[45] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.45.
[46] Voilà sans doute
l'occasion de citer la déclaration fracassante qui ouvre le premier chapitre
du Manifeste : « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours est
l'histoire de la lutte des classes », Marx et Engels, Manifeste du
parti communiste (1848), Paris, Le livre de poche, 1973, p.52.
[47] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.62.
[48] Paul
Ricoeur, op.cit., p.104.
[49] Ricœur cite ici un
passage connu du manuscrit de 1845-1846: « Chaque nouvelle classe qui
prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée, ne fût-ce que pour
parvenir à ses fins, de représenter son intérêt comme l'intérêt commun de tous
les membres de la société ou, pour exprimer les choses sur le plan des idées:
cette classe est obligée de donner à ses pensées la forme de l'universalité, de
les représenter comme étant les seules raisonnables, les seules universellement
valables ». Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p.46.
[50] Paul
Ricœur, op.cit., p.137.
[51] Paul
Ricoeur, op.cit., p.139.
[52] « La
transformation par la division du travail des puissances personnelles
(rapports) en puissances objectives ne peut pas être abolie du fait
que l'on s'extirpe du crâne cette représentation générale, mais uniquement si
les individus soumettent à nouveau ces puissances objectives et
abolissent la division du travail », Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.62. Nous
soulignons.
[55] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.21.
[56] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20.
[57] L'expression « symptôme
idéologique » est utilisée dans L’Idéologie allemande page
124 par exemple.
[58] Nous nous référons
ici à son article « Le fétichisme de la marchandise chez Marx. Entre
religion, philosophie et économie politique » in Eustache
Kouvelakis, Marx 2000, Paris, PUF, 1999, ainsi qu'à son ouvrage Marx,
une critique de la philosophie, Paris, Seuil, 2000.
[59] Isabelle
Garo, Marx, une critique de la philosophie, p.159.
[60] Isabelle
Garo, op.cit. p.237.
[61] Karl Marx, Le
Capital, Livre I, Première section, Chapitre premier, IV « Le caractère
fétiche de la marchandise et son secret », Paris, Flammarion, 1985,
traduction Roy, p.69. Nous soulignons.
[62] Karl
Marx, idem.
[63] Isabelle
Garo, Marx, une critique de la philosophie, p.188.
[64] Karl Marx, Le
Capital, p.75. On peut ajouter la citation suivante qui se trouve quelques
lignes plus bas: « Dans notre société, la forme économique la plus
générale et la plus simple qui s'attache aux produits du travail, la forme
marchandise, est si familière à tout le monde que personne n'y
voit malice ». Nous soulignons.
[65] Karl Marx, Le
Capital, p.70.
[66] Isabelle
Garo, Marx, une critique de la philosophie, p.188.
[67] Clément
Rosset, Le Réel et son double – Essai sur l'illusion (1984), Paris,
Gallimard, 2005, p.79.
[68] Etienne
Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993. p.64.
[69] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.379.
[70] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.30.
[71] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20.
[72] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.76.
[73] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.27.
[74] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.38. Nous soulignons.
[75] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.67.
[76] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.75.
[77] Karl
Marx, Contribution à la critique de l'économie
politique, Paris, Editions sociales, 1972, p.4-5. On peut aussi rappeler
un passage des Manuscrits de 1844: « La religion, la famille, l'Etat,
le droit, la morale, la science, l'art, etc., ne sont que des
modes particuliers de la production et tombent sous sa loi
générale ». Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Editions sociales,
1972, p.88.
[78] Etienne
Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, 1993. p.42-44.
[79] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, Paris, Editions sociales, 1976, p.373.
[80] « Et quand, au
printemps de 1845, il [Engels] vint lui aussi s'établir à Bruxelles, nous
résolûmes de travailler en commun à dégager l'antagonisme existant entre notre
manière de voir et la conception idéologique de la philosophie allemande; en
fait, de régler nos comptes avec notre conscience philosophique d'autrefois.
(...) Notre but principal [était de] voir clair en nous-mêmes ». Karl
Marx, Préface de la Contribution à la critique de l'économie
politique (1859), p.5.
[81] Sarah
Kofman, Camera obscura – De l'idéologie, p.16-17.
[82] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20. Nous soulignons.
[83] Patrick
Tort, Marx et le problème de l'idéologie, p.24.
[84] Sarah
Kofman, Camera obscura – De l'idéologie, p.14.
[85] Sarah
Kofman, Camera obscura – De l'idéologie, p.15.
