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André Tosel |
La première remarque qui s’impose est que ce vocable n’est
pas destiné pour des raisons de prudence à déjouer la censure exercée par
les autorités carcérales. Il est apparemment présenté comme un équivalent
sémantique du terme « matérialisme historique » habituel dans les
milieux culturels et politiques de la Seconde et surtout de la Troisième
Internationales pour désigner la théorie ou science de l’histoire élaborée
par Marx et Engels. Il est alors couplé dans le marxisme-léninisme de
l’époque au terme de « matérialisme dialectique » comme le montre le
fameux opuscule Sur le matérialisme historique et
dialectique imposé comme vision du monde par Staline lui-même en
1938.
Gramsci n’use jamais dans les Cahiers du terme de
matérialisme dialectique dont il est le critique résolu. Il utilise par
contre dans les premiers Cahiers celui de matérialisme
historique : il s’agit alors du savoir de l’histoire incluant l’économie,
la politique et la culture, savoir porteur d’une philosophie implicite
qu’il importe de penser. La substitution de la référence au matérialisme
historique par celle à la philosophie de la praxis décrit un mouvement
intérieur qui va desCahiers 4, 7 et 8 aux Cahiers 10 et 11 qui marquent
l’achèvement de l’opération de remplacement lexical et
d’innovation théorique.
Ainsi les Cahiers constituent une reconquête d’une
problématique initiée par Antonio Labriola dans lesSaggi sulla concezione
materialistica della storia auquel Gramsci fait
explicitement retour. Cette proposition avait été déplacée, réabsorbée dans les
années 1898-1900 par les élaborations diversement idéalistes de Croce et de
Gentile. Ce remplacement a été étudié de manière précise et exhaustive
dans l’étude lexicographique de Maria Rosaria Romagnuolo, « Questioni di
nomenclatura. Materialismo storico e Filosofia della prassi nei Quaderni
gramsciani » (1987-1988). Cette reconquête d’un terme est en faitconquête
d’un programme marxiste inédit qui concerne à la fois la philosophie, le
savoir de l’histoire se faisant et la politique communiste.
Il convient de partir des trois séries de notes ou de mises
au point relatifs à la philosophie placées sous la rubrique « Appunti di
filosofia » et respectivement distribuées dans les Cahiers 4, 7
et 8. Ces trois séries usent le plus souvent du terme de
« matérialisme historique » ou de « marxisme ». Avec
le Cahier 8 s’opère un début de changement. Ce sont toutefois
les Cahiers 10 et 11 qui marquent une explosion de la problématique
autonome de la « filosofia della prassi ». Au sein d’un anti-Croce
qui se veut aussi un anti-Gentile, Gramsci démontre la nécessité de
reformuler le débat fondateur des années 1895-1900 de le désensevelir.
Cette opération se détermine simultanément comme un anti-Boukharine, le
théoricien soviétique étant affronté comme le meilleur penseur du
matérialisme historique et dialectique de la Troisième Internationale. Il
s’agit de produire les nouveaux concepts capables de penser la crise menaçante
du soviétisme et de reconstituer un point haut au sein de la philosophie
moderne, à partir duquel il deviendra possible d’impulser au mouvement des
classes subalternes une relance historique d’envergure. Le programme se
développe ainsi à deux niveaux, le niveau conceptuel et philosophique ;
et le niveau politique et historique. C’est la relance de la dialectique
qui est en charge de l’articulation et de l’organisation de ces deux niveaux.
Quelques éléments de
philologie / La «filosofia della prassi» comme question de nomenclature et
comme question théorique
L’indice thématique rédigé par Valentino Gerratana dans son
édition critique des Cahiers de la prisonpermet déjà de recenser les
textes des « Appunti di filosofia I, II, III », où le vocable
« matérialisme historique » est remplacé par celui de
« philosophie de la praxis » à partir des modifications
apportées par Gramsci lui-même lorsqu’il retranscrit certains textes de
première rédaction (textes dits A) en apportant des corrections (textes
dits C). Une comparaison de ces textes A et C montre le caractère
systématique de la substitution. Gramsci nous donne des éléments pour
comprendre l’importance de cette substitution en en faisant comme la théorie
sous la double rubrique souvent reprise dans l’écriture
des Cahiers de « Questioni dinomenclatura » et de
« Questioni generali ». Une question de nomenclature n’est
jamais simplement formelle ; elle est toujours une question générale,
d’ordre conceptuel et substantiel.
La généralisation de l’usage du nom « filosofia della
prassi » au lieu de « matérialismo storico » et de
« marxisme » est en syntonie avec le dépassement de
la problématique duelle opposant l’idéalisme et le matérialisme. Or, les
trois séries d’« Appunti di filosofia » sont présentés en usant du
sous-titre « Idealismo ematérialismo ». Gramsci refuse de se
situer dans cette opposition abstraite qui relève d’une problématique
inadéquate et qui doit laisser place à la problématique de l’immanence
radicale, impensable dans le cadre de cette opposition renvoyant au débat
interne des Lumières et reprise par Engels, avec l’assentiment tacite de Marx
dans l’Anti-Dühring.
Le problème est posé dans le paragraphe 171
du Cahier 8. Gramsci critique le marxisme de Boukharine, de
Plekhanov et, sans le dire de Lénine philosophe que dogmatise le (« dia-mat »
soviétique, pour avoir confondu les questions lexicales et les
questions substantielles, pour ne pas avoir compris que le matérialisme
défini comme philosophie générale énonçant le primat de l’être sur la pensée,
de la matière sur l’esprit, est solidaired’une manière traditionnelle de poser
la question de la théorie. Cette orthodoxie marxiste demeure prisonnière de la
logique formelle, elle n’est pas capable de comprendre et de développer le
potentiel philosophique inscrit dans la problématique moderne de
l’immanence.
Le paragraphe 16 du Cahier 11 reprend ce texte (A)
sous une nouvelle rédaction (C) : il précise alors que l’incapacité
de trouver le terme juste pour penser la révolution philosophique de
l’immanence historique (problème de nomenclature) est une forme
de l’incapacité d’affronter la tâche nouvelle qui est celle donner à la
révolution russe une nouvelle superstructure, une intellectualité
nouvelle, liées toutes deux à une nouvellemodalité de la pratique. « Le
nouveau groupe social qui représente organiquement la nouvelle situation
sociale n’est pas à la hauteur de sa fonction et il s’identifie au
résidu conservateur d’un groupe social historiquement dépassé ».
(QC, 1407) L’innovation linguistique se veut explicitement innovation
conceptuelle. Une situation historique inédite exige son concept et son
langage propres. La formule « matérialisme historique » est liée à
une situation historique qui mettait à l’ordre du jour la nécessité pour
les forces candidates à l’hégémonie de passer des compromis avec les
autres classes subalternes dominées par la philosophie de la
transcendance, liées au moment économico-corporatif des rapports de force
(artisans et paysans). Au contraire, le vocable « philosophie de la
praxis » est lié à une phase historique où « est en voie de s’imposer
un système plus complet et parfait, et où est nécessaire une nouvelle
philosophie en mesure de poser et de résoudre critiquement les problèmes
qui se présentent comme expression d’un développement historique » (QC,
1410).
Un texte contemporain de ce même Cahier 11, le
paragraphe 28, est encore plus clair. Il précise en effet la liaison entre
immanence et philosophie de la praxis. « La philosophie de la praxis
continue la philosophie de l’immanence en la purifiant de tout son appareil métaphysique
et la conduit sur le terrain concret de l’histoire » (QC, 1438).
Bien entendu, par philosophie de l’immanence il faut entendre l’idéalisme
objectif de Hegel et l’historicisme de Croce pour lequel n’existe aucun autre
monde que le monde terrestreintrinsèquement historique.
On peut trouver une ultime preuve de cette tendancielle
substitution d’un terme par l’autre dans un texte daté comme
le Cahier 11 de la première moitié de l’année 1932. C’est le
texte célèbre qui se réfère à Antonio Labriola et à la proposition d’élaborer
« la philosophie de la praxis ». Certes, un Cahier bien
antérieur, leCahier 3, paragraphe 3, évoquait la nécessité de
reprendre Labriola, mais il s’agissait de ses « positions philosophiques
générales » ; et celles-ci étaient situées dans le cadre d’une
analyse de la rupture au sein de qui se dit « marxisme » entre deux
courants, l’un matérialiste, l’autre agnostique (l’austromarxisme). Déjà
le problème était posé en corrélation avec « la nécessité de construire un
nouveau type d’État », et d’élaborer les « conceptions du monde les
plus raffinées et les plus décisives ». (QC, 309) Mais dans
le Cahier 11, paragraphe 70, texte de seconde rédaction du
précédent, le thème explose avec une insistance marquée sur l’autonomie et
l’autosuffisance de la philosophie de la praxis, sur la construction de
l’hégémonie. « À partir du moment où un groupe social subalterne devient
réellement autonome et hégémonique en suscitant un nouveau type d’État,
naît concrètement l’exigence de construire un nouvel ordre intellectuel et
moral, c’est-à-dire un nouveau type de société et donc l’exigence
d’élaborer les concepts les plus universels, les armesidéologiques les plus
raffinées et décisives ». (QC, 1509) Le moment est venu désormais du
« traitement systématique » de la philosophie de la praxis comme
théorie et forme vivante de l’hégémonie elle-même. Désormais il devient
nécessaire de renouer le lien brisé et tissé par Labriola, « le seul
qui ait cherché à construire scientifiquement la philosophie de la
praxis ». (QC, 1507-1508)
La philosophie comme genre et espèce.