[86] Dans
sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel,
Marx écrivait: « Il est bien connu que l'écho répercute simplement les
paroles que l'on crie dans la forêt », in recueil Sur
la religion, p.44.
[87] Sarah Kofman, Camera
obscura – De l'idéologie, p.18.
[88] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.41. Cette idée était d'ailleurs déjà
incluse dans le terme « Nebelbildungen » qui renvoie à des formations
brumeuses (en météorologie) et qui a été traduit en français par le substantif
« fantasmagorie ». Or ce terme nous renvoie à la camera
obscura puisqu'il désigne un procédé consistant à faire apparaître des
figures irréelles dans une salle obscure, à l'aide d'effets d'optiques.
[89] Fidèle à son style
elliptique, Sarah Kofman se contente d'écrire: « Caverne platonicienne. Au
loin dehors, le soleil », p.27.
[90] Sarah Kofman, Camera
obscura – De l'idéologie, p.27. Dans le même ordre d'idées, une tonalité
derridienne en plus, la quatrième de couverture indique: « L'idée
au logis tourne narcissiquement autour d'elle-même et enfante
un monde fantasmagorique
et fétichiste ».
[91] Sarah Kofman, Camera
obscura – De l'idéologie, p.28-31.
[92] Sarah Kofman, Camera
obscura – De l'idéologie, p.31-32.
[93] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.11.
[94] L'expression
allemande « Sprache des wirklichen Lebens » est marquée par la même
amphibologie que son homologue française. Voir la note d'Etienne
Balibar dans La Crainte des masses, p.181.
[95] Jean-Paul Galibert,
« Le schème ternaire de l’idéologie chez Marx », La Pensée, 286,
1992, p.108.
[100] Nous nous inspirons ici
très largement du travail de Nestor Capdevila, Le Concept d’idéologie,
Paris, PUF, 2004.
[101] L'expression est de William
Connoly, The Terms of Political Discourse, Oxford, Martin Robertson,
1983. Cité par Nestor Capdevila, Le Concept d'idéologie, p.299.
[102] « La philosophie actuelle
des Jeunes-Hégéliens (...) [ne
fait] que répéter dans un langage philosophique les représentations des
bourgeois allemands », Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p.9.
[103] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.42.
[104] Jean-Paul Galibert, « Le schème
ternaire de l’idéologie chez Marx », La Pensée, 286, 1992, p.96-97.
Nous soulignons.
[105] Raymond Aron,
« L’idéologie », Revue européenne des sciences
sociales, t.XVI, 1978, n°43, p.35. Cité par
Capdevila, op.cit. p.9.
[106] Etienne Balibar, La
Crainte des masses, Paris, Galilée, 1997, p. 179-181.
[107] Etienne Balibar, op.cit.,
p.182.
[108] Etienne Balibar, La
Crainte des masses, p.184. Voir aussi La Philosophie de Marx, p.53-54.
[109] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.9.
[110] « L'élimination de ces
représentations dans la conscience des hommes ne sera réalisée, répétons-le,
que par une transformation des circonstances et non par des déductions
théoriques », Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p.41.
[111] Patrick Tort, Marx et le
problème de l'idéologie, p.42.
[112] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.59.
[113] Patrick Tort, Marx et le
problème de l'idéologie, p.43.
[114] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.9.
[115] Nestor Capdevila, Le
Concept d'idéologie, p. 245-246.
[116] L'expression d'
« idéologie dominante » par exemple, ou encore de « lutte
idéologique ». La première n'est jamais employée par Marx et Engels, la
seconde résulte d'une traduction trompeuse de l'édition française (page 59)
puisqu'elle correspond au terme allemand de « Gedankenkampf ».
[117] Henri Lefebvre, Sociologie
de Marx, Paris, PUF, 1968, p.49.
[118] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.466. Voir aussi p.440: « Sancho est
toujours à la recherche de la fameuse 'pensée non conditionnée' de
Hegel ».
[119] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.452.
[120] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.453.