Une
comparaison entre les « Appunti di filosofia » (première
série, Cahier 4 ; seconde série, Cahier 7 ;
troisième série, Cahier 8) et les Cahiers thématiques
(surtout 10 et 11) représentant un degré d’élaboration nouveau fait
comprendre que la philosophie de la praxis est une appellation qui a deux
usages : elle peut être considérée comme un genre et comme une espèce
de ce genre. En tant que genre la philosophie de la praxis désigne
le marxisme de Marx. Elle est une forme générale de théorie-conception du monde
qui poursuit et couronne le mouvement de réforme intellectuelle et morale
initié par le Rinascimento et la Réforme, continué par les Lumières
et la Révolution française, et enfin affiné sous la forme de la
philosophie idéaliste allemande(notamment Hegel). Mais ce genre peut recouvrir
plusieurs espèces plus ou moins capables de penser le mouvement historique
et celui de la pensée. Pour Gramsci les diverses déclinaisons du marxisme
n’ont pas su porter au concept l’œuvre de Marx et la développer comme
théorie et conception du monde. Gramsci se veut le ré-instaurateur et le
réformateur de la philosophie marxienne de la praxis ; il entend en
produire une espèce capable de critiquer les espèces historiques dans la
perspective d’une hégémonie dont est potentiellement riche la révolution
d’Octobre. Comme celle-ci est menacée de blocage, il faut réunir dans la
même critique les marxismes successivement dominants au sein du mouvement
socialiste et communiste et les critiques dont ces marxismes ont fait l’objet
de la part de l’idéalisme italien qui s’est voulu héritier de Hegel contre
Marx, lui-même. La philosophie de la praxis se veut espèce expressive de ce qui
de Marx a été mal compris et perdu ; elle assume son historicité de
forme réformatrice, intérieure au procès historique qu’elle entend
concevoir dans la pensée et aider à engendrer dans l’effectivité de l’histoire.
Elle est conception au
sens fort et double du monde, d’une autre qualité du monde, d’un autre
rapport au monde.
Poursuivons l’argument en mettant face à face deux textes,
un texte A et un texte C consacrés tous deux au même propos. Le premier
texte (première rédaction en A) est le paragraphe 3 du Cahier 4,
intitulé « Deux aspects du marxisme ». Il reprend lui-même un texte
du Cahier 3 cité plus haut. Il s’agit de l’analyse des deux révisions
du marxisme opérées au début du 20e siècle et prolongées, celle du
matérialisme économiciste(Bernstein, mais aussi Kautsky, Plekhanov), et celle
du marxisme qui se déclare agnostique en matière de philosophie (Otto
Bauer, Hilferding). Ces deux courants ont fini par fusionner après la
guerre de 1914-1918, en faisant du marxisme une science ou un savoir du
développement économique du capitalisme sans portée philosophique. Le néo-idéalisme
de Croce en Italie a su critiquer et intégrer des éléments de ce marxismepour
élaborer une philosophie immanentiste de l’esprit. En ce texte Gramsci ne parle
encore que de « marxisme » ou de « matérialisme
historique ». « Le marxisme avait deux tâches : combattre
les idéologies modernes sous leur forme la plus raffinée et éclairer
les masses populaires dont la culture était médiévale. Cette seconde
tâche, qui était fondamentale, a absorbé toutes les forces, non seulement
“quantitativement”, mais “qualitativement” ; pour des raisons didactiques
le marxisme s’est confondu avec une forme de culture un peu supérieure à
la mentalité populaire, mais inadéquate pour combattre les idéologies des
classes cultivées, alors que le marxisme originel était précisément le
dépassement de la plus haute manifestation culturelle de son temps, la
philosophie classique allemande » (QC, 4, § 3 ; p. 422-423). Le
dépassement ne dura pas et il ne put se tenir à la hauteur de son
programme épocal. Gramsci poursuit en effet : « Le matérialisme
historique est le couronnement de tout ce mouvement de
réforme intellectuelle et morale, dans sa dialectique culture
populaire-haute culture. Il correspond à la Réforme + la Révolution
française, universalité + politique » (QC, p. 424).
Le second texte (Cahier 16, § 9 ; rédaction
en C) reprend le texte précédent en le transformant de manière
significative. Le titre, tout d’abord, est modifié et se réfère explicitement à
la philosophie de la praxis en se présentant sous l’énoncé « Quelques
problèmes pour l’étude de la philosophie de la praxis ». Cette fois,
Antonio Labriola est reconnu comme le seul penseur qui « se distingue
des uns et des autres pour son affirmation (pas toujours sûre, à vrai
dire) que la philosophie de la praxis est une philosophie indépendante
et originale qui a en elle-même les éléments d’un développement ultérieur,
pour devenir au delà d’une interprétation de l’histoire une philosophie
générale » (QC, p. 1855). Est donc venu le moment de dépasser le
statut imposé par Croce au matérialisme historique, d’être « un canon
empirique de recherche empirique » Ce dépassement seul permet
de surmonter les impasses du marxisme qui correspondent en fait à une
phase économico-corporative du mouvement historique. La percée éthico-politique
de la révolution de 1917 théorisée et accomplie par Lénine est menacé en
URSS même de résorption, de rechute dans le moment économico-corporatif. La
théorie du marxisme soviétique des années vingt est affectée de cette
régression comme le montre l’analyse critique de l’Essai de Sociologie
populaire rédigé par le meilleur théoricien soviétique de la
Troisième Internationale, Boukharine.
Nous avons
là un point d’arrivée du mouvement interne des Cahiers de la
prison qui est simultanément point de départ d’un mouvement qui a pour
objectif « une philosophie qui est aussi politique et une politique
qui est aussi une philosophie » (QC, p. 1860). Gramsci a
individualisé le bloc thématique qui unit la formation d’un nouveau groupe
intellectuel, la transformation du sens commun des masses subalternes dans
un sens éthico-politique et l’élaboration générale de la philosophie de la
praxis à partir de la question de la causalité historique. Paradoxalement,
l’autonomie et l’indépendance théoriques revendiquées pour et par la
philosophie de la praxis impliquent la reconnaissance de la dépendance
d’un mouvement historique. L’immanence de la philosophie de la praxis se
joue dans cette articulation entre autonomie théorique etdépendance historique.
Plus encore, ce sont les tâches d’un programme hégémonique unissant
transformation de l’économie et invention d’un ordre intellectuel, moral
et politique qui définissent le cadre des tâches de connaissance
théoriques-critiques. Cette
finalisation pratique immanente exige une méthode intellectuelle rigoureuse qui
est une finalisation proprement théorique, philosophique. Elle se définit
comme « libérationtotale de tout “idéologisme” abstrait conquête réelle du
monde historique, début d’une nouvelle civilisation » (QC, p. 1864).
L’affirmation et l’élaboration de la philosophie de la
praxis est moment génétique dans la construction d’un monde humain. On
peut comprendre combien la notion de conception du monde ne se réduit pas à
d’un système de représentations formant un ensemble de représentations au
sens de Dilthey et promu à la manipulation. Il s’agit plutôt d’une
pensée-action, de la constitution du monde. « L’affirmation de
laphilosophie de la praxis est une conception nouvelle, indépendante,
originale, tout en étant un moment du développement historico-mondial,
elle est l’affirmation de l’indépendance et de l’originalité d’une
nouvelle culture qui se développera avec le développement des rapports
sociaux ». (QC, 16, § 9 ; p. 1863)
Moments de la genèse
et de l’affirmation de la philosophie de la praxis / Des «Appunti di filosofia»
I, II, III aux Cahiers thématiques 10 et 11.
L’analyse des trois séries « Appunti di
filosofia » fait apparaître que leur centre est la critique de
la forme théorique du marxisme de Boukharine et de sa conception de
l’action. L’Essai est pris pour cible et avec lui toute sociologie
qui implique une ingénierie sociale. La référence à Croce n’intervient que
dans le cours decette critique, pour lui prêter des armes. C’est au cours de
cette entreprise qu’apparaît la nécessité non seulement d’intégrer des
éléments crocéens, mais de retourner la critique sur Croce lui-même qui a
contribué à sa manière à « cette déviation de la philosophie de la
praxis ». L’avec-Croce se résout chemin faisant en anti-Croce. Il faut
investir le point le plus élevé dans la haute culture. La nécessité de
reprendre la thématique classique des rapports entre structure et
superstructure et celle de la causalité historique oblige àretrouver et à
affirmer la dimension proprement philosophique de Croce, d’autant que celui-ci
n’a pas simplement été – ce qui est déjà beaucoup – le leader du
révisionnisme international durant la crise du marxisme. Il se pose en ces
années 1930 comme le penseur d’une reprise forte du libéralisme politique
dans son combat contre le fascisme. Il est le théoricien de l’hégémonie
indépassable du libéralisme distingué du libérisme économique, le pontife
laïc respecté de la « religion de la liberté ». C’est
le Cahier 10 qui formule ce tournant décisif en réécrivant les
« Appunti di filosofia »
a) Si dans le Cahier 4, le terme de
« matérialisme historique » est employé de manière massive, la
nouvelle problématique s’esquisse en tant que critique de la carence
philosophique propre au matérialisme historique boukharinien. Celui-ci opère la
juxtaposition acritique d’une analyse positive de la structure économique
incluant les classes sociales et du matérialisme plékhanovien. L’usage du terme
« philosophie de la praxis » n’est que marginal, il est rapporté
« en passant » à Labriola, dans le paragraphe 28, à propos d’une
référence au livre d’Antonino Lovecchio, Filosofia della praxis e
Filosofia dello spirito, dans le cadre d’une évocation du débat qui a
opposé Labriola, Croce, Gentile et Sorel. La perspective de ce Cahier 4
déborde néanmoins « la question de nomenclature » pour poser une
« question générale ».
Le substantif « praxis » émerge dans
le Cahier 4 au paragraphe 37 : il dénote
l’activité intégrale de l’homme comme objet du matérialisme historique.
Gramsci parle alors le langage de l’actualisme de Gentile et le détourne de son
sens en formant la notion singulière d’« acte impur ». Gentile
n’est pas nommé, mais la référence ironique à la théorie gentilienne de
l’acte pur est claire. Gramsci récuse la conception spéculative del’esprit au
sein de la dialectique du pensant et du pensé. Il n’est rien, en effet,
d’extérieur à la pensée qui est pure position de soi et s’objective dans
le pensé, son objet dont l’extériorité provisoire lui est intérieure. Le
pensé a pour destin d’être déposé par la pensée pensante qui produit un
autre pensé dans l’immanence d’une praxis qui est celle l’esprit acte pur.