[121] Cette dernière formule
s'inspire fortement du livre de Nguyen Ngoc Vu, Idéologie et religion
d'après Marx et Engels, Paris, Aubier Montaigne, 1975. Nous nous permettons de
préciser que nous avons découvert cet ouvrage (pour ainsi dire jamais cité dans
les bibliographies marxistes sur l'idéologie) après être parvenu à nos propres
conclusions. Conclusions qui rejoignent les remarques de Ngoc Vu, du moins
celles de ses deux premiers chapitres (pages 27-53). A notre connaissance, Ngoc
Vu est le seul auteur à avoir suffisamment insisté sur cette
définition minimale de l'idéologie. Il écrit par exemple: « l'idéologie
consiste précisément dans la méconnaissance de cette dépendance de la
conscience vis-à-vis de la base matérielle économique », p.28, ou encore,
« le caractère spécifique de l'idéologie n'est ni l'erreur ni
l'imperfection de la connaissance, mais bien l'inconscience de la base
économique », p.29-30. Malheureusement, la suite de son étude retombe,
selon nous, dans un certain nombre des confusions qu'il s'était pourtant donné
les moyens d'éviter. – Pour notre part, nous espérons 1/ énoncer ce
que Ngoc Vu a déjà perçu, mais l'énoncer avec un plus haut degré de
systématicité et de rigueur, et 2/ éviter certains des préjugés les plus
tenaces sur l'idéologie. – Dernière remarque: notre étude se
distingue légèrement de celle de Ngoc Vu d'un point de vue méthodologique.
Alors que cet auteur explique ne pas avoir pris L'Idéologie
allemande « comme point de départ et référence première »
(p.16), nous nous efforcerons quant à nous de montrer la cohérence de la
théorie de l'idéologie à partir de ce texte (quitte à confirmer nos analyses en
citant ensuite des écrits ultérieurs).
[122] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.478. Nous soulignons.
[123] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.327-328.
[124] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.47.
[125] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20.
[126] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.76.
[127] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.143.
[128] Patrick Tort, Marx et le
problème de l'idéologie, p.28.
[129] Friedrich
Engels, Lettre à Conrad Schmidt du 27 octobre 1890,
in recueil Sur la religion, p.277. « Le juriste s'imagine
qu'il opère par propositions a priori, alors que ce ne sont pourtant que
des reflets économiques – et c'est pourquoi tout est mis la tête en bas. (...)
Ce renversement (...), tant qu'on ne le reconnaît pas, constitue ce que nous
appelons un point de vue idéologique ».
[130] Friedrich Engels, Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p.78.
[131] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.42.
[132] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.176.
[135] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.11.
[136] « La philosophie de
l'histoire de Hegel est la dernière expression conséquente, poussée à sa 'plus
pure expression' de toute cette façon qu'ont les Allemands d'écrire l'histoire
et dans laquelle il ne s'agit pas d'intérêts réels, pas même d'intérêts
politiques, mais d'idées pures », Marx et Engels, L’Idéologie allemande,
p.40.
[137] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.176.
[138] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.166.
[139] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.265.
[140] Voir par exemple pages 20, 76,
126, 235, 298, 354, 358, 360, 425, etc. Citons seulement le passage où Marx
évoque « l'illusion des politiciens, des juristes et autres idéologues,
qui consiste à mettre toutes les conditions matérielles la tête en bas »,
p.354.
[141] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.14. Passage biffé dans le manuscrit.
[142] « Saint Max, comme tous les
adeptes modernes de la spéculation et de la critique, croit que ce sont les
idées indépendantes du réel (...) qui ont toujours dominé et dominent encore le
monde, et que toute l'histoire antérieure n'est que l'histoire de la théologie »,
Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p.149.
[143] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.40. Voir aussi « Bien (...) qu'ils
restèrent emprisonnés dans l'idéologie politique, les Français et les Anglais
n'en ont pas moins fait les premiers essais pour donner à l'histoire une base
matérialiste, en écrivant d'abord des histoires de la société civile, du
commerce et de l'industrie », p.27.
[144] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.40.
[145] Nguyen Ngoc Vu propose à ce
sujet le concept d' « idéocratie ». Idéologie et
religion d'après Marx et Engels, p.49.
[146] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.470.
[147] Karl Marx, Misère de la
philosophie, p.129-130. Voir aussi « Les économistes expriment les
rapports de la production bourgeoise, la division du travail, le crédit, la
monnaie, etc., comme des catégories fixes, immuables, éternelles », p.114.
[149] Karl Marx, Lettre
du 24 janvier 1865 à J.-B. Schweitzer, in Misère de la
philosophie, p.186. Nous rejoignons donc ici Georges Labica lorsqu'il évoque
« le caractère spéculatif, ou idéologique, inhérent à
l'économie politique autant qu'à la philosophie », in Le Statut
marxiste de la philosophie, p.321.
[150] Karl Marx, Misère de la
philosophie, p.60-61.
[151] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.417.
[152] Karl Marx, Le Capital,
Paris, PUF, 1993. Livre I, Chapitre XXI, p.643. Voir aussi
l'ouverture du chapitre XXV où il est question de l' « idéologie [de
l'économiste] », p.858.
[153] Etienne Balibar, La
Crainte des masses, p.184.
[156] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.76.
[157] Patrick Tort, Marx et le
problème de l'idéologie, p.55.
[158] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.29.
[159] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.29.
[160] Patrick Tort, Marx et le
problème de l'idéologie, p.57.
[161] Georges Labica, Le Statut
marxiste de la philosophie, p. 301.
[162] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.47. La métaphore équestre est filée plus
loin dans le manuscrit: « Tous ces chevaliers philosophiques de la
substance se satisfont de simples phrases creuses », p.397.
[163] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.159.
[164] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.162.
[165] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.278.
[166] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.347.
[167] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.14.
[168] Patrick Tort propose, lui, le
concept d' « idéolâtrie » pour désigner le culte des idées
propre à l'idéologie. Voir par exemple p.38 op.cit.
[169] Nietzsche, Par-delà bien
et mal, §2. Paris, Garnier-Flammarion, 2000, p.49.
[170] Sur ce point, on pourra
également citer le passage suivant: « Si l'étroitesse nationale est
partout déplaisante, elle devient répugnante en Allemagne spécialement, car,
ici, on la donne en exemple, avec l'illusion d'être à cent coudées au-dessus
des limites nationales et des intérêts matériels, à ces autres nations qui
avouent ouvertement leur étroitesse nationale et l'importance qu'elles donnent
aux intérêts matériels »; Marx et Engels, L’Idéologie allemande,
p.479. Ou
encore: « Nous retrouvons encore l'état de choses existant,
simplement considéré sous l'optique lilliputienne du petit bourgeois
allemand », Marx et Engels, L’Idéologie allemande,
p.403. Nous soulignons.
Le thème de
l'étroitesse du regard est particulièrement présent tout au long du manuscrit
de 1845-1846. On le retrouvera encore dans le 18 Brumaire: « Ce
qui en fait les représentants de la petite-bourgeoisie, c'est que leur cerveau
ne peut dépasser les limites que le petit-bourgeois ne dépasse pas lui-même
dans sa vie, et que, par conséquent, ils sont théoriquement poussés aux mêmes
problèmes et aux mêmes solutions auxquelles leur intérêt matériel et leur
situation sociale poussent pratiquement les
petits-bourgeois », Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte,Paris, Mille et une nuits, 1997, p.64.
[172] Karl Marx, Misère
de la philosophie, p.120. Précisons que ces deux citations contiennent (à notre
connaissance) les deux seules occurrences du terme
« idéologie » dans Misère de la philosophie.
[173] Karl Marx, Préface de
la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), p.4-5.
[174] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.31. Nous soulignons.
[175] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.46.
[176] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.285.
[177] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.76.
[178] Nous aurions pu citer dans
notre démonstration le passage suivant: « Cette même illusion des juristes
explique que, pour eux ainsi que pour tout code juridique, il apparaît comme
une pure contingence que des individus entrent en rapports entre eux, par
contrat par exemple, et qu'à leurs yeux des rapports de ce genre passent pour
être de ceux auxquels on peut souscrire ou non, selon son gré, et dont le
contenu repose entièrement sur la volonté arbitraire et individuelle des
contractants »; Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p.75.
[179] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.363. Nous soulignons.
[180] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.74.
[181] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.485.
[182] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.31-32.
[183] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.355.
[184] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.62-63.
[185] On aura noté que Marx retrouve
là un thème présent dans ses précédents écrits, comme par exemple La
Question juive. « L'achèvement de l'idéalisme de l'Etat fut en même
temps l'achèvement du matérialisme de la société civile », Karl
Marx, Sur la question juive, Paris, La Fabrique, 2006, p.61.
[186] En 1848, Marx et Engels
écriront que le « gouvernement moderne n'est qu'un comité qui administre
les affaires communes de toute la classe bourgeoise »; Marx et
Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Le Livre de poche, 1973.
p.54.