Pour Gramsci cette praxis
autoréférentielle est purement formelle,dépourvue de contenu déterminé ;
sa structure est purement abstraite et transhistorique. C’est en ce point
que Gramsci fait appel à la philosophie de la praxis labriolienne. La référence
gentilienne est métabolisée dans le sens d’une détermination concrète
des contenus et des mouvements économiques et politiques de la
« prassi » simplement humaine, résolument anti-spéculative.
Le problème est celui de l’activité humaine, de ses formes,
de ses transformations, loin de tout recours à un principe unique, qu’il
s’agisse du monisme de l’esprit ou de celui de la matière. Le problème est
celui de la valeur des structures idéologiques et de l’objectivité de la
connaissance. « Ni monisme matérialiste, ni idéaliste, ni “Matière”, ni
“Esprit” évidemment, mais “matérialisme historique”, c’est-à-dire activité de
l’homme (histoire) dans son sens concret, c’est-à-dire appliquée à une certaine
“matière” organisée (formes matérielles de production), à la “nature”
transformée par l’homme. Philosophie de l’acte (praxis), mais non de “l’acte
pur”, mais précisément de l’acte “impur”, c’est-à-dire réel au sens profane de
la parole ». (QC, 455)
Le Cahier 4 parvient sur le plan du contenu à
l’idée décisive d’un « traitement systématique du matérialisme
historique », traitement qui implique de « traiter toute
la partie générale systématique et de plus elle doit être : une
théorie de l’histoire, une théorie de la politique, une théorie de
l’économie » (QC, 4, § 39 ; p. 465). Cette proposition, faite dans le
cours de la critique de l’Essai populaire de Boukharine, toutefois ne
résout pas le problème d’ajustement lexical, la question de nomenclature.
Nous avons deux exemples attestant que la question se pose. Le premier
apparaît au paragraphe 17 quand Gramsci interroge la pertinence du concept
d’immanence pour qualifier la tradition que la théorie de Marx continue et
transforme et qui n’est pas celle du matérialisme abstrait (QC, 438). Le
second exemple apparaît dans le paragraphe 34 où Gramsci « à propos du
matérialisme historique », (ce qui est le titre de ce paragraphe)
rapporte les paroles du physicien Volta : « Je crois, disait-il que
lorsque dans les sciences on trouve quelque chose de
véritablement nouveau, il faut lui apparier un vocable tout aussi
nouveau ». Et il ajoutait qu’un terme qui maintient une ressemblance
et une connexion entre l’ancienne et la nouvelle idée « perturbe la
science et produit d’inutiles disputes ». (QC, 453)
b) Avant d’examiner la seconde série des
« Appunti » du Cahier 7, il est opportun de prendre en
compte un texte isolé du Cahier 5 (§ 127) consacré à Machiavel. Gramsci soutient que l’auteur
du Prince n’a pas écrit, comme on le croit communément,
d’ouvrages d’action politique immédiate, ni une utopie. Tout au contraire,
Machiavel « dans le traitement de sa question, dans sa critique du présent,
a exprimé des concepts généraux, qui se présentent pour autant sous une
forme aphoristique, et non systématique et il a exprimé une conception du
monde originale que l’on pourrait elle nommer “philosophie de la
praxis” ou “néohumanisme” [c’est moi qui souligne, A. T.] en tant qu’elle
ne reconnaît pas d’éléments transcendantaux ou immanents (au sens
métaphysique) ; mais elle se base toute sur l’action concrète de l’homme
qui par ses raisons historiques opère et transforme la réalité ». (QC,
657)
Machiavel n’est pas ici convoqué pour son œuvre de penseur
révolutionnaire de la politique ; il est présenté comme
révolutionnaire de la pensée et de la philosophie qui n’a pas expressément
porté au concept une pensée, mais l’a consignée dans une pratique scripturale
de l’aphorisme qu’il reste à réfléchir. Il est implicitement comparé à Marx
en ce qui concerne l’explicitation de la position philosophique investie
dans cette science qu’est la critique de l’économie politique. Marx et
Machiavel partagent le même destinthéorique: il sont des penseurs qui ont
apporté au savoir de nouvelles connaissances spécifiques porteuses d’une
révolution de la philosophie. Tous deux n’ont pas explicitement élaboré la
dimension philosophique immanente à leur révolution scientifique, laissant
à leurs disciples cette tâche. Une fois encore le problème de la philosophie
coïncide avec la question de la conquête d’une nouvelle forme de vie, de
pratique. Machiavel identifie cette forme de vie dans la production d’un
nouveau type d’État. Marx ne s’arrête pas à la seule question du nouveau
rapport à la politique et à l’État, mais il s’intéresse au processus de
résorption de l’État dans la société civile. C’est de ce point de vue que
la philosophie de la praxis propre à Marx doit être comprise. Elle implique
« seulement un système de principes qui affirment comme fin de l’État sa
propre fin, sa propre disparition, c’est-à-dire la réabsorption de la
société politique dans la société civile ». (QC, 5, § 127. Ce texte
est un texte B, c’est-à-dire objet d’une unique rédaction).
c) Le Cahier 7 présente des occurrences plus
nombreuses de notre vocable, surtout dans la discussion avec Croce que
Gramsci estime comme théoricien de l’histoire et de la politique supérieur
à Boukharine et au schématisme de l’Essai populaire de sociologie. La
référence antérieure à Gentile laisse place à une référence et à une
réélaboration de la philosophie de Croce. Gramsci accepte de se placer du
point de vue crocéen qui est celui, non de la philosophie spéculative de
l’histoire, fût-elle celle de l’Acte pur, mais de la méthodologie de
l’histoire. Croce dépasse la doctrine des forces productives, du primat du
moment économique ; il montre que c’est toujours la politique qui est
décisive et que la politique implique une culture qui est une philosophie,
celle de la liberté. Gramsci intègre ces éléments pour donner un contenu
déterminé à la philosophie de la praxis et reprendre un fil brisé par
Croce lui-même, le fil tissé par Labriola. Le Cahier 7 se
rapporte ainsi au substantif « prassi ». Celle-ci est
l’instance unitaire qui se déploie en un ensemble contrasté de rapports de
forces entre économie, politique, culture et philosophie, par delà les
limites de la problématique du mécanisme unilinéaire reliant structure et
superstructures. Elle ne peut être séparée de la dialectique qui a pour
objet le développement du procès historique en ses rapports de forces et
ses changements de formes.
Le paragraphe 18 – qui est aussi un texte B de rédaction
unique – considère en effet « l’unité dans les éléments constitutifs,
dans le marxisme ». Dans le cadre théorique général de « l’unité
donnée par le développement dialectique des contradictions entre l’homme et
la matière (nature-forces matérielles de production) », il est
nécessaire de spécifier les modes de l’unité effective des domaines de
l’économie, de la politique, de la culture, de la philosophie. « Dans
l’économie, le centre unitaire est la valeur, soit le rapport entre le
travailleur et les forces industrielles de production. […] Dans la politique – rapport
entre l’État et la société civile – c’est-à-dire intervention de
l’État (volonté centralisée) pour éduquer l’éducateur, le milieu social en
général ». Dans la philosophie l’équivalent de la valeur ou du
rapport qui la définit n’est que « la praxis – c’est-à-dire le
rapport entre la volonté humaine (superstructure) et la structure
économique » (QC, 7, § 18 ; p. 868).
Un autre texte du même cahier consacré à l’examen du concept
de « nature humaine » identifie explicitement le matérialisme
historique « à une philosophie de la praxis ». Le paragraphe 35
– encore un texte C – précise en effet qu’est éminemment
philosophique le problème posé par le matérialisme historique, « le
problème de ce qu’est l’homme ». « Le problème de ce qu’est
l’homme est donc toujours l’ainsi nommé problème de la “nature humaine”,
ou aussi celui du prétendu “homme en général”, c’est-à-dire la recherche
visant à créer une science de l’homme (une philosophie) à partir
d’un concept initialement “unitaire”, d’une abstraction en laquelle on
puisse contenir tout l’“humain” ». La position juste du problème exige de
définir « la nature humaine » comme « l’ensemble des rapports
sociaux ». Cet ensemble
« inclut l’idée du devenir : l’homme devient, il change
continuellement avec le changement des rapports sociaux. Ce procès
d’automodification nie l’“homme en général” ». (QC, 884-885). Le nom de
philosophie de la praxis est le plus adéquat pour penser ce devenir qui
est lui-même problème ouvert de l’action-production humaine. « On
parvient également ainsi à l’égalité ou à l’équation entre “philosophie et
politique”, entre pensée et action, c’est-à-dire à une philosophie de
la praxis. Tout est politique, aussi la philosophie ou les philosophies
[…] et la seule “philosophie” est l’histoire en acte, c’est-à-dire la vie
même. » (QC, 886).
d) Avec le Cahier 8, la substitution tendancielle
des vocables s’affirme, mais elle ne révoque pas l’usage de
« matérialisme historique ». Une situation de concurrence inégale en
quelque sorte s’instaure. Le texte n’évoque plus « une » philosophie
de la praxis. C’est bien « la » philosophie de la praxis qui est
chargée de penser et de connaître de manière déterminée le procès
révolutionnaire, identifié au « renversement de lapraxis ». Ainsi le
paragraphe 182 (texte de rédaction B) fait intervenir le concept nouveau
qui supporte la réforme de la théorie, celui de « bloc
historique ». « La structure et les superstructures forment un
“bloc historique”, c’est-à-dire l’ensemble complexe et discordant des
superstructures est le reflet de l’ensemble des rapports sociaux
de production. On en tire : que seul un système d’idéologies
totalitaire reflèterationnellement la contradiction de la structure et
représente l’existence des conditions objectives pour le renversement de
la praxis ». (QC, 1051)
Le paragraphe 198 accomplit un pas décisif en ce qu’intitulé
« Filosofia della praxis » il se confronte à Croce et critique la
critique crocéenne de la proposition labriolienne de « construire sur le
marxisme une philosophie de la praxis ». Gramsci se réfère aux thèses de
Marx sur Feuerbach, texte essentiel du débat des années 1895-1900, traduit
alors par Gentile dans un de ses essais majeurs, texte que Gramsci
retraduit dans les années de prison et consigne dans un cahier de
traduction. Il refuse toute absorption positiviste de la dimension
philosophique à l’intérieur de l’activité pratique, (QC, 1060)
Noun ne retracerons pas le cheminement de ce cahier dans
lequel Gramsci, rappelons-le, pose enfin le problème du lexique et de
nomenclature (§ 171). Nous signalons simplement quelques moments qui
marquent le tournant et qui conduisent à la constitution du lien qui unit
philosophie-sens commun-conception du monde, soit les paragraphes 220 et
235.
Le paragraphe 220 (texte repris dans le Cahier 11,
§ 12) affirme qu’« une philosophie de la praxis ne peut se présenter
initialement que comme un comportement polémique, comme dépassement du mode de
penser préexistant. Donc,
comme critique du “sens commun” […] et de la philosophie des intellectuels
qui est celle qui donne lieu à l’histoire de la philosophie » (QC,
1080). La philosophie de la praxis devrait sedévelopper en suivant selon deux
axes : d’une part comme réforme du sens commun en actualisant le fait que
tous les hommes sont philosophes, d’autre part comme exposition des
« problèmes suscités dans le procès historique de la philosophie pour les
critiquer, pour en démontrer la valeur réelle (s’ils en ont une) ou la
signification qu’ils ont eu comme anneaux d’une chaîne et pour fixer les
problèmes nouveaux et actuels. » (Ibid.)
Le paragraphe 235 (repris dans le Cahier 11, § 51)
fait du projet de l’anti-Croce une tâche enfin majeure de la philosophie de la
praxis qui peut se constituer seule comme héritier critique de la série
historique et philosophique unissant les thématiques de la transcendance et de
la spéculation au profit de l’autre série unissant les thématiques de
l’immanence et de l’historicité. L’anti-Croce se meut sur deux
fronts, celui d’une polémique contre la philosophie spéculative et celui
d’une critique de la « détérioration de la philosophie de la praxis »
sous les assauts du positivisme et des théories mécanistes. (QC, 1088).
L’historicisme encore spéculatif de Croce devient qu’un instrument qui permet
de corriger ses propres déviations et former une nouvelle structure
théorique capable de s’historiciser en affrontant les tâches de l’époque.
Les Cahiers 19 et 11 qui sont des cahiers thématiques produiront les
linéaments de cette structure en dépassant le vieux programme du dit
« matérialisme historique ». La philosophie de la praxis est
philosophie de l’hégémonie nouvelle.
Éléments de
philosophie de la praxis. Réseaux, pôles, relations et contradictions
Les Cahiers 10 et 11 ont pour objet explicite
l’élaboration de la philosophie de la praxis, chacun développant une approche
différenciée. Comme l’a montré Gianni Francioni, c’est surtout
le Cahier 11 qui constitue l’effort le plus organique
de thématisation. La critique du matérialisme historique grossier de
Boukharine implique que soit dépassée la division funeste entre sociologie
positiviste et matérialisme métaphysique-transcendant. La position
reconquise de la philosophie de la praxis passe par la position de la
question générale de la science, des instruments scientifiques,
des rapports entre sens commun, conception du monde et langage, en ouvrant
donc de nouveau la perspective de la dialectique hors des formulations
spéculatives d’Engels. De son côté ; leCahier 10 n’est pas tant un
cahier spécial qu’une nouvelle série d’« Appunti » qui ont pour
programme la reprise critique de la thématique de Croce. L’anti-Croce
a pour enjeu la reformulation de ce que Croce nommait la méthodologie et
la théorie de l’histoire et il se marque par l’appropriation du moment
« éthico-politique » conceptualisé aussi par Croce, c’est-à-dire la
mise au point de la problématique de l’hégémonie.
Tous les thèmes s’entrelacent en réseau : la reprise de
la théorie pose le problème de la philosophie sous « l’espèce »
de la question de la causalité historique ; de la science, et des
rapports entre science, idéologie, conception du monde des masses
subalternes. Et, de son côté, le problème de la science renvoie au sens
commun, à la fonction historique des intellectuels et donc de la
politique, au lien qui unit structure etsuperstructure. Nous pouvons mieux
préciser l’articulation des deux cahiers qui sont de rédaction contemporaine,
le Cahier 10 ayant été achevé après le Cahier 11.
On peut configurer en première approximation le mouvement
théorique interne à chaque cahier et le mouvement de l’ensemble.
Le Cahier 10 procède à l’intégration du moment
éthico-politique dans la théorie de l’histoire ; il dévoile la place
et la fonction de la philosophie définie comme conception du monde, comme
politique et culture. Cette intégration se fait sous le signe de l’anti-Croce
(qui est aussi de manière secondaire un anti-Gentile) et elle implique
la constitution d’un axe éthico-politique. La philosophie réfléchit son
intériorité à la praxis ; elle se conçoit en termes de rapports
sociaux intellectuels définissant une hégémonie qui doit valoir à la fois
pour la haute théorie et les masses populaires. Elle dépasse toute
représentation de soi qui serait formulée en termes de l’opposition
éternelle du matérialisme et de l’idéalisme.
Le Cahier 11 élabore théoriquement le programme
général de la philosophie de la praxis : en repartant du lien entre
politique et culture, il éclaire le rapport entre conception du monde et
sens commun ; il révèle la fonction, décisive, co-constitutive
du langage et de ses niveaux. De ce point de vue, si le niveau des
langages scientifiques marque un effort de rigueur théorique qui fait
date, il faut penser la prégnance permanente des langues historiques en
lesquelles se dit le sens commun. La question de la philosophie est posée
comme celle de l’opérateur de traduisibilité des langages scientifiques,
eux-mêmes pensés selon leur inscription inégale dans le sens commun. Elle
devient « techniquement » sous sa forme logico-linguistique le noyau
de ceprogramme général inachevé. Ce mouvement ne se clôt pas sur lui-même en
une sorte d’autoréférence. Il s’ouvre sur la politique envisagée comme
réforme intellectuelle et morale du sens commun, sur la perspective de
l’hégémonie. L’axe de la recherche est plutôt historico-systématique.
La philosophie de la
praxis comme méthodologie de l’histoire / Moment éthico-politique et
conception du monde (sur le Cahier 10)
L’anti-Croce qui occupe en syntonie avec l’anti-Boukharine
le Cahier 10 est consacré à la réélaboration de concept de
causalité historique par delà la critique de la vision déterministe et
économiciste. Le concept nouveau de causalité exclut toute conception du
progrès, toute dominance d’un facteur unique, toute assurance
de résolution heureuse des contradictions. Il thématise la nécessité de prendre
en compte plusieurs plans de régularité tendancielle et surtout il
introduit le caractère central de l’action humaine, avec son caractère
contingent. Toujours déployée sur plusieurs types de rapports de force,
l’action ne peut pas être prévue ; mais pensée en acte selon
son cours et ses résultants incertains, elle doit être agie en personne
par des acteurs. Nulle loi de type physique ne prédétermine l’action qui
est toujours ouverte au défi de laconjoncture et suspendue, en fonction d’un champ
de possibilités variables, à la capacité de modification du réel propre
aux acteurs en lutte et à la capacité d’automodification de ces acteurs au
cours de la lutte. L’action est réellement éthico-politique, pouvoir
de répondre inscrit dans des pratiques et des institutions.
C’est Croce qui a formé le concept d’histoire
éthico-politique pour corriger sa première philosophie pratique dominée
par la conception de l’utile (surtout l’utile éconmique au sens de la
nouvelle théorie marginaliste) dans plusieurs ouvrages, dont Etica e
politica et la Storia dell’Europa al dicianovesimo secolo que
Gramsci lit dès sa publication en prison. Le moment éthico-politique ne
peut pas être un effet et un reflet passif de la structure économique. II est
un moment co-constitutif dans ce qui est le bloc historique. Sans lui le
moment économique ne peut traduire sa force de pulsion et d’entrainement en
formes d’agir à la fois imposées et partagées. Croce a eu beau jeu
de réduire la pensée de Marx au rang de simple statut de canon historique,
de rabattre la critique de l’économie politique sur le plan de la
méthodologie historique. S’il a eu raison desouligner l’importance du moment
éthico-politique, il est lui même tombé dans l’économisme puisqu’il a
repris la conception néolibérale de l’utilité qui est le nom philosophique
du capitalisme.
Gramsci retraduit en la critiquant l’opération de Croce. Il
cherche à élaborer une méthodologie de l’histoire qui ne soit pas une
théorie de la distinction et de la séparation des pratiques où le moment
éthico-politique aurait pour fonction de limiter et de corriger le procès
d’affirmation de l’économie qui identifie l’utile aux formes du capital. Si
Croce a pu soutenir la dignité de l’éthico-politique, il la soumet aux lois
d’un utile séparé et naturalisé. II ne pense pas les contradictions
internes entre les éléments distincts dont il fait la structure du réel
pensable, pas plus qu’il ne pense les contradictions internes à chaque
moment. La purification, lacatharsis en particulier, qu’il assigne au
moment éthico-politique par rapport au moment économique estincomplète et
ambiguë. Elle ne dégage pas un intérêt réellement universel, une
volonté générale concrète qui surmonterait dans l’action de l’État les
égoïsmes économiques et sociaux de classe. Gramsci réélabore cette
thématique dans la perspective d’une hégémonie des classes subalternes
porteuses d’un universel plus concret et capable de réorienter l’appareil
industriel de production. Les moments font un bloc, un bloc qui a diverses
configurations historiques, un bloc historique toujours spécifié où les
moments se pénètrent et se modifient simultanément, où ils ne se bornent
pas à coexister dans la distinction, celle-ci se dégradant alors en
justification conceptuelle ou plutôt idéologique du bloc hégémonisé par
les classes dirigeantes.