[187] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.38. On citera
encore: « la puissance sociale de cette classe [dominante] (...)
trouve régulièrement son expression pratique sous forme idéaliste dans le type
d'Etat propre à chaque époque »; Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.37
[188] Ces considérations sur l'Etat
étaient déjà brièvement esquissées par Etienne Balibar dans La
Philosophie de Marx: « L'Etat est un fabricant d'abstractions en raison
même de la fiction unitaire (ou du consensus) qu'il s'agit pour lui d'imposer à
la société », p.47.
[189] Karl Marx, Préface de
la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), trad.
M. Rubel.
[190] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.73.
[191] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.373.
[192] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.67.
[193] Notons une fois pour
toutes que nous nous permettons d'utiliser, par commodité, cette expression,
quoiqu'elle n'ait jamais été employée par Marx lui-même.
[194] Karl Marx, Préface de
la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), Paris,
Editions sociales, 1977, p.5.
[195] Friedrich Engels, Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1886), Paris,
Editions sociales, 1966. p.5. Nous soulignons la parenthèse
d'Engels. Par ailleurs, Engels a ajouté en marge du manuscrit de L'Idéologie
allemande, et après la mort de Marx, la note suivante: « opposition de la
conception matérialiste et idéaliste »; voir p.11 de l'édition citée.
[196] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.39.
[197] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.21
[198] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.14.
[205] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.14. Passage biffé dans le manuscrit.
[206] Il n'était déjà pas
particulièrement omniprésent dans L'Idéologie allemande. Dans les 550
pages des Editions sociales, nous avons dénombré (sans prétendre à une
exhaustivité sans faille) 30 occurrences du
substantif « idéologie », 38 du terme « idéologue » et
32 de l'adjectif « idéologique ». Soit au total 100 occurrences auxquelles on ajoutera une
apparition de l'adverbe « idéologiquement ».
[207] Etienne Balibar, La
Crainte des masses, p.186-189. Voir aussi La Philosophie de Marx, p.44 et
p.52.
[208] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.44.
[209] Etienne Balibar, La
Crainte des masses, p.189.
[210] Ou idéologie/« science ».
[211] « Cette illusion n'est possible
que si on prend la politique pour fondement de l'histoire empirique »,
Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p.300.
[212] Emmanuel
Renault, « Doctrine marxiste du droit » in D. Alland et Stéphane
Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003,
p.1001a.
[213] De même le caractère
idéologique de la science ne doit pas être recherché dans son contenu. Même
remarque pour l'art, pour la philosophie, la religion, etc.
[214] Marx caractérise successivement
les positions de Feuerbach, de Bruno Bauer et de Stirner.
[215] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.9.
[216] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.22.
[217] Dans son Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Engels distinguera
deux sens, philosophique et « vulgaire », de l'idéalisme. Voir chapitre II « Idéalisme et
matérialisme ». Nous reprenons ici peu ou prou cette distinction.
[218] Patrick Tort, Marx et le
problème de l'idéologie, p.17.
[219] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.12.
[220] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.28-29.
[221] Voir par exemple p.33:
« cette 'aliénation', – pour que notre exposé reste
intelligible aux philosophes – (...) », ainsi que p. 277: « les
individus réels, tels qu'ils sont, comme étant aliénés (pour nous en tenir
provisoirement encore à cette expression philosophique), ... ».
[222] Marx évoque plus loin des
« degrés de conscience différents », p.116.
[223] Nestor Capdevila, Le
Concept d'idéologie, p.58.
[224] Etienne Balibar, La
Philosophie de Marx, p.62.
[225] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.452.
[226] On aura noté que les positions
de Marx sur ces différents points (conception externaliste de la conscience,
faux problèmes philosophiques résultants des pièges du langage) annoncent, en
partie au moins, celles de Wittgenstein.
[227] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20.
[228] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.20-21.
[229] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.9.
[230] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.19-20. Passage biffé dans le manuscrit.
[231] Henri Lefebvre, Le
Marxisme (1948), Paris, PUF, 1970, p.61. « Le paysan a une conscience
et des idées de paysan », et il serait aussi vain de lui demander de
s'extirper ces idées de la tête que de lui donner l'injonction d'adopter des
idées de mathématicien. Or Stirner « s'imagine que son ultimatum moral aux
hommes d'avoir à modifier leur conscience va donner naissance à cette
conscience modifiée », Marx et Engels, L’Idéologie allemande, p.248.
[232] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.63.
[233] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.30.
[234] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.453.
[235] Karl Marx, Misère de la
philosophie, p.150.
[236] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.185-187.
[237] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.413-418.
[238] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.422.