Il faut arracher à Croce à la fois le recours à la
méthodologie historique et la conception de la distinction du moment
éthico-politique pour produire une pensée originale et opératoire du bloc
historique. Il faudrait ici s’arrêter sur la première partie du Cahier 10
intitulée « Punti di riferimento per un saggio su Croce », notamment
sur les points 7, 8 et 12. Ainsi le point 7 précise : « On peut
dire que non seulement la philosophie de la praxis n’exclut pas l’histoire
éthico-politique, mais dans sa phase la plus récente elle consiste
précisément dans la revendication du moment de l’hégémonie comme essentiel
pour sa conception étatique et sa “valorisation” du fait culturel,
d’un front culturel comme nécessaire aux côtés des fronts simplement
économiques et politique. » (QC, 10, § 7 ; p. 1224).
La théorie du bloc historique n’est plus celle d’un simple
canon empirique de recherche, mais une conquête de la réalité
historico-concrète en sa structure et son mouvement. On peut éclairer ce
point par un texte du même Cahier 10, II, § 41, xii.
« Le concept de valeur concrète (historique) des superstructures dans
laphilosophie de la praxis doit être approfondi en le rapprochant du concept
sorélien de “bloc historique” ». (QC, 1321). Par ailleurs, notons-le,
Gramsci avait déjà forcé avec une certaine ironie la thématique crocéenne
du canon empirique en soutenant dans le même Cahier 10, I, § 12,
la nécessité de faire de l’histoire intégrale. Ne disait-il pas en effet :
« Pour la philosophie de la praxis, la conception de l’histoire
éthico-politique en tantqu’indépendante de toute conception réaliste peut être
assumée comme un “canon empirique” de recherche historique qu’il faut
toujours avoir présent dans l’examen et l’approfondissement du
développement, si l’on veut faire de l’histoire intégrale et non de
l’histoire partielle et extrinsèque (histoire des forces économiques comme
telles, etc. » (QC, 1235).
En fait le bloc historique institue un réseau entre
plusieurs moments en interconnexion et interpénétration. Il n’est plus
pensable dans la métaphore architectonique de l’édifice à plusieurs
étages. La culture, on y reviendra, est l’un des moments du réseau. La
philosophie, les systèmes de représentation et d’action
(religion dominante et dominées, idéologies juridiques et économiques),
les superstitions diverses, le sens commun, le folklore sont des éléments
de ce réseau. Ces éléments peuvent simultanément être considérés du point
de vue du langage et des langues, on le verra. Mais on peut aussi les considérer
comme des configurations culturelles. Attardons-nous sur la philosophie.
C’est la thèse de l’immanence de la philosophie de la praxis
qu’il faut reprendre dans la perspective de ceCahier 10. Le bloc
historique inclut la philosophie, les sciences, les représentations
imaginaires et symboliques. La philosophie est une activité spécifique
avec ses règles implicites, ses problématiques, ses concepts propres ;
mais tout ceci désormais ne peut plus entretenir d’illusion sur son
indépendance théorique absolue. La philosophie se maintient et vit sous la
dépendance permanente de la réalité historique et des rapports sociaux.
Elle est un élément d’une série qui va du folklore des masses subalternes
et du sens commun aux conceptions du monde plus sophistiquées, désormais
pénétrées par le mouvement de production des sciences. Quel que soit
le degré d’abstraction intellectuelle technique qui caractérise le métier
des philosophes spécialisés, cette dépendance fait sentir sa prégnance à
divers niveaux, avec plus ou moins de visibilité. « La philosophie de
la praxis dérive certainement de la conception immanentiste de la réalité,
mais en tant qu’elle est épurée de tout arôme spéculatif et réduite à pure
histoire ou historicité ou au pur humanisme ». (QC, 10, I, § 8 ;
p. 1226)
Croce a manqué par excès de spéculation la déterminité
concrète des blocs historiques, ces unités du réel historique ; il a
manqué leur mouvement interne, la dialectique historique. Il n’a pas
compris que la causalité historique renvoie à « l’ensemble des rapports
sociaux dans lesquels les hommes se meuvent et opèrent,comme un ensemble de
conditions objectives qui peuvent et doivent être étudiées avec les
méthodes de la “philologie” et non celles de la “spéculation”. Comme un
“certain” qui sera aussi un “vrai”, mais qui doit être avant tout saisi
dans sa “certitude” pour être étudié comme “vérité” ». (QC, 1226). Ce
texte est fascinant en ce que Gramsci fait jouer contre Croce la
distinction centrale de la pensée de Vico dans la Science nouvelle.Croce,
grand interprète de Vico, n’a pas su séjourner dans une philologie qui
doit inclure les rapports sociaux, les choses sociales et les idées
qu’elles impliquent. Le plus grand interprète de Vico a mal retenu la leçon de
son maître, il a voulu transcrire en philosophe pur ce réel avant d’en
avoir établi la certitude. Il
est passé directement à la philosophie, à la représentation notionnelle
pure, aux concepts sans intuition, sans imagination. Infidèle à son
maître, il a développé malgré son souci de l’immanence historique la
« boria dei dotti », la vanité des doctes.
Gramsci évoque ainsi la nécessité de la coopération de la
certitude philologique et de la vérité philosophique, cœur de la science
nouvelle, pour penser le rapport entre savoir empirique des réalités historiques
et traitement philosophique de ce savoir dont l’objet est bien la science
nouvelle de l’histoire. Certes, il est impossible de trop souligner cette
remarque, mais elle est éclairante quant à la forma mentisgramscienne.
La philosophie de la praxis présuppose une dimension philologique, elle
est une philologie des rapports sociaux.
L’immanence par ailleurs exclut tout savoir en extériorité.
Elle présuppose un conflit de positions entre des forces historiques qui ne
peuvent être des forces qu’en se constituant en subjectivités de groupe
capables de vouloir ensemble, de former dans un débat lié à leur position
une idée vague ou plus adéquate de cette position, des possibilités de
transformation en fonction de leurs désirs et intérêts, de leur imaginaire social.
Si la réalité est praxis, elle fait l’objet d’une construction permanente de la
part de ses auteurs et elle est fonction de leur aptitude historique à se
produire comme acteurs, à sortir de la passivité. Il faut à ce niveau
intégrer la vérité de l’idéalisme propre à l’immanentisme et la reformuler
dans la perspective de relations entre subjectivités sociales, objectives
si l’on peut dire, c’est-à-dire conditionnées et déterminées (au sens de la
déterminité). « Non seulement la philosophie de la praxis est en connexion
avec l’immanentisme, mais aussi avec la conception subjective de la réalité en
tant qu’elle la renverse, en l’expliquant comme un fait historique, comme
“subjectivité historique d’un groupe social” ; comme fait réel, qui
se présente comme phénomène de “spéculation” philosophique et n’est
simplement qu’un acte pratique, la forme d’un ordre, d’un contenu concret
social et le mode de conduire l’ensemble de la société à se forger une
unité morale ». (QC, 1226).
Tout se tient : la redécouverte du moment
éthico-politique actualisé par la philosophie de la praxis implique
l’historicisation de cette dernière et la réélaboration critique de la
conception subjective de la réalité propre à un nouveau groupe social capable
enfin de se constituer en acteur historique, le groupe hétérogène encore
des masses subalternes – ouvriers des grandes industries fordisées,
des petites entreprises,travailleurs agricoles, employés –, inégalement
engluées dans un sens commun demeuré quant à lui « ptolémaïque » et
grossièrement objectiviste. La
philosophie a une fonction corrective de ce sens commun qu’elle doit
reconnaître d’abord comme imaginaire constituant, comme monde vital, pour
mieux le transformer. Emendatio sensus communis et emendatio
intellectus ne s’opposent pas, mais se présupposent, au sein d’un
passage interminable du sensus communis à l’intellectus. La
philosophie doit pour celas’autocritiquer en tant que philosophie abstraite,
absconse comme aurait dit Vico. Elle n’est pas une activité pure, a
priori, enfermée en elle-même, en sa propre catégoricité autonomisée. Elle
est une forme de pensée intrinsèquement liée à une forme de vie, une idée
identique à une chose pour reprendre Vico. Elle se distingue de la religion,
du mythe, des conceptions du monde en ce qu’elle en opère
la catharsis intellectuelle et morale.
Ce concept de catharsis est repris de Croce qui le
chargeait de penser le passage du moment de l’utile vital économique au moment
supérieur éthico-politique de l’État. Gramsci ne se borne pas à reprendre
Croce. Il étend la fonction de la catharsis aux rapports entre
la philosophie et son sol, le sens commun. On sait que lacatharsis est
le terme technique par lequel en sa Poétique Aristote définit la
purification des passions par l’action que la tragédie exerce sur le
spectateur qui est un citoyen. Gramsci commence par souligner que
lacatharsis est le passage du moment économico-corporatif (où
une force sociale s’universalise sur le terrain de la production et impose
son intérêt particulier comme intérêt général) au moment éthico-politique
(où cette force informe la politique en sa totalité et lui donne des
institutions étatiques qui sont reconnues comme des formes de vie
partagées par les autres forces ou groupes). La catharsis est
« l’élaboration de la structure en superstructures dans la conscience des
hommes […] La fixation du moment cathartique devient ainsi le point de
départ pour toute la philosophie de la praxis ». (QC, 10, II,
§ 6 ; p. 1244).
Par une analogie que Gramsci indique plus qu’il ne la
construit, on peut soutenir que la philosophie de la praxis, pour autant
qu’elle doit assumer sa propre inscription historique et politique, peut penser
son rapport au sens commun selon une ligne de continuité qui exige une
transformation cathartique, celle du travail du concept. La philosophie
n’est donc pas une chose difficile et réservée aux seuls spécialistes
qui semblent se rapporter exclusivement les uns aux autres, se critiquer
dans le royaume des systèmes. Elle commence avec la pensée propre à tout
homme, mais elle se fait à un certain point activité professionnelle avec
ses règles de rigueur et ses exigences de justesse et de justice
historique. Le Cahier 10 pose que la philosophie a une fonction
de mise au point des vérités théoriques, de socialisation des vérités déjà
découvertes et qu’elle intervient pour conduire des groupes humains à
penser mieux, de manière plus réflexive, davantage informée de la réalité
qu’ils produisent toujours dans l’inconscience et sous la forme de la croyance.
La philosophie – Gramsci donne l’exemple des Lumières devenues
révolutionnaires et de l’idéalisme hégélien – produit des conceptions
qui assurent dans la pensée un accord entre des hommes qui sont réunis
dans l’action historique. Cet accord est ancré dans l’activité
fondamentale qui pour les masses de l’Occident capitaliste et celles de l’URSS
est la production. La philosophie spécialisée commence comme activité de
penseurs séparés des masses, mais dans le monde moderne elle devient
productrice d’un conformisme nouveau supérieur aux anciens parce qu’il
critique et que sa criticité est ancrée dans les activités fondamentales et
leurs contradictions.
La philosophie travaille sur les « rapports humains de
connaissance » – formulation encore impensée jusqu’ici –,
qu’elle soumet à une catharsis propre, qui va dans le sens d’une mise
en cohérence critique de leurs éléments et d’une élaboration logique. Elle a
pour horizon la formation de groupes hégémoniques inédits. Un texte
extraordinaire synthétise ce que l’on pourrait nommer
la catharsis logico-historique qui est la tâche de la philosophie de
la praxis. Le passage logico-historique est simultanément politico-culturel.
« Réduction à la “politique” de toutes les philosophies spéculatives, au
moment de la vie historico-politique : la philosophie de la praxis
conçoit la réalité des rapports humains de connaissance comme élément
d’“hégémonie” politique ». (QC, 10, II, § 6 ;
p. 1245).
L’anti-Croce suit donc un mouvement qui va du moment
économico-corporatif au moment éthico-politique, de celui-ci au moment
proprement philosophique lequel opère un passage à la question de la
culture et à celle des intellectuels (dont on sait qu’elle est le point de
départ de l’enquête gramscienne des Cahiers de la prison).
L’hégémonie des classes dirigeantes modernes s’est accomplie
sur deux fronts, celui de la haute culture et celui de la culture de
masse. Le premier front inclut l’ensemble des grands mouvements d’idées
qui avec la Réforme, les Lumières, la Révolution Française, la philosophie
idéaliste allemande a redéfini la théorie de la connaissance, stimulé la libre
pensée, modernisé la conscience religieuse des élites nouvelles, inventé une
nouvelle pensée politique devenue le laboratoire des institutions (droit public,
État constitutionnel de droit), élaboré la théorie de la nouvelle activité
productive (économie politique). Le premier front est marqué par
une intellectualité nouvelle qui organise les nouveaux champs de la
pratique, juristes, administrateurs, techniciens et ingénieurs, cadres
commerciaux, industriels et financiers. Des appareils spécifiques
d’hégémonie se forment, tel le parlement, les partis politique, l’école,
la presse. Les classes subalternes – ouvriers industriels et agricoles, employés,
paysans – sont conduits à assimiler les nouvelles représentations et
à développer des pratiques conformes qui dérangent leurs idées, les
anciennes superstitions, sans être elles-mêmes capables de former les
nouvelles représentations inscrites dans les possibilités de leurs
activité. À la philosophie de
la praxis de prendre en compte ce double mouvement qui construit une
conception du monde, cimentant les groupes et les classes, faisant
accepter comme rationnelles ou nécessaires les nouvelles pratiques
et leurs institutions. A elle de faire œuvre de création.
Cette œuvre exige toutefois que soient exposées et résolues
les contradictions, les limites et les apories de l’agir historique
nouveau. Elle doit surtout repérer les lignes de transformation dans le sens
d’une hégémonie des classes subalternes. S’il importe de connaître les
raisons de cette puissance hégémonique des classes dirigeantes, il
importe encore davantage de montrer que la nouvelle hégémonie qui se
construit ne peuts’accomplir que par la formation d’une nouvelle
intellectualité, ancrée dans la nouvelle modalité sous laquelle s’organisent
les rapports économico-corporatifs. Elle a pour objet de produire
la catharsis de ces rapports en rapports éthico-politiques, en
rapports culturels, voire en rapports sociaux de connaissance, en formant
de nouveaux appareils d’hégémonie. Il ne s’agit pas d’une simple
succession historique d’hégémonie, mais d’une hégémonie différente
autre, fondée sur l’activation des masses populaires, sur un nouveau lien entre
spontanéité et discipline. La nouvelle hégémonie en devenir est
asymétrique par rapport à l’actuelle ; elle se fonde sur l’effort
effectif pour lutter contre les grandes dualités qui marquent l’hégémonie
« bourgeoise » ou plutôt capitaliste, l’opposition entre ceux qui
savent et ceux qui ne savent pas, les simples et les doctes, entre ceux qui
dirigent l’État et la société civile et ceux qui sont des instruments de
production et des citoyens sujets, non des dirigeants. Tel est l’ensemble
de problèmes que doit poser la philosophie de la praxis en les reliant à
la tâche de formation de nouveaux intellectuels inscrits dans des pratiques de
production de nouveaux appareils d’hégémonie, tel le parti révolutionnaire et
l’État éthique. Ces deux appareils doivent travailler en
inversant tendanciellement ces dualismes, de manière à permettre à la
nouvelle société civile de se faire État. Cette tâche est conditionnée par
la tâche spécifiquement philosophique d’élaborer de nouveaux rapport
sociaux de connaissance, qui pourront structurer une conception du monde en
transformant le sens commun des masses et en produisant un nouveau bon sens
autour des problèmes clés.
Une assurance historique soutient cette entreprise, celle de
l’incapacité de la société moderne à assimiler les masses modernes. La
percée de la révolution léniniste, l’épuisement des démocraties libérales
et l’émergence des fascismes sont autant de signes divers mais convergents
de cette crise. La société capitaliste parvient aux limites de ses
facultés d’asssimilation des masses, et cela en raison du maintien des
dualitésqu’elle n’a pas supprimées, mais déplacées tout en prétendant apporter
la liberté à tous. C’est cela que Croce ne peut voir. Il fait de
l’idéalisme et du libéralisme la « religion de la liberté »
indépassable, susceptible d’intégrer tous ses adversaires passés, présents
et futurs. La philosophie de la praxis transvalue la « religion de la
liberté « crocéenne en « hérésie » qui tend à former de nouveaux
intellectuels à partir des activités humaines, en corrigeant l’une par
l’autre la haute culture dont Marx est la figure de référence et la
« religion populaire » (QC, 10, I, § 13 ; p. 1238), en
donnant au concept de religion le sens laïc de conception du monde investi dans
des conduites conformes.
«Le caractère de la philosophie de la praxis est
spécialement celui d’être une conception de masse, une culture de masse et
d’une masse qui opère de manière unitaire, c’est-à-dire qui a des formes
de conduite non seulement universelles en idée, mais “généralisées” dans la
réalité sociale ». (QC, 10, II, § 31 ; p. 1271). La culture
libérale moderne est en voie de perdre le contact avec les
« simples » pour des raisons liées à sonmode dual de produire, de
faire de la politique, d’organiser la culture. Malgré son autocritique,
elle demeure une culture d’élites qui tend de plus en plus à produire la
neutralisation de l’intelligence des simples. Le problème est crucial pour la
philosophie de la praxis qui joue sa raison d’être sur la réduction
effective de cette coupure. D’une part, elle doit s’élever au niveau de la
haute culture et permettre l’élaboration – entre autres – d’une « une
science de la politique", et, d’autre part, cette science doit à la
fois prendre en compte lesaspirations des simples à modifier leur vie, elle
doit écouter leur parole et favoriser tout ce qui permet à cette parole
d’être prise. Mais cette
parole spontanée charrie des illusions, des confusions qu’il faut
critiquer sans cesse sans perdre le contact avec elle.
La philosophie de la praxis rencontre le vieux problème du
rapport de la sagesse et de la multitude. Elle est menacée
d’éclatement : une élite de dirigeants risque de se charger d’élaborer
pour la masse une vision simplifiée de la réalité et de ses enjeux
en entretenant illusions et confusions ; et elle se fait alors
propagande, philosophie officielle. Elle risque du même coup de perdre la
puissance d’analyser la réalité. Ce risque est surmonté si elle pense le
problème de la formation d’une conscience hégémonique de masse en termes
d’éducation et de rectification. La réforme du sens commun des masses exige à
la fois que l’éducateur comprenne ce que sentent les masses et critique ce
sens commun avec le souci que cette critique puisse être comprise et
subjectivée. Se forme ainsi un sens commun transformé qui intègre des
éléments de la science politique sous une modalité propre. Le savoir en
mouvement de l’ensemble des rapports sociaux inclut toujours les rapports
sociaux de connaissance et se modifie avec la modification de ces derniers
L’éducateur doit en permanence se laisser éduquer lui-même par
l’éduqué pour que la synthèse du sens commun et de sa critique se reforme
dans un cycle inachevable. L’hégémonie est bien affecté d’une dimension
d’éducation permanente.
Un texte un peu long résume ce premier parcours de
constitution de la philosophie de la praxis, c’est lui que nous avons
suivi en parcourant l’axe majeur du Cahier 10,
politique-philosophie-sens commun-politique. « Pour la philosophie de
la praxis, les superstructures sont une réalité […] objective et
opérante ; elle affirme explicitement que les hommes prennent conscience
de leur propre être social sur le terrain des idéologies […] La
philosophie de la praxis elle-même est une superstructure, elle est le
terrain sur lequel des groupes sociaux déterminés prenant conscience de leur
propre être social, de leur propre force, de leurs propres tâches, de leur
propre devenir ». Mais il y a plus : « Seule la philosophie
de la praxis ne tend pas à résoudre pacifiquement les contradictions
existantes dans l’histoire et dans la société ; elle est la théorie même
de ces contradictions […] Elle est l’expression des classes
subalternes qui veulent s’éduquer elles-mêmes à l’art du gouvernement et
qui ont intérêt à connaître toutes les vérités, y compris les plus
désagréables, à éviter les tromperies de la classe supérieure et
encore davantage les leurs propres ». (QC, 10, II, § 41 ; p.
1319-1320).