[239] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.254. Voir aussi p.310 ou encore p.357:
« cette conception de petit bourgeois allemand ».
[240] Friedrich Engels, Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p.77-78. Nous
soulignons.
[241] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.172.
[242] Marx et Engels, Manifeste
du parti communiste, p.74-75. Nous soulignons.
[243] Emmanuel Renault, « La
justice entre critique du droit et critique de la morale », in
revue Skepsis, Delagrave, janvier 2002.
[244] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.340 et 342. Nous soulignons l'expression
« histoire du droit ». Il aurait été également possible de renvoyer
au passage suivant: « Voir les Annales franco-allemandes, où le privilège
est considéré comme correspondant à la propriété privée liée à un état, et le
droit comme correspondant aux conditions de la concurrence, de la propriété
privée », p. 202.
[245] Karl Marx, Misère de la
philosophie, p.96.
[246] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.326-327. Nous soulignons le terme
« contenu ».
[247] Contrairement à ce que peuvent
laisser entendre certaines formules de Blandine Kriegel dans L'Etat
et les esclaves. « [Pour Marx], l'Etat n'est pas une essence mais une
apparence, il est l'illusion funeste, l'opium de la société », p.231.
[248] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.75.
[249] Voir aussi, entre autres, les
pages 331-333 où Marx et Engels évoquent « la conception idéaliste
de l'Etat, pour laquelle il n'est jamais question que de sa volonté (...) [, d'une] volonté
idéologique ».
[251] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.28-29.
[252] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.76.
[253] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.149.
[254] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.87.
[255] Emmanuel Renault, Marx et
l'idée de critique, p.58.
[256] Friedrich
Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique
allemande, p.82.
[257] Ibidem, p.82.
[258] Ibidem, p.83. Nous soulignons.
[259] Michèle Bertrand, Le
Statut de la religion chez Marx et Engels, Paris, Editions sociales, 1979,
p.126.
[260] Marx et Engels, L’Idéologie
allemande, p.142-143.
[261] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.25.
[262] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.58.
[263] Emmanuel
Renault, « L’histoire des sciences de la nature et celle de
l’économie politique », in Eustache Kouvelakis, Marx 2000, Paris,
PUF, 1999.
[264] Ibidem.
[265] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.75.
[266] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.396.
[267] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.396.
[268] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.397. Guy Debord reprendra presque telle
quelle la dernière formule: « Dans une société sans classes, peut-on dire,
il n'y aura plus de peintres, mais des situationnistes qui, entre autres
choses, feront de la peinture », Rapport sur la construction des
situations (1957), Paris, Mille et une nuits, 2000, p.41.
[269] Friedrich
Engels, Anti-Dühring (M. Eugen Dühring bouleverse la
science), p.209. Cet « aphorisme » provocateur est explicité
quelques lignes plus bas: « Le développement de l'Etat et du droit, la
fondation de l'art et de la science n'étaient possibles que grâce à une
division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la
grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple
et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux
affaires de l'Etat et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques.
La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était
précisément l'esclavage ».
[270] Karl
Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), Paris,
Editions sociales, 1980, p.46.
[271] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.288.
[272] La distinction de l'offensive
et de la défensive est employée par Marx dans un article de la Neue
Oder-Zeitung (n°295) paru le 28 juin 1855, cité dans le recueil Sur
la religion, p.128 sq.
[273] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.414-415 et 418.
[274] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.418.
[275] « L'utilitarisme avait au
moins l'avantage de faire entrevoir la liaison entre tous les rapports
existants et les fondements économiques de la société », Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.418.
[276] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.418.
[277] Patrick Tort, Marx
et le problème de l'idéologie, p.89-91.
[278] Nestor Capdevila, Le
Concept d’idéologie, p.64. Nous soulignons.
[279] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.116.
[280] Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.21.
[281] Qui sans doute préfigure la
forme fétichiste... Mais cette remarque demanderait à être argumentée
en détail.
[283] Marx écrit quelques lignes plus
haut « les formes illusoires sous lesquelles sont menées les luttes
effectives des différentes classes entre elles ».
[284] « Dans la réalité, les prolétaires
ne parviennent à cette unité qu'au terme d'une longue évolution, dans laquelle
le fait d'en appeler à leur droit joue aussi son rôle. Cette revendication de
leur droit n'est d'ailleurs qu'un moyen de les changer en 'eux-mêmes', d'en
faire une masse révolutionnaire coalisée », Marx et
Engels, L’Idéologie allemande, p.320.