La philosophie de la
praxis comme traduisibilité des langages scientifiques et comme réforme du
langage du sens commun (sur le Cahier 11)
Nous savons que si l’anti-Croce caractérise
le Cahier 10, le Cahier 11 a pour principal
objet la critique de l’Essai de Sociologie populaire de Boukharine,
symptôme des apories du marxisme de la Troisième Internationale et signe
privilégié de la carence hégémonique de l’État soviétique. A côté de
cette pars destruens, le Cahier contient une
véritable pars construens que, dans une étude fondamentale,
LeonardoPaggi a eu raison d’appeler une « théorie générale de la
philosophie de la praxis » (1977). Cette théoriegénérale ne s’en tient
plus à la théorie de la causalité historique, elle excède la position de la
question de la science et de l’art de la politique. L’ambition théorique est
plus haute ; elle ne se présente pas comme l’élaboration d’une
doctrine embryonnairement systémique des moments des rapports de force.
S’élabore unwork in progress centré sur la dimension langagière de la
praxis et sur la structure logique et dialectique desrapports sociaux de
connaissance en tant que marqués par des contradictions réelles. « Théorie
des contradictions existantes dans l’histoire et la pensée », soit ce que
le marxisme nommait dialectique.
Gramsci donne une sorte de programme en énonçant les
questions décisives dans le paragraphe 26 de ceCahier 11. Citons ce
texte malgré sa longueur. « “Théorie de la philosophie de la praxis”
devrait signifier systématisation logique et cohérente des
concepts philosophiques qui sont connus de manière éparse sous le nom de
philosophie de la praxis (et qui sont très souvent impurs, de dérivation
étrangère et devraient être critiqués). Dans les premiers chapitres on devrait traiter les questions
suivantes : qu’est-ce que la philosophie ? En quel sens une
conception du monde peut-elle s’appeler philosophie ? Comment jusqu’à
maintenant la philosophie a-t-elle été conçue ? La philosophie de la
praxis est-elle une innovation par rapport à cette conception ?
Que signifie une “philosophie spéculative”. La philosophie de la praxis
pourra-t-elle jamais avoir une forme spéculative ? Quels rapports
existent entre les idéologies, les conceptions du monde, les philosophies ?
Quels sont et que doivent être les rapports entre théorie et
pratique ? Ces rapports comment les philosophies traditionnelles
les conçoivent-elles ? Etc., etc. La réponse à ces questions
et à d’autres constitue la “théorie” de la philosophie de la praxis ».
(QC, 11, § 26 ; p. 1451).
C’est la thématisation du pôle de la culture qui impose de
poser le problème de la philosophie de la praxis en des termes logiques,
logico-langagiers, c’est-à-dire comme langage théorique spécifique lié à
la dimension linguistique de la science en général et des sciences
particulières, mais aussi à la réalité du langage du sens commun, à une
langue. La théorie de la science coïncide avec celle du langage. Sur ce
point Gramsci innove par rapport à tous les marxismes de son temps et se
trouve en syntonie avec le tournant linguistique de la philosophie
contemporaine, notamment avec le pragmatisme (il cite Vailati, le
philosophe qui défend le pragmatisme en Italie).
a) Du côté de la science, le paragraphe 33
du Cahier 11 éclaire l’argument et formule la philosophie de la
praxis en l’identifiant comme « science de la dialectique
ou gnoséologie dans laquelle les concepts généraux, de politique,
d’économie se nouent en une unité organique » (QC, 1448). Ce
« traitement systématique de la philosophie de la praxis »
implique un rapport du général et du particulier puisqu’il s’agit de
« développertous les concepts généraux d’une méthodologie de l’histoire et
de la politique, et en outre de l’art, de l’économie, de l’éthique »
et de « trouver dans le lien général la place pour une théorie des
sciences naturelles » sans oublier jamais que ces concepts n’ont de
fonction que s’ils éclairent le particulier et établissent des connexions
productrices de connaissances. Gramsci dans sa conception de la dialectique
se souvient de la prudence de Labriola qui refusait de faire de la
dialectique une science des sciences et mettait en garde contre certaines
orientations indiquées par Engels.
La dialectique est une pratique théorique qui a une fonction
de critique interne des sciences. Elle opère une traduction entre langages
scientifiques en réfléchissant les équivalences entre concepts et
problématiques. Cette fonction de connexion que Gramsci préfère formuler
en recourant au concept linguistique de traduction concerne aussi le rapport
des ces langages aux phases historiques de la civilisation. Ces langages sont
en effet l’« expression des différentes phases de la civilisation pour
autant que ces phases sont des moments de développement les unes à partir
de ces autres et donc s’intègrent réciproquement les une les
autres. » Nous retrouvons le paragraphe 47 du Cahier 11
qui thématise la question des sciences évoquant « la traduisibilité
réciproque des différents langages scientifiques et philosophiques ». Cette
traduisibilité est « un élément “critique” propre à
la philosophie de la praxis (sous un mode organique) et appropriable
seulement demanière partielle par les autres philosophies ». (QC, 1468)
Gramsci traite ainsi la traduction de l’économie politique
de Ricardo effectuée par Marx. II ne s’agit pas d’un métalangage, mais
d’une opération critique qui donne un plus de vie, un supplément de pensée
au texte traduit, le texte ricardien. La critique marxienne permet de
comprendre le dynamisme épocal du système économique moderne et
les possibilités réprimées et cachées de la structure. On devrait pouvoir
soutenir la même thèse pour la traduction de la politique française (le
jacobinisme et sa puissance hégémonique), mais aussi pour la traduction
dans la philosophie classique allemande (notamment hégélienne). Mais Marx
n’a pu effectuer la traduction de ces langages. Lénine en dirigeant et
théorisant phase après phase la révolution bolchevique a initié
cette traduction, mais la révolution a subi un coup d’arrêt. Il reste à
poursuivre en posant cette fois dans toute son ampleur la question du théorique
et du philosophique (QC, 11, § 48).
La philosophie de la praxis n’est pas le langage absolu, le
langage des langages, elle demeure seulement un langage spécifique chargé
de comprendre et de penser la situation historique, d’identifier les
acteurs sociaux, de potentialiser les pratiques de l’économie, de la politique,
de la culture. La constitution d’un nouvel espaced’intertraduisibilité en
lequel se fait et agit la philosophie coïncide avec la constitution d’un
nouvel espace-temps historique, le bloc historique que l’on peut nommer
logico-historique. Le langage traducteur demeure un langage et il doit
affronter le défi de la conjoncture, résoudre le problème ouvert des
traductions nouvelles à effectuer, en montrant ainsi sa capacité
d’universalisation, c’est-à-dire sa disponibilité à produire une culture
supérieure à même d’assimiler le genre humain.
b) C’est du côté du sens commun qu’il est nécessaire de
poser dans toute son ampleur la question du langage sans la séparer de
celle de la langue. Né du besoin de signifier et de communiquer qui
traverse tous les rapports sociaux en leurs divers moments, le langage est
le milieu concret, l’attribut de toute l’historicité humaine définie comme
acte d’autoproduction du monde humain. Le langage est toujours présent
commelangue particulière. Sans le langage en général, sans une langue
particulière, nulle passion, nulle action ne peuvent exister, nul préjugé,
nul jugement ne peuvent se former. Le Cahier 11 se développe selon l’axe-langage-sens
commun-sciences-philosophie. Le paragraphe 44 énonce de manière synthétique
cette inflexion et dissipe sans équivoque l’inscription du langage dans la
superstructure. Le langage est structural. « Une fois posée la philosophie
comme conception du monde, et l’opérativité philosophique […] spécialement
comme lutte culturelle pour transformer la “mentalité” populaire et
diffuser les innovations philosophiques qui se démontreront “historiquement
vraies” dans la mesure où elles deviendront concrètement, c’est-à-dire
historiquement et socialement universelles, la question du langage et des
langues doit être mise “techniquement” au premier plan ». (QC, 1330)
La
philosophie de la praxis ne peut se poser en réforme intellectuelle et
morale du sens commun des masses que si elle reconnait la réalité
plurielle des couches linguistiques de ce sens commun, la force d’unification
dont est porteuse chacune de ces strates linguistiques. Il s’agit
de transformer ces strates en bon sens ouvert sur l’intelligibilité des
moments de la praxis. Cette réforme n’est pas négation
de l’irréductibilité ontologique de ces deux déterminations du sens, sens
commun et bon sens. Les questions politiques sont comme les questions philosophiques
exposées aux limites du langage et elles se déplacent avec elles. La
traduction n’est pas une simple opération particulière permettant de
transporter un langage ou une langue objet dans une langue ou une langue
d’accueil. La traduction est la vie même de la langue et des langages
parce qu’elle ne consiste pas à accueillir une expérience linguistique en
une autre (traduire l’allemand en italien et inversement). Elle permet de
rendre visibles et appropriables les champs de l’activité humaine en découvrant
leur correspondance. C’est par cette conception élargie de la traduction
(Marx traducteur de l’économie politique, Lénine traducteur de la politique
moderne) que se produit un « plus » de sens, un nouveau sens.
La traduction est alors élargie en ce qu’il s’agit de convertir les
découvertes d’une science enune autre. Ce supplément de sens retombe dans le
sens commun selon des modalités propres qu’il faut saisir et critiquer pour
produire un nouveau bon sens.
La philosophie a une fonction thérapeutique des maladies de
la signification qui naissent de la coexistence dans le sens commun de couches
linguistiques plus ou moins archaïques ou modernes, plus ou moins en phase avec
les problèmes imposés par les rapports sociaux. Les rapports sociaux de connaissance sont des rapports
langagiers-linguistiques ; ils expérimentent des distorsions les privant
de l’universalisation du sens qui est celle d’une pratique ouverte aux masses.
La philosophie de la praxis est une thérapeutique à orientation politique.
Elle a pour milieu, objet et enjeu la formation d’un langage capable de
produire et de signifier « l’homme collectif » en traduisant en bon
sens politiquement agissant et historiquement motivé ses expériences
fondamentales.
Un texte
du Cahier 10 (II, § 42) annonçait ce changement d’axe que
réalise le Cahier 11. « De cela, on déduit l’importance qu’a le
“moment culturel” aussi dans l’activité pratique (collective) ;
chaque acte historique ne peut ne pas être accompli par “l’homme
collectif” ; c’est-à-dire présuppose la réalisation d’une “unité
culturelle et sociale” par laquelle une multiplicité de vouloirs
désagrégés, avec une hétérogénéité defins, se soudent ensemble pour une même
fin, sur la base d’une égale et commune conception du monde (générale et
particulière, transitoirement opérante – par voie émotionnelle –
ou permanente, par laquelle la base intellectuelle est
enracinée, assimilée, vécue, de manière à pouvoir devenir passion). Pour
que cela arrive, manifeste l’importance de la question linguistique,
c’est-à-dire la réalisation collective d’un même “climat culturel” ». (QC,
1331).
Le Cahier 11 reprend et développe ces thèses dans
l’étude qui prend la suite des trois séries d’« Appunti »
antérieurs et qui s’intitule de manière significative « Appunti per
una introduzione e un avviamento allo studio della filosofia. 1. Alcuni
punti preliminari di riferimento » (QC, 1374-1396). La traduisibilité
des langages devient l’élément médiateur qui conditionne à son tour la
formation d’une conception du mondeunitaire à laquelle aboutit la philosophie
de la praxis. Une grande culture se manifeste toujours dans une langue
historique nationale capable de traduire les autres langues et les autres
cultures et elle passe par la formation d’une volonté
collective linguistiquement unifiée. Il s’agit de dire simultanément, de
signifier la condition économico-corporative des nouveaux producteurs et
les possibilités de catharsis éthico-politique. « S’il est vrai
que chaque langage contient les éléments d’une conception du monde et
d’une culture, il sera aussi vrai qu’à ; partir du langage de chacun on
peut juger la plus ou moindre complexité de sa conception du monde. Qui
parle seulement le dialecte ou comprend la langue nationale à des degrés
divers participe nécessairement d’une intuition du monde plus ou moins
rsstreinte et provinciale, fossilisée, anachronique par comparaison avec
les grands courants de pensée qui dominent l’histoire mondiale […] Une
grande culture peut se traduire dans la langue d’une autre grande
culture ; c’est-à-dire une langue nationale, historiquement riche et
complexe, elle peut traduire n’importe quelle autre grande culture,
c’est-à-dire être une expression mondiale. Mais un dialecte ne peut faire la
même chose ». (p. 1377)
Pôles, réseau,
détermination, conditionnement
La recherche gramscienne construit ainsi un réseau de
relations ouvertes qui s’opèrent entre les quatre pôles d’un quadrilatère,
les pôles économique, politique, culturel, linguistique. La philosophie de
la praxis implique, en effet, le passage du pôle de la culture à celui de
la langue et du langage, et c’est dans ce passage qu’elle fait apparaître sa
dimension technique (rapport au sens commun, bon sens,
concept, élaboration systématique voire spéculative). Ce moment
linguistico-langagier a une dimension et une portée politique et il
renvoie au pôle éthico-politique. Le bloc historique ne se résume pas à la
relation de catharsis entre l’économico-corporatif et
l’éthico-politique. Le pôle politique fait réseau avec le pôle de la culture au
sens large, avec ses appareils d’hégémonie (école, médias, etc.). Mais la
culture demeure liée à la langue historique et aux divers aspects du
langages (sens commun, bon sens, sciences, dialectique comme « technique »)
de la praxis. La relation de détermination simple, unilinéaire, ne joue
jamais entre les pôles, ni à l’intérieur du réseau qu’ils constituent.
Des relations de conditionnement réciproque lient ces pôles
que l’on peut considérer comme les sommets d’un carré qui sont aussi
reliées par des diagonales internes. Il se trouve seulement que le
mouvement de détermination part du pôle économique, mais ce mouvement ne
serait pas opératoire sans le développement systématique des
mouvements réciproques.
La philosophie de la praxis ne remplace pas les savoirs
propres qui ont pour objet ces pôles et leurs relations, économie
politique, théorie politique, sciences de la culture, linguistique
générale et grammaire historiques. Elle joue plutôt le rôle d’un opérateur
de traduction, de réflexion des rapports de détermination et
de conditionnement. Elle se donne quand cela est possible une conception
ouverte et rectifiable de l’ensemble de ces relations en laquelle elle
s’inscrit, sans se constituer en savoir de surplomb. Elle est traduction,
passage, réflexion de ces passages qui définissent un bloc historique en
devenir. Elle tente de concevoir les contradictions à partir de la
question de l’hégémonie des producteurs et des masses subalternes.
Elle tente de formuler les problèmes théoriques considérés à leur niveau
catégoriel propre en déterminant simultanément leur appartenance au
mouvement de la praxis qui se concentre dans la lutte politique d’hégémonie.
Ainsi ont été remis en chantier les concepts de causalité historique, de
déterminisme, d’action et de subjectivité collectives. La production d’une
nouvelle problématique de l’hégémonie passe par la distinction
des rapports sociaux (économico-corporatif, éthico-politique, rapports
sociaux de connaissance, appareils d’hégémonie). S’est déployé le chemin d’une
invention philosophique qui renouvelle la philosophie en repensant ses
rapports au sens commun qui sent sans penser, au bon sens, au savoir qui
pense sans sentir. La philosophie de la praxis entend à la fois
sentir et penser, unir une profonde réforme technique de la conceptualité
philosophique et une conception du monde, un conformisme de masse
dynamique et universalisateur, assimilateur, conformisme qui est aussi
culture et linguistique. La catégorie linguistico-logique de traduction, de
traduisibilité est l’index de cet effort sans précédent dans le
« marxisme ». Cet effort critico-systématique a une portée pratique
en ce qu’il vise à une juste formulation des problèmes de la lutte politique
hégémonique et individualise de nouveaux instruments théoriques.
Il existe dans les fragments gramsciens de ce work in
progress que sont les Cahiers de la prison une intention,
systémique, plus que systématique au sens spéculatif. Comme l’a vu le
premier un philosophe trop peu connu, Giuseppe Prestipino, la philosophie
de la praxis tisse les liens entre les quatre pôles de l’ensemble
socio-historique que sont l’économie, la politique, la culture, et le langage.
Elle tend à constituer le réseau des relations de détermination, de conditionnement
qui unissent ces pôles et les font exister les uns avec et par les autres.
La philosophie de la praxis n’est pas la théorie d’ensemble du réseau,
elle est une vue partielle et orientée qui assume l’historicité de sa
relation à la force sociale qu’elle crédite d’une puissance de
créationhistorique inédite. Elle recherche les possibilités ouvertes par les
contradictions, à partir de cette vue qui est d’abord la connaissance et
la reconnaissance de la puissance hégémonique qu’elle entend substituer et
dépasser. Le problème de son originalité est celui de la possibilité de
cette création permanente.
En définitive, l’élaboration systématique, la traduction de
la philosophie de la praxis se réalise selon deux mouvements. 1) Tout
d’abord c’est l’effort catégorial de précision des concepts nécessaires à
l’analyse des divers moments de la praxis autour des quatre pôles de
l’économie, de la politique, de la culture, du langage. 2) Ensuite
il s’agit de l’effort de détermination propre de la philosophie considérée
dans toute l’aire de la gnoséologie spécialisée qui envisage la question des
savoirs dans leur rapport au sens commun, à une conception du monde
historiquement justifiée et qui affronte les dissimilitudes des langages
au sein de leur appartenance à une langue historique.
Ces deux
efforts sont immanents l’un à l’autre et sont immergés dans la
même historicité. La traduction est le milieu commun, la forme de
cette opération qui soutient la transition infinie du pâtir à l’agir, du
travail à l’action politique, de celle-ci à la création culturelle, et de
tous ces éléments à la signifiance linguistico-langagière, et inversement.
Pour les masses subalternes que l’expérience de la révolution soviétique
a tirées de la passivité, mais que la construction du nouvel État risque
de passiviser à nouveau, la transition-traduction est celle du sentir au
comprendre. Les nouvelles forces dirigeantes, le parti communiste et les
intellectuels sont exposés à la même obligation, passer d’un comprendre menacé
d’isolement et de stérilité à un comprendre inscrit dans le sentir populaire.
À ce niveau la philosophie de la praxis est une
thérapeutique indissolublement logique et éthico-politique qui pose
toujours la même question : « Est-il préférable de “penser” sans en
avoir la conscience critique, de manière désagrégée et occasionnelle,
c’est-à-dire “participer” à une conception du monde “imposée” mécaniquement par
le milieu extérieur, c’est-à-dire par un de ses nombreux groupes sociaux
dans lesquelschacun est automatiquement enveloppé dès son entrée dans le monde
conscient […], ou bien est-il préférable d’élaborer sa propre conception
du monde consciemment et critiquement, et donc en connexion avec le travail de
son propre cerveau de choisir sa propre sphère d’activité, participer
activement à la production de l’histoire et du monde, être le guide de
soi-même, et non d’accepter passivement et subrepticement de l’extérieur
l’empreinte imposée sur sa propre personnalité ? » (QC, 11,
§ 12 ; p. 1376).
La philosophie de la praxis se forme donc en particulier
dans le « travaglio » des Cahiers 10 et 11 dans la
direction d’une vue systémique, d’un System-Fragment qui nourrit
et redéfinit la dialectique des contradictions en termes de réseau, de pôles et
de moments. On comprend pourquoi Gramsci parle du cercle de la
traduisibilité des langages. Il ne s’agit pas pour lui de proposer à
nouveau la grandiose et indépassablespéculation de Hegel, mais d’en hériter sur
un mode historique et pragmatique tout à la fois, de reformuler la tâche de porter
son temps au concept, en assumant la place des masses subalternes qui pour la
première fois dans l’histoire ont une chance de devenir dirigeantes,
c’est-à-dire créatrices d’une civilisation plus universelle.
Ce
texte constitue le chapitre 4 du livre d’André Tosel, Marxisme du 20e siècle. Paris : Syllepse, 2009. Nous remercions A. Tosel et les éditions Syllepse d’en avoir autorisé
la publication.